1.3.2. Récits fabuleux à propos des images miraculeuses

Il semble qu’à l’époque ancienne, c’est-à-dire durant le premier millénaire, les récits miraculaires qui glorifiaient la Vierge étaient relativement rares en Occident en comparaison avec leur popularité dans le monde byzantin, ce que remarque notamment Guy Philippart682. Ce fait serait vraisemblablement lié à l’absence de reliques corporelles mariales683 ; car des reliques de saints étaient un élément important, pour qu’une action prodigieuse s’opère aux yeux des croyants. La raison en est qu’à partir du Xe siècle on voit se répandre, dans les sociétés occidentales, le phénomène du miracle iconique684 ; il est question des images dites miraculeuses qui auraient une fonction compensatoire à défaut de reliques685. En revanche, la littérature mariale propagée en langue vernaculaire, dès la seconde moitié du XIIe siècle, était spécialement connue pour d’innombrables récits révélant l’omniprésence et la toute puissance de la Vierge686. Il est notoire qu’un corpus de textes inventoriés par Pierre Kunstmann recense environ 2000 miracles687. Des récits miraculaires, dont l’origine vient dans bien des cas de l’Orient, mettaient souvent en scène, constate François-Jérôme Beaussart, des figurations mariales – statues ou icônes – dotées d’un pouvoir surnaturel 688 (voir fig. 51). Les premiers textes de ce genre datent en effet du VIe siècle ; prenons pour exemple le Liber miraculorum deGrégoire de Tours, dans lequel l’auteur présente six légendes mariales d’Orient689. Les narrations de miracles dans divers sanctuaires se multiplient dès le XIe siècle, pour se répandre ensuite dans l’abondante littérature du Moyen Âge central690. Et comme le constate Gérard Gros, le portrait de la Vierge, au sens visuel du terme, ne déserte pas tout à fait la poésie religieuse médiévale 691 .

L’intervention de la Sainte Vierge, présentée dans ces récits, s’effectuait donc par l’intermédiaire des reliques secondaires692, ou bien d’une image censée opérer des miracles. Ringbom rappelle, à son tour, que l’origine des récits fabuleux au sujet des effigies saintes remonte au début du christianisme693. Déjà largement répandues dans le monde oriental, des histoires analogues sont diffusées aux XIIe et XIIIe siècles en Occident. Des compilations de diverses légendes apparaissent dès lors sous la forme d’exempla, pour justifier le pouvoir surnaturel des représentations les plus vénérées694.Une des légendes les plus populaires était celle qui concernait le tableau de l’église romaine Sainte-Marie-Majeure (fig. 2)695. L’action miraculeuse de cette effigie fut décrite au XIIIe siècle par l’hagiographe dominicain Jacques de Voragine (de Varazze, près de Gênes696), dans la Légende dorée (vers 1264), et par Guillaume Durand évêque de Mende, dans le Rational des divins offices (achevé en 1284)697. D’après le récit de Jacques de Voragine, on ordonna le jour de Pâques de l’an 590, à l’époque où la peste ravageait Rome, de porter l’image la Vierge en procession autour de la ville. La représentation sacrée, exécutée selon la tradition par saint Luc –peintre et médecin –, dissipa l’infection, et on entendit les voix des anges chanter autour d’elle Regina c œ li laetare, alleluia, Quia quem meruisti portare, alleluia. Resurrexit, sicut dixit, alleluia ; Grégoire le Grand aurait ajouté à cette antienne la phrase Ora pro nobis Deum, alleluia 698 . Alors, ayant aperçu au dessus de l’ancien mausolée d’Hadrien un ange qui essuyait un glaive ensanglanté, le pape comprit que la peste avait pris fin. Et depuis, la forteresse s’appelle le Château-Saint-Ange699.

Il existe, ce qu’a déjà montré Ringbom, un groupe important de récits concernant les images mariales thaumaturges rapportées de Terre Sainte par des pèlerins700. Le chercheur cite, à titre d’exemple, l’histoire d’un sarrasin qui date du XIIIe siècle, et est présentée dans l’une des miniatures de Jean Pucelle, dans les Miracles de Nôtre Dame de Gautier de Coincy (fig. 51.d)701. D’après des textes latins, évoqués en dernier lieu par Krijnie Ciggaar, le sarrasin possédait une image de la Vierge – qui imaginem Beatae Virgins in quadam parva tabula decentissime pictam habebat –, dont il était vraiment épris702. Mais, étant un païen il se mit un jour à douter du miracle de l’Incarnation, alors de l’huile commença à s’écouler des seins de la Vierge. Impressionné par ce prodige, il se convertit, suivi par sa famille et par ses compatriotes 703 . Ce récit nous fait penser aux miracles de l’icône de Saïdnaya que nous avons évoqués ci-dessus, et de laquelle s’écoulait aussi un myron704.

