2. Fonctions rituelle et sociale des tableaux dits authentiques

Apportées de l’Orient, ou copiées par des artistes locaux d’après des modèles byzantins, les effigies mariales occupent une place centrale dans l’espace sacré. C’est en réalité la provenance orientale, liée parfois à une apparition soi-disant supranaturelle, qui atteste de leur valeur cultuelle710. Pour la même raison on les estime dans l’Église comme des images pourvues d’un pouvoir miraculeux711. Et ce recours au prototype et archétype particularisait, comme l’ont déjà montré plusieurs travaux, un culte général à travers une image712. Cela dit, on considère la figuration du sacré – qui deviendra ensuit l’objet d’art –, dans le contexte des coutumes et des attitudes rituelles, compte tenu de l’anthropologie religieuse de la société médiévale.

L’effigie de Sainte-Marie-Majeure (fig. 2), qui passait pour un portrait authentique peint par saint Luc – ymago beate Virginis etiam divinitus facta, sed ad pingendum disposita ad sanctum Lucam 713 , rassemblait effectivement autour d’elle la société romaine. On la vénérait comme la plus précieuse relique, et de ce fait il était apparemment interdit de la copier au Moyen Âge sans une permission exceptionnelle714. Cette représentation, considérée comme une vraie protectrice de la ville, jouait le rôle principal dans le rituel et pendant les fêtes solennelles715, dont parlent notamment le Liber Pontificalis sous Léon IV (IXe siècle), le chanoine Benedetto dans le Liber Politicus (XIIe siècle), Andrea Fulvio dans les Antiquaria urbis (début du XVIe siècle) et à la même époque l’historien Onofrio Panvinio716. Au XVIIe siècle, le jésuite Guglielmo Gumppenberg indique toujours Sainte-Marie-Majeure comme le premier sanctuaire de l’Occident717. Il n’est pas négligeable que la première confrérie romaine ait été fondée en présence de cette image718. En outre, on lui attribua le titre de Regina c œ li, ce qu’a remarqué Gerhard Wolf719. Michele Bacci et à sa suite Jean-Claude Schmitt montrent qu’au XIIIe siècle le prestige de cette effigie s’étendait en Europe médiévale par d’autres sources littéraires que romaines, comme la Légende dorée de Jacques de Voragine et le Rational des divins offices de Guillaume Durand, que avons déjà mentionnés720.

L’attribution à saint Luc était sûrement à l’origine de l’histoire merveilleuse brodée autour de ce tableau. Selon la tradition invoquée plus haut, ce tableau fut porté en procession pénitentielle par Grégoire le Grand, accompagnée par le chant de l’hymne Regina c œ li. Cet épisode de l’histoire de Rome intensifia, sans doute, la dévotion à la Vierge, et par conséquent le culte de son image. On l’adorait spécialement au cours d’une litanie majeure, dont la célébration aurait été ordonnée en 591 par le pape Grégoire721. Au XIIe siècle, furent établis des offices avec l’usage régulier de cette litanie à Pâques et avec une station à Sainte-Marie-Majeure722. Dès le haut Moyen Âge – pendant la nuit précédant la principale fête mariale, qu’était l’Assomption célébrée le 15 août –, on portait en procession solennelle l’image achéiropoïète du Latran qui rendait visite au portrait de la Vierge, devant lequel une messe était dite723. Or, ce rite processionnel le jour de l’Assomption, institué à Rome sous le pape Sergius Ier, sera particulièrement célébré dans le milieu clunisien ; car Cluny s’identi-
fiant à Rome, « se pense comme une Église en réduction »724. A cette époque du haut Moyen Âge des offices votifs se tenaient aussi en présence desdites effigies non peintes, afin d’implorer par leur intermédiaire la protection lors des moments de danger725. Estimée comme un vrai palladium, ladite Salus Populi Romani était en effet une des plus précieuses aux yeux de la société locale.

