La tradition de posséder des images de dévotion remonte au début du christianisme481. On doit toutefois souligner que les premières représentations de ce genre n’impliquaient, au commencement, aucune doctrine précise. Une vraie théorie des images se formule en Orient après la controverse iconoclaste482. Par contre, dans le monde latin elle ne se concrétise qu’avec la scolastique, où l’image religieuse trouve une profonde justification théologique483. Comme le remarque Jean-Claude Schmitt, la conception thomiste de l’image était contemporaine de l’essor des tableaux peints, destinés aux pratiques dévotionnelles des Occidentaux484. Ainsi, la réception du modèle byzantin se mit à jouir d’une grande faveur auprès des sociétés européennes à partir du XIIIe siècle485. Les images auxquelles nous nous intéressons ici particulièrement sont les figurations picturales à mi-corps inspirées des icônes, présentées par Guillaume Durand comme picturae dimidiatae, dont parlent André Chastel et Jean Wirth486 . Il s’agit, dans ce contexte, des images contribuant à l’épanouissement de l’affectivité religieuse exprimée dans les attitudes et comportements des chrétiens, du Moyen Âge central à son crépuscule487. Peut-on alors considérer qu’elles témoignaient de la mentalité d’une époque ? Est-ce possible qu’une attitude émotionnelle envers les effigies censées être authentiques ait conduit à la reconnaissance de la légitimité des images religieuses ?488Mais, quel facteur décide de l’authenticité d’une image ? Quelles sont les origines du modèle formel ? Son apparence renvoie à un travail imaginatif, visionnaire ou bien à la croyance à une intervention directe de l’Être divin ? Enfin, comment se traduit le programme iconographique par rapport au dogmatisme et à l’endoctrinement ?
Pour répondre (au moins partiellement) à ces questions, nous allons nous attarder sur la notion théologico-anthropologique de l’image mariale. Des énoncés dogmatiques, sur lesquels nous revenons, portent sur le statut attribué à la Vierge dans l’Église ; c’est en alléguant la légitimité du culte qui lui est rendu, qu’on justifie l’insertion de ses figurations dans le rituel489. Le recours aux plus anciennes sources écrites permettra de présenter le développement des images dévotionnelles, et ensuite de définir leur fonctionnement dans la société chrétienne490. Il faut cependant prendre en considération qu’on a souvent affaire à des légendes, créées pour assurer les fidèles de la provenance surnaturelle des effigies les plus pieuses491. Notre définition de l’image d’affection par rapport à l’origine, soi-disant suprasensible de sa création, ne devrait que confirmer le phénomène iconique des représentations mariales et christiques dans l’art médiéval492. Signalons à ce propos qu’une véritable théologie de l’image et de la ressemblance divine, du type de celle des Pères orientaux, ne s’implanta jamais dans l’Église latine493. Les Libri carolini démontrent clairement l’hostilité des Occidentaux en ce qui concerne l’acte d’adoration des images494. Mais, ils ne reflètent pas l’attitude de tous les chrétiens d’Occident, comme l’a bien souligné Grabar495. Pour Jean-Claude Schmitt il est cependant paradoxal, que vers l’an 1000 des attitudes cultuelles, similaires à celles des Byzantins, se répandent également dans la dévotion pour les statues-reliquaires en Occident496. Néanmoins, ce n’est qu’au XIIIe siècle que les théoriciens latins établissent des principes qui autorisent la présentification de la divinité par des moyens picturaux, et admettent officiellement l’utilité des images bidimensionnelles dans l’Église 497.
Voir entre autres J. KOLLWITZ, Zur Frühgeschichte der Bildverehrung (dans :) W. Schöne, Das Gottesbild im Abendland, (2e éd.) Witten-Berlin 1959 (Glaube und Forschung, 15) ; GRABAR (1979) 1994, p. 111 ss. ; WIRTH 1989, p. 51 s. ; BELTING 1990, p. 101 ss. ; J.-C. ANDERSON, The Byzantine Panel Portrait before and after Iconoclasme, (dans :) R. Ousterhout, L. Brubaker (éd.), The Sacred Image East and West, Urbana (Il.) 1995, p. 25 ss. ; RINGBOM 1997, p. 11.
Voir entre autres S. BIGHAM, Les chrétiens et les images : les attitudes envers l’art dans l’Église ancienne, Montréal 1992.
Voir E. DE BRUYNE, Études d’esthétique médiévale, Paris 1998 (1ère éd. 1946), vol. I, 72 ss. ; SCHMITT 1987, p. 296 ; BOULNOIS 2008, p. 237 ss. ; WIRTH 2008 (a), Ière partie, p. 23-75.
SCHMITT, op. cit., p. 297.
Ibid.Cf. supra chap. I, § 3.
A. CHASTEL, Le « dictum Horatii : quidlibet audendi potesta » et les artistes (XIII e -XVI e siècle), « Comptes-rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres », 1977, vol. 121, n° 1, p. 31, 35 ; Idem 1988, p. 99 ; J. WIRTH, Les scolastiques et l’image, (dans :) G. Mathieu-Castellani (éd.) La pensée de l’image. Signification et figuration dans le texte et la peinture, Vincennes 1994, p. 23 ; Idem 1999 (a), p. 55 ; Cit. Guilaume Durand évêque de Mende sur les images grecques : Graeci etiam utuntur imaginibus pingentes illas, ut dictur, solum ab ombilico supra, et non inferius, ut omnis stultae cogitationis occasio tollatur (les Grecs connaissent aussi les images : ils ne les représentent, paraît-il, qu’au-dessus du nombril et ne montrent pas la partie inférieure, pour éviter toute occasion de mauvaise pensée), cf. Rationale divinorum officiorum, 1, 1, c, 3, 2, fol. 13r.
Cf. SCHMITT 1987, p. 276.
Voir Le sujet des émotions au Moyen Âge, 2ème rencontre EMMA : Pour une anthropologie historique des émotions au Moyen Âge, programme soutenu par l’ANR, Aix-en-Provence, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, 3-5 mai 2007 ; P. NAGY (éd.), É motions médiévales, Numéro thématique double de la revue „Critique”, 716-717 : 2007 ; D. BOQUET, P. NAGY (éd.), Politiques des émotions au Moyen Âge, Actes du colloque EMMA3, Aix-en-Provence (15-17 mai 2008) en préparation ; D. BOQUET, P. NAGY (éd.), Le sujet des émotions au Moyen Âge, Paris 2009 ; Le colloque international Cultural History of Emotions in Premodernity, du 23 au 26 octobre 2008, Université d’Umeå en Suède.
Voir infra § 1.1.2.
Voir infra § 1.2 et § 2.
Voir infra § 1.2.2.
Voir infra § 1.2.3.
Voir infra § 3.
SCHMITT 1987, p. 271-301 ; BIGHAM 1992, p. 86 ; WIRTH 1999 (a), p. 31 ss. ; T. LENAIN, D. LORIES (éd.), Esthétique et philosophie de l’art. Repères historiques et thématiques, (L’atelier d’esthétique), Bruxelles 2002, p. 51 ; A. DERVILLE, Quarante générations de Français face au sacré : essai d’histoire religieuse de la France, 500-1500, Villeneuve-d’Ascq 2006, p. 124 ; BOULNOIS 2008, p. 206 ss. ; NOBLE 2009, p. 158 ss.
GRABAR (1979) 1994, p. 164.
SCHMITT, op. cit., p. 287.
Voir supra note n° 444.