1.3.1. La perception néo-platonicienne de l’image archétypique

Le renouveau de la théorie des images en Occident, au cours du Moyen Âge central, dérive du néo-platonisme chrétien propagé autrefois par le Pseudo-Denys l’Aréopagite, fondateur de la théologie mystique659. A l’appui de son raisonnement, l’œuvre cosmique de tout l’univers visible rend manifeste les mystères invisibles de Dieu 660 . Cette doctrine diffusée dans les ouvrages : la Hiérarchie céleste, la Hiérarchie terrestre, les Noms divins 661 joua, d’après Jean-Claude Schmitt, un rôle primordial dans la formulation de la théologie de l’image orientale sous forme d’icône662. Ainsi se serait imposée la conception de l’émanation de la divinité à travers toute la création. En ce sens, une ressemblance de l’image à son prototype confirmerait sa fonction médiatrice entre l’homme et Dieu. Par conséquent, comme le remarque André Grabar, l’icône assurait la présence irrationnelle du personnage figuré, avec lequel elle partageait son essence surnaturelle663. Il s’agit d’une représentation in absentia visualisée par des moyens picturaux, dont nous avons parlé précédemment664.

Reprenons par suite la définition formulée respectivement par Marie-Claire Ropars-Wuilleumier et par Hans Belting, selon laquelle la notion de présence et d’absence sont inextricablement mêlées dans une image665 ; il s’agit de l’image présente et invisible, et ensuite de la présence imaginaire d’image absente. Alors, l’image est présente à travers son médium (autrement, on ne pourrait pas le voir), cependant elle renvoie immédiatement à une absence, dont elle est l’image – constate Belting666 . Dans cette optique, les images de la Vierge et du Christ continuent à exister, car par leur forme matérielle elles conservent leur place dans le présent de ceux qui les contemplent667.

Cependant, on ne peut parler d’une véritable théorie de l’image chrétienne qu’après la querelle iconoclaste. C’est à l’issue de l’iconoclasme byzantin que la définition du statut des représentations figuratives a pris, au sein de l’Église tout entière, une forme radicale. La controverse théologique, ayant abouti à la victoire des iconophiles, apporta un nouveau support intellectuel à la production des peintures religieuses668. Ainsi, la théorie néo-platonicienne servait à réaffirmer la légitimité de la confection des images (icônes) et de leur culte. Comme l’avait écrit Jean Damascène dans son apologie des images comprise dans le De fide ortodoxa : l’honneur rendu à l’image parvient au prototype – translatio ad prototypum – et celui qui vénère une image vénère la personne qui y est représentée 669 . Cette formule reprise d’après saint Basile670, et transposée ensuite dans ledit texte ne sera adoptée chez les Occidentaux qu’au XIIIe siècle, dans la théorie d’Albert le Grand671 . Les arguments essentiels pour la visualisation du sacré proviendraient donc de l’Orient, des discours théoriques de Jean Damascène et Théodore Studite672.

Après l’iconoclasme, on observe un fort développement de diverses créations à caractère religieux. L’art devient indissociable de la théologie, mais de façon différente dans le monde grec et en Occident. Les Pères orientaux formalisèrent une théorie, en vertu de laquelle l’icône serait considérée comme un objet de culte. C’est pourquoi, il fallait rester conforme au programme doctrinal précisant l’exactitude de la transposition picturale. Dans ce contexte, apparaît un vocabulaire esthétique au service du sacré673. La légitimité des images en Orient repose principalement sur la manifestation théophanique, évoquée dans de nombreux textes scripturaires674. Par la suite, toute image du Christ, de la Vierge et des saints comporta une énergie divine et à ce titre elle impliqua l’adoration. En revanche, cette question d’adorare des images suscita une polémique dans l’Église latine, sur laquelle nous allons revenir675.

Or, Daniel Menozzi souligne que la mission dévotionnelle des images orientales se réfère à leurs trois principales fonctions676. Une icône possède d’abord une fonction théologique en tant que continuité de la Révélation ; ensuite une fonction liturgique, comme lieu de rencontre du divin ; enfin une fonction sacramentelle, manifestant la présence de l’Entité divine dans le monde. De plus, la relation somatique avec une image matérielle (icône) présupposerait théoriquement le contact pneumatique avec le surnaturel, grâce à la présence de l’Esprit Saint. Une telle théologie des peintures religieuses n’avait pourtant jamais existé en Occident. L’art plastique y servait, surtout, de décor et d’instrument d’instruction des illettrés677.

Néanmoins, la définition de l’image présentée par Grégoire le Grand, qui demeura en vigueur au cours du Moyen Âge comme laicorum litteratura, repose elle aussi sur la doctrine des Pères orientaux678. Certains textes des théologiens grecs évoquent la question du parallèle établi entre Parole et image ; ainsi, sur l’analogie de la fonction descriptive de celles-ci, se fonde la justification de l’usage des représentations à des fins catéchétiques et de leur utilité dans l’initiation religieuse des simples679. De ce point de vue, l’image n’est définie qu’en relation avec l’Écriture sainte, comme instrument de la prédication680.

Il existe pourtant dans les deux Église des images de piété exceptionnelles, dont la valeur dépasse infiniment toute appréciation matérielle, leur caractère miraculeux les situe dans le groupe des effigies les plus précieuses681. Les histoires merveilleuses et les légendes qui les concernent stimulent leur vénération en Occident avec le mysticisme, l’apparition des ordres mendiants et le développement de la dévotion privée à la fin du XIIe et surtout au XIIIe siècle.