Cette représentation n’était pas, bien évidemment, seule à posséder une aura de sainteté. Le tableau provenant de Sainte-Marie-Antique, etconservé à Sainte-Françoise-Romaine sur le Forum (fig. 1),était également vénéré comme une relique, parce qu’il existait une croyance qu’il avait été peint par saint Luc726. C’est ce tableau que Pico Cellini a identifié avec l’image mariale portée par Grégoire le Grand en procession727. Il convient de noter ici que la célèbre procession avec l’effigie christique parvint, au XIIe siècle, aussi à Santa Maria Nova (actuellement Sainte-Françoise-Romaine) afin d’obtenir la protection de la Vierge et son intercession auprès de Dieu728. Une autre image fameuse était la Vierge Avocate dite de Saint-Sixte (fig. 8)729. Elle était demeurée longtemps possession privée ; depuis le XIIIe siècle la représentation appartient aux dominicains730. Considérée comme la première effigie mariale romaine peinte par saint Luc, elle fut entourée d’une dévotion particulière, dès le XIe siècle, et inspira la création de nombreuses répliques. A partir du XIIe siècle, on les porta en processions solennelles à l’occasion de la fête de l’Assomption dans des églises de la région du Latium731. Une réplique remarquable de la Vierge de Saint-Sixte est celle conservée dans l’église d’Arac œ li (fig. 9)732, dont le culte devint vraiment intense dès le Trecento. Il se peut même qu’un conflit ait eu lieu entre les franciscains et les dominicains, car ces derniers avaient gardé l’image originale de Saint-Sixte vers 1250, à l’époque où les franciscains prenaient possession de l’église du Capitole733. Finalement, les franciscains réussirent à faire croire à l’authenticité de la représentation exposée désormais dans leur église. Par conséquent, elle aussi était vénérée à l’égal de celle « peinte par l’évangéliste Luc », et plusieurs copies en furent réalisées734. Comme le montre Hager, le frère Bartolomeo de Pise nota, dans les années 1385-1390, qu’un certain novice devait se rendre, en 1257, devant cette effigie pour différer sa profession () ivit ad orationem in ecclesia ante imaginem quam pinxit sanctus Lucas de Domina nostra (…) ;afin de répondre à ses prières, la Vierge lui aurait parlé par l’intermédiaire de son image735 .

Une autre mention provient, nous nous rapportons ici aux travaux d’Hager et de Bacci, d’un récit sur la vie de Cola di Rienzo736. Ce tribun du peuple déposa devant le portrait marial des insignes triomphaux, une couronne de laurier et une verge d’acier, pour rendre hommage à la Vierge qui aurait sauvé les Romains737 . En 1348, on attribua à la Vierge d’ Arac œ li le mérite d’avoir fait disparaître la peste noire qui ravageait la ville738. Pour l’honorer, on fit alors bâtir un grand escalier – de cent vingt-quatre marches de marbre – qui conduisait au sommet du Capitole739. Au XVIIIe siècle, on considérait constamment cette représentation, incluse dans le maître-autel, comme une effigie très pieuse et on répandait ses répliques, ce dont témoigne une eau-forte présentée ci-dessous (fig. 48)740.

L’image mariale d’Arac œ li aurait contenu une inscription confirmant que Grégoire le Grand la porta en procession, ce qui avait mis fin à la peste survenue au VIe siècle741. Néanmoins, des mentions du même genre se trouvent également notées chez les chanoines, en ce qui concerne la représentation de Sainte-Marie-Majeure et chez les dominicains, à propos de la Vierge de Saint-Sixte 742. De ce fait, le frère Mariano de Florence conclut, au début du XVIe siècle, que Dieu seul sait quelle est la vraie (…) et toutes les trois sont dignes de vénération 743 . La raison en est qu’au milieu du XVe siècle le nom de Santa Maria in Arac œ li se substitua à celui de Santa Maria Maggiore dans le récit sur ladite procession de 590, écrit au XIIIe siècle par Guillaume Durand744. D’autre part les deux représentations, de S. Sisto et d’Arac œ li, étaient chargées d’une fonction cultuelle de premier plan. Leur popularité suscita, à l’époque médiévale, une véritable profusion d’effigies confectionnées d’après le même type iconographique qu’était la Vierge d’intercession appelée Advocata Nostra 745 .

Enfin, ces trois images répondaient, constate Jean-Claude Schmitt, à un nouveau mode de figuration religieuse popularisé dès le XIIIe siècle – tel que le panneau portatif peint –, lié à l’essor de nouvelles formes de piété dans l’Église latine746. Il est moins important, ce que signalent respectivement Schmitt et Rigaux, de savoir laquelle d’entre elles était portée en procession pénitentielle durant la peste – celle de Sainte-Marie-Majeure, celle d’Arac œ li ou bien celle de Saint-Sixte –, car il s’agit de la présence même d’une effigie sacrée opérant des miracles747.

Il est pourtant vrai que Rome ne possédait pas, pendant le haut Moyen Âge, de représentations aussi vénérables que celles de Constantinople748. Un tel type d’image de dévotion mariale ayant surgi dans l’Orient chrétien, ne fut introduit que progressivement dans le cérémonial latin. Ce n’est qu’avec l’épanouissement d’une nouvelle sensibilité religieuse des Occidentaux, à partir de la fin du XIIe et tout particulièrement au XIIIe siècle, que nous pouvons parler de la multiplication des images pieuses peintes sur panneau de bois. On voit désormais apparaître, un peu partout, des portraits de la Vierge similaires à ceux dits authentiques. Et, cette ressemblance au prototype était à l’origine de leur prestige dans les sociétés médiévales.

