L’analyse de la fonction des reliques dans la société est bien sûr inséparable de l’étude anthropologique de leur culte. Nous allons brièvement revenir sur l’origine de la piété envers celles-ci, de même que sur la question des hommes qui honorent les « saints restes » pour obtenir des grâces par l’intervention prodigieuse du saint protecteur. La vénération des reliques des saints, inhérente à la chrétienté, est ancrée dans la coutume de l’Antiquité tardive et se lie à la célébration de l’Eucharistie sur des tombeaux de martyrs867. La liberté de culte, après la Paix de l’Église 868, incita à la dévotion aux reliques qui acquirent dès lors une position importante dans un large contexte politico-socio-religieux869. De miraculeuses découvertes d’ossements de saints, reconnues par l’Église dans son ensemble, eurent ainsi une véritable influence sur le déroulement des pratiques rituelles870 ; par la suite, toute cette piété fut mise au point dans le contexte doctrinal871. La doctrine de l’intercession des saints aurait trouvé une première justification théologique dans l’apologie des martyrs présentée par Origène872. Néanmoins, c’est l’époque de Charlemagne qui s’avère remarquable en matière de leur respect dans l’Église. Les Carolingiens mettaient un fort accent sur le culte de l’Eucharistie et des reliques873. Et, la discussion polémique sur l’adoration vouée aux saints avait son avocat en la personne du grand théologien de la cour carolingienne ; Alcuin était, ce que souligne Jean Chélini, le premier propagateur de ce type de piété874. Avec une grande dévotion qu’il porta aux saints, il désigna les motifs et les limites de la vénération de leurs reliques875. Ermold le Noir et Hincmar, que nous avons évoqués plus haut, eux-aussi se prononcèrent à ce sujet.
Vers le premier tiers du XIe siècle la dévotion aux saints et à leurs reliques trouva une justification dans la doctrine eucharistique876. En réalité, la célébration liturgique mit l’accent sur les rapports entre le mystère du sacrifice du Christ et le martyre de saints dont les reliques étaient placées sous l’autel877. Dans ce contexte, l’identité du corps enterré et ressuscité du Christ aurait pu confirmer, d’une certaine manière, le culte des reliques878. A cet effet les ecclésiastiques soumirent la définition du culte des corps des saints au sacrement de l’Eucharistie, celui-ci évoquant le corps et le sang du Christ. De ce point de vue, la corporéité du Christ rendait la vénération des reliques légitime879.
Jusqu’alors les saints n’étaient vénérés qu’en raison de leur puissance thaumaturgique (gr. Θαυματουργός celui qui accomplit des miracles880), qui était pratiquement le seul critère pour accorder le statut de saint. A la fin du XIIe siècle, leur culte fut modifié, et leur nouveau statut pris en compte dans les pratiques religieuses. L’Église établit une procédure législative de canonisation881. Et, au cours des siècles suivants, il en résulta une prolifération de nouveaux saints – contemporains, donc plus proches des fidèles que les saints des premiers siècles du christianisme, ce dont parle André Vauchez882. En même temps, c’est l’idéal de sainteté qui changea. Les prédicateurs soulignaient désormais que les saints manifestaient leurs véritables vertus surtout par l’exemple de leur vie, et non forcement par leur pouvoir d’opérer des miracles. En ce sens les pouvoirs surnaturels, dont ils disposaient, auraient été une récompense pour leur fidélité au Christ883. C’est pourquoi, le « vrai saint » demeurait « vivant » même après sa mort et obtenait la grâce d’accomplir des prodiges. De cette façon, on vénérait Dieu par l’intermédiaire de ses serviteurs, lesquels rendaient les prières plus efficaces. Cela dit, le débat sur le culte des reliques, déclenché au cours du haut Moyen Âge, ne trouva son interprétation théorique qu’au XIIe siècle, dans les écrits de Thiofrid d’Echternach et de Guibert de Nogent – seuls à traiter cette problématique d’une manière vraiment approfondie à l’époque médiévale884. A partir du XIIIe siècle, l’intérêt porté à la présence des saints non seulement dans le rituel, mais aussi dans la vie quotidienne, devient plus intense. Avec une nouvelle méthode pastorale, qui stimule la propagation des figures exemplaires dans l’Église, on insiste sur le rôle des récits hagiographiques indiquant les vies des saints comme modèles à imiter. Leurs exempla devaient confirmer l’idéal de la vie chrétienne, incitant ainsi les fidèles à suivre la voie de la sainteté885. La Légende Dorée de Jacques de Voragine, composée dans la seconde moitié du XIIIe siècle, constitue toujours le principal ouvrage portant sur l’hagiographie médiévale886. Les textes de ce recueil, qui illustraient des épisodes des vies des saints et leurs miracles, étaient une véritable source d’inspiration pour des artistes.
