1.2.2. L’origine légendaire de l’image mariale

La Vierge à l’Enfant, ladite Hodighitria, était l’une des principales représentations vénérées par les chrétiens des Églises grecque et latine. A partir de la fin du VIe siècle, ce type pictural se répandait de Jérusalem à Rome en raison du caractère miraculeux qu’on lui attribuait. Selon une certaine tradition, le portrait marial avait été peint par l’évangéliste Luc ; c’est pourquoi le saint jouit depuis des siècles d’un statut particulier en tant que premier peintre de la Vierge568. On croyait qu’elle avait posé pour lui de son vivant, donc que son image datait vraiment de l’époque apostolique. Une des plus importantes sources historiques, qui désignait saint Luc comme le peintre de la Vierge et du Christ, provient d’André de Crète569. Dans un texte de la première moitié du VIIIe siècle, l’auteur présenta l’histoire de l’évangéliste – peintre, suivie d’autres légendes des images achéiropoïètesd’Édesse et de Lydda570. Il y avait introduit, ce que reconnaît en dernier lieu Bacci, une description du Christ attribuée (par erreur) à l’historien juif Flavius Joseph (gr. Ἰώσηπος / Iốsêpos)571. Attardons-nous quelque peu à un extrait dudit texte portant sur le rôle de l’évangéliste Luc dans la création des images saintes, interprété par Dobschütz : Tous les contemporains de l’évangéliste et apôtre Luc disaient qu’il avait peint de ses mains propres aussi bien le Christ incarné, que sa Mère très pure, et on dit que leurs images sont particulièrement honorées à Rome et exposées à la vénération à Jérusalem (…) 572.

Il semble qu’un tel rôle accordé à saint Luc soit dû aux qualités descriptives de son évangile, qui donne beaucoup de place à l’enfance du Christ. Par conséquent, c’est lui qui parle le plus longuement de la Vierge573. Un siècle après André de Crète, les Pères d’Orient justifiaient ainsi le culte de la représentation mariale : l’évangéliste Luc ayant vu la Vierge avait peint son effigie sainte sur un tableau et la laissa comme un miroir pour l’avenir ; ensuite, la Vierge aurait dit : ma grâce et ma force sont avec cette image 574. Cela donnait, en effet, une raison de plus pour l’introduire dans les pratiques dévotionnelles de l’Église. Cette transmission légendaire, confirmant l’origine de l’effigie picturale de la Vierge, s’inscrivit de manière durable dans le monde chrétien. On pourrait citer plusieurs peintures médiévales (sans parler ici de représentations modernes), orientales ou bien européennes, insistant sur cette tradition des portraits mariaux et sur la réputation dont jouissait saint Luc comme peintre et initiateur des images de dévotion (fig. 36, 38-43).

Néanmoins, Bacci est dernièrement revenu sur l’importance d’une autre légende, apparemment plus ancienne575, liée à la description de l’Épiphanie provenant d’un texte apocryphe syrien du VIe siècle qu’était Narratio de rebus Persicis 576 . Le texte est intéressant, car il raconte à la première personne du pluriel une histoire imaginaire des Rois Mages en route vers Bethléem, aux temps de la cité antique du roi Cyrus le Grand. Selon la légende, avant de quitter Bethléem, les trois Mages avaient ordonné à un jeune peintre d’exécuter le portrait de la Vierge à l’Enfant, qui serait la première image chrétienne introduite dans le temple principal de la capitale perse577. Cet épisode du peintre au service des Rois Mages peignant la Vierge, est réitéré dans une miniature du manuscrit du Codex Τάφου 14 du XIe siècle conservé à la Bibliothèque du Patriarcat grec de Jérusalem (fig. 37)578.

Il s’avère pourtant que c’est la légende de saint Luc peintre, qui était la plus répandue. Elle servait, en réalité, d’argument qui permettait d’affirmer l’existence du portrait marial authentique. Révérée autant qu’une achéiropoïète, parce que l’inter-
vention de l’artiste aurait eu lieu avec l’appui de Dieu,cette représentation est devenue le prototype des images de piété mariales. Et malgré l’affirmation de saint Augustin, comme l’a bien remarqué Daniel Menozzi, que nous n’avons pas connu le visage de la Vierge – neque novimus faciem Virginis Mariae (dans le De Trinitate VIII, 6,7) –, cette formule iconographique jouissait de la faveur des iconodoules579. Elle n’était pas un objet de controverses car, comme le suggère Belting, on y impliquait la volonté du ciel et du modèle lui-même580. C’est la raison pour laquelle ce type d’image mariale s’incarnait dans d’autres figurations créées de manière soi-disant supranaturelle.

Outre la Vierge à l’Enfant, existent d’autres portraits qui représentent la Vierge toute seule, dans une attitude de prière (fig. 8-12). Ils étaient également considérés comme inspirés des images-prototypes peintes par saint Luc, et donc on les estimait originels. Les portraits mariauxsemblent finalement faire référence à trois principaux épisodes évangéliques, où se manifestent les figures emblématiques de la Vierge de la Révélation, de la Vierge Avocate et de la Vierge Médiatrice. Il s’agit d’abord, dans ce contexte, de l’image de la Vierge de l’Annonciation inspirée de la description de cette scènechez saint Luc et illustrée dans des miniatures anciennes par une représentation du saint peignant, ou bien écrivant avec le portrait marial posé sur un chevalet à ses côtés (fig. 41-43). Ensuite, nous avons les Vierges à l’Enfant de type Hodighitria qui sont censées visualiser l’Incarnation de Dieu581. Enfin, l’image de la Vierge intercédant, supposée appartenir au groupe Déisis, témoignerait de sa médiation perpétuelle auprès du Sauveur582. En bref, ces trois modèles picturaux étaient particulièrement vénérés en raison de la croyance en leur authenticité, et par conséquent en leur capacité d’opérer des miracles.

