1.1. L’interprétation théologique du culte des reliques

Le champ sémantique du terme « reliques » (lat. reliquiae, gr. λείψανον - restes) se dessine depuis l’Antiquité, avant l’essor du culte chrétien des saints844. Ce mot est présent sur de nombreuses épitaphes païennes, ainsi que dans des textes classiques tant littéraires que juridiques. De fait, on le trouve relativement tard dans les sources chrétiennes, seulement à la fin du IVe siècle845. Avec le temps, l’Église accepta une définition, selon laquelle une relique n’est pas que la dépouille mortelle du saint, mais des objets qui lui appartenaient, ou bien étaient liés à ses démarches terrestres et qui furent sanctifiés par le contact avec son corps sont également considérés comme des reliques846. A la continuité de leur existence même après la mort du saint847, répondait donc leur fonction anagogique ; les reliques étaient conservées pour servir au moment de la résurrection, ceci à partir l’analyse interprétative d’un passage biblique évoqué par Arnold Angenendt : (…) et ma chair demeure en sûreté, car tu ne m’abandonnes pas aux enfers, tu ne laisses pas ton fidèle voir la fosse [Ps 16/15, 9-10]848. L’interprétation de ce texte impliquait le caractère supra-temporel des « saints restes », car – en paraphrasant l’extrait de la lettre aux Corinthiens –, (…) il faut que tout ce qui est destructible, soit habillé à l’impérissable, et le mortel à l’immortel [1 Cor 15, 35-44, 50]849.

Cette ambiguïté du corps mortel et de sa nature glorifiée, dont parle saint Paul dans son épître, conduisait à un certain dualisme mettant en question la corporalité de la résurrection850. A cet égard, la résurrection du Christ confirmait l’union de son âme et du corps déposé dans le tombeau qui resta incorruptible. Par conséquent, l’identité du corps enseveli et du corps ressuscité, à l’image bien évidemment de la résurrection du Christ, servirait à la justification du culte des reliques851. Enfin, la présence physique des reliques devait témoigner, aux yeux des fidèles, de l’existence d’une autre réalité, celle de l’invisible. En ce sens, les reliques étaient considérées comme les représentants, voire « transmetteurs visibles » des vertus et des pouvoirs prodigieux attribués aux saints. Afin d’exposer cette position privilégiée des saints intercesseurs auprès de Dieu, l’imagination des chrétiens se rapportait aux textes scripturaires852. D’après l’interprétation fondamentale, ce n’étaient que les âmes des martyrs qui entreraient au ciel avant la fin du monde, jour du Jugement dernier853. Les martyrs, ayant accompli leur devoir au sens eschatologique du terme, se prosternaient devant l’Autel Céleste854. On inférait cette conviction d’un passage de l’Apocalypse [6,9], dans lequel saint Jean énonce : J’ai vu sous l’autel les âmes de ceux qui ont été immolés à cause de la parole de Dieu et du témoignage qu’ils portaient 855. La raison en est, que les martyrs étaient considérés comme les avocats des vivants auprès de Dieu : Santi Martyres apud Deum et Christum erunt advocati 856.

Attardons-nous un instant sur l’illustration de ladite scène apocalyptique transposée, entre les années 1357 et 1361, dans une fresque de la chapelle mariale du château fort de Karlštejn, étudiée notamment par Joachim M. Plotzek857. Il est intéressant que la composition de la peinture (fig. 52) fasse penser à celle des tableaux-reliquaires, que nous présenterons un peu plus loin. Les effigies de saints (telles les âmes de martyrs) entourent la représentation centrale de l’autel christique, comme c’était le cas des cavités à reliques disposées dans des tableaux de la Vierge à l’Enfant 858. Ce parallèle semble s’appuyer, pour ce qui concerne les figurations mariales, sur une métaphore selon laquelle le sein de la Vierge serait l’autel du Christ 859.

De surcroît, l’attention portée à la conjonction image – reliques nous conduit à invoquer la décoration de la chapelle Sainte-Croix, dans le même château. D’après un concept original, les représentations picturales des saints y ont été juxtaposées avec leurs reliques dans l’espace dévotionnel, dont nous allons parler ultérieurement dans le cadre de notre analyse des tableaux-reliquaires en Bohême860.

De fait, la légitimité de la présence des reliques au rituel s’appuyait sur plusieurs justifications théologiques861. D’après Ermold le Noir, clerc des temps carolingiens, c’est Dieu que nous adorons en ses chers serviteurs 862. La même ferveur au sujet de cette dévotion caractérise Hincmar, évêque de Reims, qui affirme que les saints règnent dans le ciel avec Dieu et se manifestent sur la terre par des miracles : Sancti qui cum illo [Christo] in coelo regnant e in terris miraculis coruscant 863. Les saints furent enfin désignés, en raison de leur proximité divine, comme les Temples de Dieu [1 Cor 3, 16 ; Phil 3, 20] ; et en tant que viri Dei, ils jouirentd’un statut exceptionnel dans l’assemblée des croyants864. Leur fonction rituelle relevait du raisonnement qui suit : si les saints participent autour du Christ aux assemblées célestes, il est naturel qu’ils soient également présents aux liturgies terrestres 865 . C’est en ce sens que les martyrs (ensuite les nouveaux saints) remplissaient leur fonction diaconale auprès de Dieu. Autrement dit, ils étaient au service permanent de l’Église par leur intermédiaire dans la rémission des péchés, l’attribution des biens spirituels ou encore sur un plan plus général, le fonctionnement de l’institution ecclésiale dans la société866.