Une autre légende occidentalisée se rapporte à Catherine d’Alexandrie. Cette histoire reprise au Moyen Âge raconte qu’un ermite offrit à la sainte l’icône de la Vierge à l’Enfant. Après avoir médité devant cette image, sainte Catherine aurait eu une vision de la Madone, puis une vision du Christ705. Cela dit, une image – aussi bien peinte que sculptée – serait à l’origine d’une vision mystique ; d’où il résulte une fusion perceptive de l’image matérielle et visionnaire, ce dont parle notamment Jean-Claude Schmitt706. Soulignons d’ailleurs qu’une expérience mystique est, dans bien des cas, stimulée par des représentations picturales ; celles-ci comblent ainsi le désir de percevoir visuellement le sacré.

Le tableau de piété joue un rôle de premier plan dans la formation de la vie spirituelle. Par conséquent, l’usage de tabulae pictae s’avère utile aux pratiques dévotionnelles relevant du mysticisme médiéval. Nous voudrions citer à ce propos un des plus riches manuscrits, les Cantigas de Santa Maria du roi de Castille Alphonse le Sage, évoquant les principaux thèmes des miracles mariaux ; il contient des miniatures gothiques qui illustrent l’icône de la Vierge à l’Enfant et ceux qui la vénèrent707. Cette idée d’une image dans l’image, c’est-à-dire de remplacer l’image d’une personne par son portrait se rapporte, d’après Tania Velmans, à l’usage du portrait impérial impliquant la présence de l’empereur non seulement dans une création artistique, mais aussi dans la réalité708. Il en va de même, comme nous le remarquons plus haut, pour ce qui est de la fonction des portraits de la Vierge et du Christ ; leur présence dans une image confirmerait leur présence réelle dans le rituel709.

Notes
682.

G. PHILIPPART, Le récit miraculaire marial dans l’Occident médiéval (dans :) Iogna-Prat, Palazzo, Russo1996, p. 566 s.

683.

Chap. III, § 1.2.1.

684.

PHILIPPART, op. cit., p. 568.

685.

Chap. III, § 2.

686.

PLATELLE 2005, p. 20.

687.

P. KUNSTMANN (éd.), Vierge et merveille : les miracles de Notre-Dame narratifs au moyen âge, Paris 1981, p. 20-21 ; Cf. aussi Id., Lexique des Miracles Nostre Dame par personnages, Paris 1996 ; F.-J. BEAUSSART, La littérature mariale au Moyen Âge, (dans :) Béthouart, Lottin 2005, 304, note n° 4.

688.

BEAUSSART, op. cit., p. 301.

689.

PHILIPPART, op. cit., p. 568 s. ; BEAUSSART, op. cit., p. 302.

690.

Cf. Imagines Mariae. Représentations du personnage de la Vierge dans la poésie, le théâtre et l’éloquence entre XII e et XVI e siècles, études recueillies par Ch. Mouchel (coll. C. Cabaillot, G. Gros, Ch. Mouchel, M. Possamaï, P. Servet) Lyon 1999.

691.

G. GROS « De bien chanter et de bien lire… » Étude sur la représentation poétique de la Vierge au Moyen Âge, (dans :) Imagines Mariae, op. cit., p. 13-33 (notamment p. 14, 25).

692.

Chap. III, § 1.2.1.

693.

RINGBOM 1995, p. 10-11.

694.

Ibid.

695.

Voir chap. Ier, § 2.

696.

A. VAUCHEZ, La spiritualité du Moyen Âge occidental, VIII e – XIII e siècle, Paris 1975, p. 174.

697.

SCHMITT 2002, p. 112.

698.

La prière fut introduite dans l’antiphonaire marial ; on récitait cette antienne à la période de Pâques (du Samedi Saint au Dimanche de la Sainte Trinité) :

Regina cœli laetare, alleluia,

Quia quem meruisti portare, alleluia.

Resurrexit, sicut dixit, alleluia.

Ora pro nobis Deum, alleluia.

Gaude et laetare Virgo Maria, alleluia.

Quia surrexit Dominus vere, alleluia.

Traduction :

Réjouis-toi, Reine du ciel, alléluia.

Car celui que tu as porté, alléluia.

Est ressuscité, comme il l’a dit, alléluia.