Notes
568.

DOBSCHÜTZ 1899, p. 28 ; H. MARTIN, St-Luc, Paris 1927 ; D. KLEIN, St. Lukas als Maler der Maria. Ikonographie der Lukas-Madonna, Berlin 1933 ; C. HENZE, Lukas des Muttergottesmaler, Louvain 1948 ; G.-A. WELLEN, Theotokos. Eine ikonographishe Abhandlung über das Gottesmutterbild in frühchristlicher Zeit, Utrecht et Anvers 1961 ; G. KRAUT, Lukas malt die Madonna, Worms 1986 ; J. OWERS SCHAEFER, Saint Luke as painter : from saint to artisan to artist, (dans :) Artistes, Artisans et production artistique au Moyen Âge, Colloque international, Centre National de la Recherche Scientifique Université de Renne II-Haute Bretagne, 2-6 mai 1983, Paris 1986, vol. I, Les Hommes, p. 413 ss. ; BELTING, loc. cit. ; D. ALEXANDRE-BIDON, La transfiguration de saint Luc à travers l’iconographie médiévale : du scribe évangéliste au peintre de chevalet, (dans :) D. Buschinger (éd.), Figures de l’écrivain au Moyen Âge,Göppingen 1991, p. 7-23 ; J.-L. KOERNER, The moment of self-portraiture in German Renaissance art, University of Chicago Press 1993, p. 115 ; BACCI 1998, passim ; Id., Withe the Paintbrush of the Evangelist Luc, (dans :) Vassilaki 2000, p. 79-89 ; Ch. BALTOYANNI, The Mother of God in Portable Icons, (dans :) Ibid., p. 139 ss.

569.

Voir entre autres A. MILOCHAU, La Vierge de Saint Luc à Sainte-Marie Majeure, Paris 1862, p. 22 ; J.-E. DARRAS, Histoire générale de l’Église depuis la création jusqu’à nos jous, Paris 1865, t. VI, p. 35 ; M.-F. AUZÉPY, La carrière d’André de Crète, „Byzantinische Zeitschrift”, 88 : 1995, p. 7 ; Eadem, L’Hagiographie et l’Iconoclasme Byzantin : le cas de la Vie d’Étienne le jeune, Aldershot 1999, p. 128 ; BACCI 1998, p. 91 ; Idem 2000, p. 80, note n° 8 ; J.-M. SANSTERRE, L’autorité́ du passé dans les sociétés médiévales, Rome 2004, p. 85.

570.

BACCI, loc. cit. Voir infra chap. III, § 2.

571.

DOBSCHÜTZ 1899, p. 185*-186* ; Cit. par BACCI, loc. cit.

572.

DOBSCHÜTZ, loc. cit. ; BACCI, loc. cit.

573.

DOBSCHÜTZ, op. cit., p. 28 ; BACCI, op. cit., p. 92 ;M.-C. ROPARS-WUILLEUMIER, L’idée d’image, Paris 1995, p. 12 ; PELIKÁN 1996, p. 11 s. ; Voir aussi D. MARGUERAT, Luc, un portrait d’auteur, „Dossiers d’Archéologie”, 279 : 2002, p. 4-11.

574.

L. OUSPENSKY, Théologie de l’icône dans l’ É glise orthodoxe, Paris 1980, p. 39 ; K. SCHREINER, Maria : Jungfrau, Mutter, Herrscherin, München-Wien 1994, p. 259 ; BACCI, op. cit., p. 91-92, note n° 169.

575.

Voir « Théodore le Lecteur » supra § 1.2.1.

576.

BACCI, op. cit., p. 89 s., note n° 165 ; Idem 2000, p. 79, note n° 4.

577.

Ibid. Voir également U. MONNERET DE VILLARD, Le leggende orientali sui Magi evangelici, Città del Vaticano 1952, p. 107-111 ; F. SCORZA BARCELLONA, Narrtio de rebus Persicis, (dans :) Dizionario patristico e di antichità cristiane, Genève 1983, vol. II, col. 2340-2342 ; ANGE-
NENDT 1997, p. 371.

578.

Cit. par DOBSCHÜTZ 1899, p. 143, note n° 2 ; MONNERET DE VILLARD, loc. cit. ; G. GA-
LAVARIS, The Illustrations of the Liturgical Homilies of Gregory Nazianzenus, Princeton 1969, p. 222 s. ; K. WEITZMANN, (dans :) Mélange M. Mansel, Ankara 1974, p. 397 s. ; BELTING 1998, p. 77 ; BACCI 1998 (a), p. 90, note n° 166.

579.

MENOZZI, op. cit., p. 16.

580.

BELTING, loc. cit.

581.

Chap. Ier, § 2.2.a).

582.

Chap. Ier, § 2.2.b).