Notes
844.

Cf. E. LUCIUS, G. ANRICH, Die Anfänge des Heiligenkultes in der christlichen Kirche, Tübingen 1904 ; H. DELEHAYE, Sanctus : Essai sur le culte des saints dans l’Antiquité (« Subsidia hagiographica », 17) Bruxelles 1927 ; P. BROWN, The Rise and Function of the Holy Man in Late Antiquity, (dans :) Id., Society and the Holy in Late Antiquity, Chicago 1982, p. 103-152 ; Id., The Saint as Exemplar in Late Antiquity, (dans :) John Hawley (éd.), Saints and Virtues, Berkeley 1987, p. 3-14 ; ANGENENDT 1994, p. 149 ss. ; J. HOWARD-JOHNSTON, P.-A. HAYWARD (éd.) The cult of saints in late antiquity and the Middle Ages (avec la contribution de P. Brown), Oxford 1999, passim.

845.

Le terme reliquiae fut introduit par saint Ambroise, qui en 386 ordonna de placer sur le mur de la basilique milanaise la dédicace : Condidit Ambrosius templum Domino [que] sactavit Nomine Apostolico munere reliquiis. Voir entre autres L. BAUNARD, Histoire de Saint Ambroise, Paris 1899, p. 243 ; J. STRZYGOWSKI, Kleinasien, ein Neuland der Kunstgeschichte, Leipzig 1903, p. 137 ; E. DIEHL, Inscriptiones, Latinae Christianae veteres, Berlin 1925, p. 397 : P. TESTINI, Archeologia cristiana : nozioni generali dalle origini alla fine del sec. VI. Propedeutica, topografia cimiteriale, epigrafia, edifici di culto, Roma 1958, p. 471 ; J. SCHMITZ, Gottesdienst im altchristlichen Mailand, Köln 1975, p. 263 ; R. ANDRZEJEWSKI, Kult relikwii według świętego Ambrożego, „Roczniki Teologiczno-Kanonicze”, XXVI : 1979, p. 73-78 ; Sur saint Ambroise, sur la question du culte des martyrs et des reliques, voir ANGENENDT, op. cit., p. 126, 173, 190 ; N.-M. KAY, Epigrams from the Anthologia Latina : Text, Translation and Commentary, London 2006, p. 82.

846.

Cf. J.-M. SANSTERRE, Les justifications du culte des reliques dans le haut Moyen Âge, (dans :)Bozóky, Helvétius 1999, p. 87.

847.

Cf. Ibid. ; KRACIK, op. cit., p. 12 et s. ; M. KAPLAN, De la dépouille à la relique : formation du culte des saints du V e au XII e siècle, (dans :)Bozóky, Helvétius 1999, p. 19 et ss.

848.

A NGENENDT 1997, p. 691-694.

849.

ANDRZEJEWSKI, op. cit., p. 77 ; KRACIK, op. cit., p. 17.

(…) Il y a aussi des corps célestes et des corps terrestres ; mais autre est l’éclat des corps célestes, autre celui des corps terrestres. (…) Ainsi en est-il de la résurrection des morts. Le corps est semé corruptible ; il ressuscite incorruptible ; il est semé méprisable, il ressuscite glorieux ; il est semé infirme, il ressuscite plein de force ; (…) Le premier homme, tiré de la terre, est terrestre ; le second homme est du ciel. Tel est le terrestre, tels sont aussi les terrestres ; et tel est le céleste, tels sont aussi les célestes. Et de même que nous avons porté l’image du terrestre, nous porterons aussi l’image du céleste ; (…) la chair et le sang ne peuvent hériter le royaume de Dieu, et que la corruption n’hérite pas l’incorruptibilité ; d’après La Sainte Bible, qui comprend l’Ancien et le Nouveau Testament, traduits sur les textes originaux hébreux et grec par L. Segond, Paris 1948.

Cf. F. ALTERMATH, Du corps psychique au corps spirituel : interprétation de 1 Cor. 15, 35-49 par les auteurs chrétiens des quatre premiers siècles, Tübingen 1977, p. 99, 220, passim.

850.

Cf. KRACIK, loc. cit.

851.

Ibid. ;BOZÓKY 2007, p. 19, note n° 10.

852.

ANGENENDT 1994, p. 35-38, 54 ss., l’auteur désigne les saints comme Gottesmensch, p. 69.

853.