Prie Dieu pour nous, alléluia.

Sois dans l’allégresse, Vierge Marie, alléluia.

Car il est ressuscité le Vrai Seigneur, alléluia.

G. LEFEBVRE, Mszał Rzymski z dodaniem nabożeństw nieszpornych (Missel Quotidien et Vespéral ), Tyniec-Bruges 1931, p. 176 ; J. CONNELLY, Hymns of the Roman Liturgy, London 1954, p. 46-47. D’après PLATELLE 2005, p. 17, il existe quatre antiennes à la Sainte Vierge qui sont restées en usage jusqu’à Vatican II, telles Alma Redemptoris Mater, Ave Regina Coelorum, Salve Regina et Regina c œ li laetare (le pape Grégoire le Grand aurait entendu chanter cette dernière par les anges au-dessus du château Saint-Ange). Cf. G.-A. KÖNIGSFELD, Lateinische Hymnen und Gesänge aus dem Mittelalter, Deutsch, unter Beibehaltung der Versmaße : Mit beigedruckten lateinischem Urtexte, Bonne 1847, p. 348 ; G. DICLICH, Dizionario sacro-liturgico, Neapoli 1857, vol. I, p. 303 ; U. KORNMÜLLER, Lexikon der kirchlichen Tonkunst, Regensburg 1891, p. 201 ; H.-P. AHSMANN, Le culte de la Sainte Vierge et la littérature française profane du Moyen Âge, Utrecht 1930, p. 140 ; X. HAIMERL, Das Prozessionswesen des Bistums Bamberg im Mittelalter, Hildesheim 1973, p. 149 ; W. BRUCHNALSKI, J. STARNAWSKI, Między średniowieczem a romantyzmem, Warszawa 1975, p. 73 ; T. KARYŁOWSKI, M. KOROLKO, Hymny kościelne, Warszawa 1978, p. 330 ; M. KUCZYKOWSKI (dir.), Peregrinationes academicae, Kraków 1983, p. 110 ; A. SLEUMER, Kirchenlateinisches Wörterbuch, Hildesheim-Zürich 1996, p. 114 ; T. MICHAŁOWSKA, Średniowiecze, Warszawa 1997, p. 871. A.-M. BUONO, Le più grandi preghiere a Maria. Storia, uso, significato, Roma 2002, p. 87 ss. ; W. WYDRA, Polskie pieśni średniowieczne : studia o tekstach, Warszawa 2003, p. 160 ; G. GROS, Ave Vierge Marie : étude sur les prières mariales en vers français, XII e -XV e siècles, Lyon 2004, p. 198.

699.

Voir Denis de Sainte-Marthe, Histoire de S. Grégoire le grand, pape et docteur de l’Église : tirée principalement de ses ouvrages, Rouen 1697, p. 127 (Bibliotheek der Universiteit Gent). SCHMITT, loc. cit. ; J. BAUDOIN, Grand livre des saints : culte et iconographie en Occident,Nonette 2006, p. 256.

700.

RINGBOM 1997, p. 12 ss.

701.

Idem 1995, p. 11, fig. 2 ; Idem 1997, fig. I. Voir aussi K. KRAUSE, A. STONES (éd.), Gautier de Coinci : miracles, music, and manuscripts,Turnhout 2006, p. Xii, 276.

702.

K. CIGGAAR, Glimpses of life in Outremer in Exempla and Miracula, (dans :) K. Ciggaar, H. Teule (éd.), East and west in the crusader states : context, contacts, confrontations, Louvain 1999, vol. II, p. 151 s.

703.

Voir (dans :) Gautier de Coincy, Les miracles de la Sainte Vierge, (éd.) A.-E. Pouquet, Paris 1857, p. 505 s. ; B. CAZELLES, La faiblesse chez Gautier de Coinci, Saratoga 1978 (3e éd.), p. 44 ; RINGBOM 1997, p. 13 ; CIGGAAR, loc. cit.

704.

Cf. supra § 1.2.3.A.

705.

RINGBOM, op. cit., p. 12, 17 ; É. BOILLET, L’Arétin et la Bible, Genève 2007, p. 135.

706.

SCHMITT 1996, p. 29 ss.

707.

J.-D. BORDONA, (dans :) Ars Hispaniae, vol. III, Madrid 1962, p. 113-115, fig. 140-142 ; T. VELMANS, Byzance, les Slaves et l’Occident. Études sur l’art paléochrétien et médiéval, London 2001, p. 29, fig. 32, 33.

708.

VELMANS, op. cit., p. 25.

709.

Voir supra § 1.1.2.A.