L’opposition des premiers chrétiens envers les images a été admise par la plupart des chercheurs (tant en histoire de l’art que dans l’histoire de l’Église) comme un fait établi505. Afin de décrire cette hostilité envers l’art figuratif, Stéphane Bigham distingue deux mots : aniconie et iconophobie
506. Le terme aniconique qui sous-entend l’absence de représentations se rapporterait, dans ce contexte, à l’attitude du christianisme primitif507 ; tandis que l’iconophobe, c’est-à-dire celui quiconteste l’usage des images cultuelles, ou bien celui qui les détruit saisi de peur à cause de leur interdiction par la religion, s’applique surtout aux idées postérieures de l’icono-
clasme
508. Rappelons ici que l’essor des images fut longtemps freiné dans l’Église en raison de ce que l’on lisait dans l’Ancien Testament509. Gabrielle Sed-Rajna souligne que le deuxième des dix commandements était lui-même à l’origine des mouvements iconophobes, qui eurent lieu dans l’histoire religieuse du Proche-Orient, de Byzance et de l’Occident ; Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles,
et tu ne
les serviras point [Ex 20, 4-5]510. Et, il serait aisé de multiplier ici d’autres prescriptions bibliques touchant le culte et la présence des images511. Un autre interdit sur toute représentation de la puissance animiste fut, par exemple, énoncé dans le Deutéronome : Prenez bien garde à vous-mêmes (…) de peur que vous ne vous corrompiez et que vous ne vous fassiez une idole, une image de quelque colosse, une figure de mâle ou de femelle, une figure de quelque bête qui est sur la terre, une figure de quelque oiseau ailé qui vole dans les cieux, une figure quelque reptile sur le sol, une figure de quelque poisson qui est dans les eaux au-dessous de la terre !
Et de peur que, quand tu lèves les yeux vers les cieux, quand tu vois le soleil, la lune, les étoiles, toute l’armée des cieux, tu ne sois entrainé, tu ne te prosternes devant eux et tu ne les serves [Dt 4, 15-18]512
.
C’est pourquoi le christianisme, qui dérive du monothéisme juif, mit l’accent au cours de l’époque paléochrétienne sur le fait que Dieu est invisible à l’homme et prohiba les images de ressemblance humaine513. Des chercheurs ont toutefois montré que l’interdit vétérotestamentaire sur la création des images n’avait pas réussi à imposer une tradition totalement aniconique de la chrétienté dès le commencement514.
Il est dorénavant acquis que les images cultuelles étaient connues dans le christianisme dès la basse Antiquité515. Or, cette hostilité des chrétiens à l’égard des représentations aurait relevé d’une crainte d’observer des pratiques idolâtriques, à l’instar de ce qui se passait chez les païens (cf. la critique de Tertulliendans le De idolatria)516. Il n’est donc pas étonnant que la prédication des Apôtres ait joué un rôle influent dans la négation des images. Dans la lettre aux Romains, saint Paul reproche aux gentils d’échanger la gloire de Dieu immortel (incorruptible) contre les images de l’homme mortel [Rm 1, 23]517. Néanmoins, cette critique se rapportait, selon Philippe-Alain Michaud, aux images taillées, et non aux représentations bidimensionnelles qui commencent à se répandre à partir du IVe siècle518.
La sensibilité religieuse se modifia au cours des siècles suivants, d’autres passages de saint Paul et des Épîtres furent cités ou paraphrasés par des théoriciens médiévaux, mais cette fois-ci pour justifier l’art figuratif ; en effet, les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’œil, depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages ; Deus enim illis manifestavit invisibilia enim ipsius a creatura mundi, per ea quae facta sunt intellecta conspiciuntur [Rm 1, 19-20 selon la Vulgate]519. En réalité, la réflexion chrétienne sur le statut des images s’inscrivit pour bien longtemps dans le débat à propos des rapports entre l’image, elle-même, et l’Écriture520 ; la controverse sur la présentification de l’Invisible engendra de nombreuses polémiques et des attitudes divergentes521.
Cf. entre autres W. LOWRIE, Art in the Early Church, New York 1947, p. 11 ; M. GOUGH, The Origins of Christian Art, London 1973, p. 24 ; J. COTTIN, Jésus-Christ en écriture d’images : premières représentations chrétiennes, Genève 1990, p. 13 ; MENOZZI 1991, p. 14 s. ; BIGHAM 1992, p. 7 ; J. DANIÉLOU, Les symboles chrétiens, Paris 1997, passim ; P. BRIEL, Regards sur 2000 ans de christianisme, Saint-Maurice 2000, p. 64 ; J.-M. VERCRUYSSE, Voir le diable derrière l’idole à l’époque partistique, (dans :) R. Dekoninck, M. Watthee-Delmott (éd.), L’idole dans l’imaginaire occidental, Actes du colloque international organisé en avril 2003 par le Centre de recherches sur l’imaginaire de l’Université catholique de Louvain, Paris-Budapest-Torino 2005, p. 127.
BIGHAM, loc. cit.
Ibid.
Voir infra § 1.3.1. Cf. WIRTH 1989, p. 136 ; B. DUBORGEL, L’icône, art et pensée de l’invisible, Saint-Etienne 1991, p. 24 ss. ; A. BESANÇON, L’image interdite : une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Paris 1994, passim ;Dupeux, Jezler, Wirth 2001, passim ; M.-F. AUZÉPY, L’icono-
clasme, Paris 2006, passim.