En dernier lieu, voir BOZÓKY 2007, p. 17.
Autrement dit, l’Édit de Tolérance (313), cf. J. COTTIN, Jésus-Christ en écriture d’images : premières représentations chrétiennes, Genève 1990, p. 17 ; BOZÓKY, op. cit., p. 15 ; A. ERLANDE-BRANDENBURG, Le culte des reliques et les aménagements liturgiques, „Dossiers d’Archéologie”, 319 : 2007, p. 14-23.
LEGNER 1995, p. 11 ss. ; ERLANDE-BRANDENBURG, loc. cit. ; BOZÓKY, loc. cit.
VAUCHEZ 1981, p. 16 et ss ; LEGNER, loc. cit. ; A. KLEINBERG, Histoires de saints. Leur rôle dans la formation de l’Occident, trad. de l’hébreu par M. Méron, (éd.) 2005, p. 53 ss.
A ce sujet voir SANSTERRE, op. cit., p. 81 et ss.
W. RORDORF, Liturgie,
foi et vie des premiers chrétiens, Paris 1986, p. 9 ; SCORZA BARCE-
LLONA, op. cit., p. 55.
GEARY 1993, p. 51-72.
CHÉLINI 1991, p. 321 ; Cf. Ch. VEYRARD-COSME, Le paganisme dans l’œuvre d’Alcuin, (dans :) L. Mary, M. Sot (éd.), Impies et païens entre Antiquité et Moyen Âge, Paris 2002, p. 127-153.
CHÉLINI, loc. cit.
Voir P. BROWE, Die Verehrung der Eucharistie im Mittelalter, München 1933 ; Id., Die eucharistischen Wunder des Mittelalters, Breslau 1938 ; G.-J.-C. SNOEK, Medieval Piety from Relics to the Eucharist. A Process of Mutual Interaction, Leyde-New York-Cologne 1995.
Voir entre autres P. BADOIRE, Quatre années pastorales ; ou Prônes pour les dimanches et fêtes de quatre années consécutives, précédés des prones dogmatiques, historiques et moraux sur le saint sacrifice de la messe, (éd.) J.-P. Migne, Paris 1844, col. 125 ss. ; V.-D. BOISSONNET, Dictionnaire alphabético-méthodique des cérémonies et des rites sacrés, t. 2 (dans :) Encyclopédie théologique (éd.) J.-P. Migne, Paris 1847, t. 16, col. 981 s. ; P. DU MOULIN, Anatomie de la messe, Paris 1872, p. 170 ; GAGÉ, loc. cit. ; A.-G. MARTIMORT, L’Église en prière : introduction à la liturgie, Paris 1965, p. 186 ; En dernier lieu, voir M. KAPLAN, Le sacré et son inscription dans l’espace à Byzance et en Occident : études comparées, Paris 2001, p. 21 ; BOZÓKY 2007, p. 26.
SCORZA BARCELLONA, op. cit., p. 106.
Cf. note supra n° 837.
Voir M.-R. GABRIEL, Le dictionnaire du christianisme, Paris 2007, p. 291.
VAUCHEZ 1975, p. 170 s ; Idem 1981, p. 25 ss. ; cf. Procès de canonisation au moyen âge : aspects juridiques et religieux, sous la direction de G. Klaniczay, Rome 2004.
VAUCHEZ 1981, p. 121 ss.
Idem 1975, p. 169-175 ; Idem 1981, p. 99-162.
Cf. M.-C. FERRARI, Lemmata sanctorum : Thiofrid d’Echternach et le discours sur les reliques au XII e siècle, CCM, 38/3 : 1995, p. 215-225 ; SANSTERRE, op. cit., p. 83 ; H. PLATELLE, Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum. Richesses et limites d’une critique médiévale des reliques, (dans :) Bozóky, Helvétius 1999, p. 109 et ss. ; SCORZA BARCELLONA, loc. cit.
KLEINBERG, op. cit., p. 249.
Cf. VAUCHEZ 1975, p. 174-175 ; KLEINBERG, op. cit, p. 253, 290 ss.