Conservés dans les églises, ils étaient de même exposés au public, vénérés sur l’autel au cours des offices et promenés en procession selon des rites spécifiques à chaque cité. On mettait les villes et leurs habitants sous la protection de la Sainte Vierge, dont la présence perpétuelle serait confirmée par la présence de son effigie authentique (fig. 49). En conséquence, les petits tableaux de la Vierge à l’Enfant, typiques de la dévotion de la bourgeoisie toscane, particulièrement appréciés dans les demeures dès le Trecento, deviennent courants en Europe à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance749. Le motif de la Madone – illustrant non seulement la maternité divine, mais aussi un rapport affectif entre la Mère et le Fils –, se répand dans « les lieux du privé » (tels que chapelles domestiques et chambres à coucher750). La fonction protectrice qu’on lui accorde à cet égard fut, par ailleurs, accentuée dans une peinture piémontaise de Martino Spanzotti (actif 1475-1523), attribuée autrefois à Defendente Ferrari (documenté entre 1509 et 1535) 751. Sur le volet gauche du triptyque daté vers 1508, figurant une scène de la vie des saints Crépin et Crépinien, apparaît une chambre à coucher avec le tableau de la Vierge à l’Enfant accroché au mur (fig. 50). Cependant, la polémique au sujet des images dans l’Église suscita des discussions tout au long de l’époque médiévale. C’est avec la scholastique que l’existence même des peintures religieuses sera justifiée par des théoriciens d’Occident.

Notes
710.

Voir supra § 1.2-1.3.

711.

Cf. M. ANDALORO, L’icône della Vergine Salus Populi Romani, (dans :) C. Pietrangeli(éd.), La Basilica Romana di Santa Maria Maggiore, Firenze 1987, p. 124-127.

712.

Voir entre autres BOESPFLUG, LOSSKY 1987, passim ; CHRISTIN, GAMBONI 1999, passim ; CHASTEL 1999, p. 145 s. ; DUPEUX, JEZLER, WIRTH 2001, passim.

713.

Annexes I : Q1, n° VI.

714.

SENSI, loc. cit.

715.

SKUBISZEWSKI, op. cit ., p. 74.

716.

PISANI 2000, p. 35 ; SCHMITT 2002, p. 110 ; Andrea Fulvio, Antiquitates Urbis, Rome, 1527, II, fol. 23v cit. par E. KITZINGER, Studies in the Late Antique Byzantine and Medieval Western Art, vol. II, (éd.) London 2003, p. 949.

717.

Guglielmo Gumppenberg, Atlas Marianus, (éd.) 1657 cit. par SENSI, loc. cit.

718.

G. BARONE, Il movimento francescano e la nascita delle confraternite romane, (dans :) Ricerche per la storia religiosa di Roma, V, 1984, p. 71.

719.

WOLF 1990, p. 93 ss., 106 ss. ; BELTING (1990) 1998, p. 96 note n° 66 cit. le Cod. Vat. Barberinus latinus 2300, fol. 23 d’après Wolf. En dernier lieu, voir WOLF 2005, p. 34 s.

720.

Cf. Jacques de Voragine, La légende dorée, trad. J.-B. M. Roze, (rééd.) Paris 1967, I, p. 223 ; BACCI 1998 (a), p. 261, note n° 80 ; SCHMITT, op. cit., p. 116.

721.

Voir G. MORONI, Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica da S. Pietro sino ai nostri giorni, Venezia 1846, vol. XXXIX, p. 13 ; V. SAXER, Sainte-Marie-Majeure : une basilique de Rome dans l’histoire de la ville et de son église, V e -XIII e siècle, Rome 2001, p. 136 s. ; SCHMITT, op. cit., p. 110, note n° 33 ; A. KRÜGER, Litanei-handschriften der Karolingerzeit, Hannover 2007, p. 6, note n° 21.

722.

SCHMITT, loc. cit.

723.

BELTING, op. cit., p. 95, 102, 667 ; Cf. R. FULTON, From judgment to passion : devotion to Christ and the Virgin Mary, 800-1200, New York 2002, p. 269, 552, note n° 109.

724.

MALONE 2009, p. 182 ss. Voir supra chap. Ier § 3.4, note n° 266-267.

725.

Annexe I : Q4.1).

726.

Annexe I : Q1, n° VIII.