W. TATARKIEWICZ, Historia estetyki, vol. II, Estetyka średniowiecza, (éd. IV), Warszawa 1988, p. 16 ; LENAIN, LORIES 2002, p. 46 ; C. WESTERMANN, Théologie de l’Ancien Testament, Genève 2002, p. 187, 234, 238-240.
G. SED-RAJNA, L’argument de l’iconophobie juive, (dans :) Boespflug, Lossky 1987, p. 81. Cit. d’après La Sainte Bible, (par L. Segond), Paris 1948. Cf. aussi MENOZZI 1991, p. 13 ; DUBORGEL, loc. cit. ; LENAIN, LORIES, loc. cit.
Voir Ex 20, 23 ; 34, 17 ; Lev. 26, 1 ; Dt 4, 15-24 ; 5, 8-9 ; 27, 15. TATARKIEWICZ, loc. cit. ; DUBORGEL, loc. cit. ;M. QUENOT, De l’icone au festin nuptial : image, parole et chair de Dieu, Saint-Maurice 1999, p. 26 ss. ; LENAIN, LORIES, loc. cit. ; Cf. aussi BOULNOIS, op. cit., p. 133 ss.
Deutéronome, IV, 15 sq., trad. E. Dhorme, La Bible. Ancien Testament, Paris 1956, p. 523 ; Voir note supra ; Cit. par G. VON RAD, Theologie des Alten Testaments, München 1966, vol. I, p. 230 ; Ch. DOHMEN, Das Bilderverbot. Seine Entstehung und seine Entwicklung im Alten Testament, Frankfurt a M., 1987, passim ; MENOZZI, loc. cit. ; ANGENENDT 1997, p. 371.
Cf. DUMEIGE 1977, p. 17 ss.
W. SESTON, L’église et le baptistère de Doura-Europos, „Annales de l’École des hautes études de Gand”, Gand 1937 ; Ch. MURRY, Le problème de l’iconophobie et les premiers siècles chrétiens, (dans :) Boespflug, Lossky 1987, p. 46 ; Cf. MENOZZI, op. cit., p. 13 s. ; F. SCORZA BARCELLONA, Le origini, (dans :) Storia della santitá nel cristianismo occidentale, études réunies d’A. Benvenuti, S. Boesch Gajano, S. Ditchfield, R. Rusconi, F. Scorza Barcellona, G. Zazzi, Roma 2005, p. 75.
En dernier lieu, voir BIGHAM 1992, p. 153 s. ; WIRTH 2001, p. 28.
A. GELIN, Idoles, Idolâtrie, et J.-B. FREY, Images (dans :) L. Pirot, A. Robert, Dictionnaire de la Bible, vol. IV, 1949, p. 169 s. et 199 s. ; Minucius Felix, Octavius, (éd. et trad. fr.) J. Beaujeau, Paris 1964, p. 38-39, 54-55 ; P. FINNEY, Antecedents of Byzantine Iconoclasm : Christian Evidence Before Constantine, (dans :) J. Gutmann, The Images and the Word, Missoula 1977, p. 27-47 ; TATARKIEWICZ, op. cit., p. 26 ; WIRTH 1989, p. 50 s. ; M. FÉRDOU, Christianisme et religions païennes dans le Contre Celse d’Origène, Paris 1989, p. 299 ss., 581; MENOZZI, loc. cit. ; BIGHAM, op. cit., p. 85 s. ;LENAIN, LORIES, op. cit., p. 47 ; SCORZA BARCELLONA, op. cit., p. 75 ss.
F. VOUGA, Une théologie du Nouveau Testament, Genève 2001, p. 110 s.
P.-A. MICHAUD, Le peuple des images. Essai d’anthropologie figurative, Paris 2002, p. 7 ss.
Y. CHRISTE, Les Grands Portails romans. Études sur l’iconologie des théophaines romanes, Genève 1969, p. 51 ; P. NELLAS, Théologie de l’image, „Contacts”, 84 : 1978, p. 255, cit. Col 1, 12-16 ; Y. CHRISTE, L’émergence d’une théorie de l’image dans le prolongement de Rm 1, 20 du IX e au XII e siècle en Occident, (dans :) Boespflug, Lossky 1987, p. 304 ss. ; WIRTH, op. cit., p. 85 ; F.-J. LEENHARDT, L’épitre de Saint Paul aux Romains, Genève 1995, p. 37 s., 40 ss.
En dernier lieu, voir BOULNOIS 2008, p. 55 ss.
Cf. G. FLOROVSKY, Origien, Eusebius and the Iconoclastic Controvers, „Church History”, 19 : 1950, p. 77-96 ; N.-H. BAYNES, The Icons before Iconoclasm, (dans :) Byzantine Studies and Other Essais, Londres 1955, p. 226-239 ; S. GERO, The True Image of Christ : Eusebius’ Letter to Constantina Reconsidered, „The Journal of Theological Studies”, 32 : 1981, p. 460-470 ; H.-G. THÜMMEL, Eusebios’ Brief an Kaiserin Konstantina, „Klio”, 66 : 1984, p. 210-222 ; P.-Th. CAMELOT, Jean de Damas, défenseur des saintes images, „La Vie Spirituelle”, 140 : 1986, p. 638-651 ; T. STERNBERG, Vertrauter und leichter ist der Blick auf das Bild. Westliche Theologen des 4. bis 6. Jahrhunderts zur Bilderfrage, (dans :) Ch. Dohmen, T. Sternberg (éd.), ... kein Bildnis machen, Würzburg 1987 ; MENOZZI, op. cit., p. 69-116.