Notes
659.

SCHMITT 1987, p. 291.

660.

Lettres, IX, § 2, 1108b, (dans :) Œuvres complètes, trad. M. de Candillac, Paris 1943, p. 354 ; LENAIN, LORIES, op. cit., p. 39 ; RINGGENBERG, op. cit. ; Denys l’Aéropagite, Le livre de la théologie mystique, trad. L. Chardon, Paris 2002 ; Y. DE ANIDA, Denys l’Aréopagite : tradition et métamorphoses, Paris 2006, p. 37 ss.

661.

Voir (dans :) Patrimoine littéraire, trad. B. Coulie, 1992, vol. I, p. 397.

662.

SCHMITT, loc. cit.

663.

GRABAR (1979) 1994, p. 260.

664.

Voir supra § 1.1.2.A.

665.

ROPARS-WUILLEUMIER 1995, p. 9 ; H. BELTING, Pour une anthropologie des images, Paris 2004, p. 43.

666.

BELTING, loc. cit.

667.

Ibid.

668.

Cf. A. GRABAR, L’iconoclasme byzantin. Dossier archéologique, Paris, Collège de France 1957 ; H.-G. BECK, Kirche und theologische Literatur im byzantinischen Reich, Munich 1959 ; G. OSTROGORSKY, Storia dell’Impero bizantino, Turin 1969 ; S. GERO, Notes on Byzantine Iconoclasm in the Eight Century, „Byzantion”, 44 : 1974, p. 23-42 ; J. HERRN, A. BRYER, Iconoclasm, Papers given at the Ninth Spring Symposium of Byzantine Studies, University of Birmingham, March 1975, Centre for Byzantine Studies, Birmingham 1977 ; A. NADAUD, L’iconoclaste : la querelle des images, Byzance 725-843, Paris 1989 ; WIRTH 1989, p. 136 ; MENOZZI, op. cit., p. 95 ss. ; DUBORGEL, op. cit., p. 19 ss. ; A. BESANÇON, L’image interdite : une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Paris 1994 ; G. PASSARELLI, L’iconoclasme. Histoire et théologie, (dans :) Velmans 2002 (c), p. 21 et ss. ; FUCHS 2005, p. 41 ss.

669.

Voir Jean Damascène, De fide orthodoxa, IV, 16, (dans :) Migne, PG, 94, col. 1170 ;J.-D. MANSI, Sacrarum conciliorum nova et amplissima collectio, XII, Florence 1767, coll. 378 et ss. ; RINGBOM 1997, p. 9, cit. note n° 4 ; BOULNOIS 2008, p. 204, 278.

670.

St Basile, De Spiritu Sancto, 18, 45, (dans :) PG, 32, 149 C ; R. CEILLIER, Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques, Paris 1862, p. 75 ;DUMEIGE 1978, p. 120 ; E. SENDLER, L’icône, image de l’invisible : éléments de théologie, esthétique et technique, Paris 1981 , p. 48 ; P. QUÉAU, Metaxu : théorie de l’art intermédiaire, Seyssel 1989, p. 286 ; DUBORGEL 1991, p. 34 ;BIGHAM 1992, p. 166 ; R. FAVREAU, Épigraphie médiévale, (4e éd.) Turnhout 1997, p. 278 ; DE BRUYNE (1946) 1998, vol. I, p. 267 ; LENAIN, LORIES, op. cit.,p. 50 ; BOULNOIS, loc. cit.

671.

A. DE LIBERA, Albert le Grand et la philosophie, Paris 1990, p. 34, 133-134 ; WIRTH 1999 (a), p. 41, note n° 47 cit. Albert le Grand, In Sententias, 1.3, dist. 9A, a. 4, p. 174.

672.

Ch. VON SCHÖNBORN, L’icône du Christ. Fondement théologique, Paris 1986 (4e éd. 2003) ; Saint Théodore du Stoudion, L’image incarnée : trois controverses contre les adversaires des saintes images, intro. A. Jevtitch, trad. J.-L. Palierne, Lausanne 1999, p. 76 s. ; WIRTH, op. cit, p. 34 s. ; SINDING-LARSEN, loc. cit. ; SERS 2002, p. 40-41, note n° 55 ; Saint Jean Damascène, Contre ceux qui rejettent les images, (dans :) Migne, PG, 94, col. 1239 ; Saint Théodore Studite, Première réfutation, chapitre X, (dans :) Migne, PG, 99, col. 340 D, 99, 1537 D pour défendre les images du Christ.

673.

RINGGENBERG, op. cit., p. 15.

674.

GRABAR (1979) 1994, p. 259 ss.

675.

SCHMITT 1987, p. 278 ss. ; WIRTH, op. cit., p. 30 ss. ; BOULNOIS, op. cit., p. 233.

676.

MENOZZI, op. cit., p. 21.

677.

Voir infra, § 3.

678.

Cf. H. WENZEL, Hören und sehen. Schrift und Bild. Kultur und Gedächtnis im Mittelalter, München 1995, p. 459 s.

679.

G. LANGE, Bild und Wort. Die katechetischen Funktionen des Bildes in der griechischen Theologie, Würzburg 1968 ; MENOZZI, op. cit., p. 18-22, 25, 73 et ss.

680.

Ibid.

681.

Cf. supra § 1.2.3, ensuite chap. III, § 2.