Sur le culte des martyrs voir entre autres : GRABAR 1946, passim ; R. KRAUTHEIMER, Mensa, coemeterium, martyrium, CA, 11 : 1960, p. 15-40 ; B. KÖTTING, Die frühchristliche Reliquienkult und die Bestattung im Kirchengebäude, Cologne 1965 ; W.-H.-C. FREND, Martyrdom and Persecution in the Early Church, Oxford, 1965 ; T. BARNES, Pre-Decian Acta Martyrum, „Journal of Theological Studies”, 19 : 1968, p. 509-31 ; H. MUSURILLO Acts of the Christian Martyrs, Oxford 1972 ; P. TESTINI, Archeologia cristiana, Bari 1980, p. 129 ss. ; G. BISBEE, Pre Decian Acts of Martyrs and Commentarii, Philadelphia 1988 ; P.-A. FÉVRIER, Martyre et sainteté, (dans :) Les fonctions des saints dans le monde occidental (III e - XIII e siècle), Actes du colloque organisé par l’École française de Rome avec le concours de l’Université de Rome La Sapienza, Rome, 27 - 29 octobre 1988, Rome 1991, p. 51-80 ; M. ROBERTS, Poetry and the Cult of the Martyrs : The Liber Peristephanon of Prudentius, Ann Arbor 1993 ; G. BOWERSOCK Martyrdom and Rome, Cambridge 1995 ; BOZÓKY 2007, p. 16 s.

854.

Cf. S. REINACH, Cultes, mythes et religions, Paris 1908, vol. I, p. 317 ; J. GAGÉ, Membra Christi et la dépostion des reliques sous l’autel, „Revue archéologique”, 5, série 9 : 1929, p. 137-153.

855.

ANGENENDT, op. cit., p. 172-173 ; R.-F. TAFT, Liturgia e culto dei santi in area bizantino-greca e slava : problemi di origine, significato e sviluppo, (dans :) Il tempo dei santi tra Oriente e Occidente, op. cit., p. 40 ss. ; KRACIK, op. cit., p. 64 ; SCORZA BARCELLONA, loc. cit. Cf. E. SWEDENBORG, Apocalypse révélée, Amsterdam 1766, (éd.) 2001, vol. I, p. 304, n° 325.

Voir aussi un autre passage de l’Apocalypse, 7, 13-15 : Tous ces ge ns vêtus de blanc, qui sont-ils, et d’où viennent-ils ? (...) Ils viennent de la grande épreuve ; ils ont lavé leurs vêtements, ils les ont purifiés dans le sang de l’Agneau. C’est pourquoi ils se tiennent devant le trône de Dieu et le servent jour et nuit dans son temple ; 8, 3-5 : Un autre ange vint se placer près de l’autel ; il portait un encensoir d’or ; il reçu des parfums en abondance pour les offrir avec les prières de tous les saints, sur l’autel d’or qui est en face du Trône de Dieu. Et, l’ange fit monter devant Dieu la fumée des parfums, avec les prières des saints.Cit. d’après La Sainte Bible, (éd. 1948), cit. supra note n° 810.

856.

O. MARUCCHI, Epigrafia cristiana, Milano 1910, p. 153 ; TESTINI 1980, p. 130.

857.

J.-M. PLOTZEK, Bilder zur Apokalypse, (dans :) Die Parler... 1978, p. 195, 206.

858.

Chap. V, § 2-4.

859.

Voir (dans :) R. CEILLIER, Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques Paris 1862, t. XII, p. 175, 474, 904. Voir infrachap. V, § 1, notes n° 41-43.

860.

J. FAJT, J. ROYT, The Pictorial Decoration of the Great Tower at Karlštejn Castle. Ecclesia Triumphans, (dans :) J. Fajt (éd.), Magister Theodoricus court painter to Emperor Charles IV. The Pictoral Decoration of the Shrines at Karlštejn Castle, Prague 1998, p. 107-205. Voir infra V, § 4.

861.

WIRTH 1989, p. 163-164 ; J. CHÉLINI, L’aube du Moyen Âge . Naissance de la chrétienté occidentale. La vie religieuse des laïcs dans l’Europe carolingienne (750-900), Paris 1991, p. 319-321 ; SANSTERRE, loc. cit.

862.

Ermold le Noir cit. d’après CHÉLINI, op. cit., note n° 324.

863.

Ibid., note n° 316, cit. : De cavendis vitiis, Pl. CXXV, c. 900 C.D. et Capitula synodalis, c. 1073.

864.

ANGENENDT 1997, p. 160 ss. ; SCHMITT 1999, p. 149 ; Voir aussi L.-T. JOHNSON, Writings of the New Testament. An Interpretation, London 1999 (2002), p. 369 ss., 393 ss.

865.

G. LOBRICHON, Le culte des saints, le rire des hérétiques, le triomphe des savants, (dans :) Bozóky, Helvétius 1999, p. 102 et s.

866.

SCORZA BARCELLONA, op. cit., p. 55.