727.

P. CELLINI, Una Madonna molto antica, „Proporzioni”, 3 : 1950, p. 1 ss. ; Cit. par SENSI 2000, p. 101.

728.

Voir P. FABRE, L. DUCHESNE, Liber censuum de l’Église romaine, Paris 1910, II, p. 158-159 ; BELTING, op. cit., p. 103, annexe 4E ; SCHMITT 2002, p. 110, note n° 37.

729.

Annexe I : Q1, n° XIV.

730.

BELTING (1990) 1998, p. 103, 426 note n° 21, annexe n° 31 ; D’après WIRTH 1999 (a), p. 347, l’image fut installée à Saint-Sixte en 1221, mais selon SCHMITT 2002, p. 116, elle était attestée depuis 1219. Nous nous référons ici au travail d’HAGER qui cite, à ce propos, KOUDELKA pour qui pendant une procession qui avait eu lieu, non en 1219, mais au début de 1221, saint Dominique escorta ladite image à proximité de l’église S. Sisto, où des religieuses s’étaient installées et avaient dès lors admis la règle dominicaine. V.-J. KOUDELKA, Le « Monasterium Tempuli » et la fondation dominicaine de San Sisto, „Archivum Fratrum Praedicatorum”, 31 : 1961, p. 5-81 ; HAGER 1962, p. 49.

731.

HAGER, op. cit. p. 47-52 ; BELTING, op. cit., p. 103, 427 ss., annexe n° 31 ; WIRTH, op. cit., p. 439.

732.

BELTING, op. cit., p. 103.

733.

HAGER, op. cit., p. 49 ; BELTING, op. cit., p. 435, note n° 40, annexe n° 32.

734.

CHASTEL 1988, p. 105 ; BELTING, loc. cit. ; Cf. Annexe I : Q1, n° IV ; Chap. Ier, § 2.2.b).

735.

HAGER, op. cit., note n° 180.

736.

Ibid. ; BACCI, op. cit., p. 264, note n° 86.

737.

HAGER, loc. cit. ; BACCI, loc. cit. ; En dernier lieu, voir SCHMITT 2002, p. 116.

738.

SCHMITT, loc. cit. ; BOLGIA 2005, p. 29.

739.

BOLGIA, note n° 9.

740.

Voir (dans :) P. LOMBARDO (éd.), Ara Coeli. La Basilica e il convento dal XVI al XX secolo attraverso le stampe del fondo della Postulazione della Provincia Romana dei Fratri Minori. The basilic and the monastery from the XVI to the XX century through the Postulation Fnd Prints of the Roman Province of the Friars Minor, Roma 2003.

741.

Annexe I : Q1, n° IV ; Q3.2).

742.

Annexe I : Q1, n° XIV ; Q3.1).

743.

E. BULLETI (éd.), Itinerarium urbis Romae di Fra Mariano da Firenze (1517), II, 16 et XV, 11, (dans :) Studi di antichità cristiana, Roma 1931, II, p. 42-43, p. 189-190 ; Voir BELTING, op. cit., p. 715 s. ; SCHMITT, op. cit., p. 118 s.

744.

Voir SCHMITT, op. cit., p. 119.

745.

Chap. Ier, § 2.2.b).

746.

SCHMITT, loc. cit.

747.

Voir J.-C. SCHMITT, É criture et image : les avatars médiévaux du monde grégorien, (dans :) Théories et pratiques de l’écriture au Moyen Âge, Actes ducolloque palais du Luxembourg-Sénat, 5 et 6 mars 1987, Paris-X Nanterre 1988, p. 133 ; D. RIGAUX, Réflexions sur les usages apotropaïques de l’image. Autour de quelques peintures murales novaraises du Quattrocento, (dans :) Baschet, Schmitt 1996,p. 156.

748.

SKUBISZEWSKI, loc. cit.

749.

F. ANTAL, La pittura fiorentina e il suo ambiente sociale nel Trecento e nel primo Quatrocento, Torino 1960, p. 210 s.

750.

Voir notamment la peinture représentant la Vierge à l’Enfant sur l’encadrement de lit, attribuée à un artiste pistoiaisdu XIVe siècle (dans :) « Fondazione Zeri – catalogo », n° 8027 / 0092.

751.

H. VAN OS, (éd.), The art of devotion in the late Middle Ages in Europe, 1300-1500, Princeton 1994, p. 130, fig. 60 ; S.-A. HORSTHEMKE, Das Bild im Bild in der italienischen Malerei : zur Darstellung religiöser Gemälde in der Renaissance, Münster 1996, p. 57 ss., notamment p. 63, note n° 187.