1.2.3. Diffusion des reliques dans la société médiévale

Étant donné que la présence des reliques était sollicitée non seulement dans le cérémonial, mais aussi dans la vie quotidienne, le désir de les posséder provoqua le développement de leur commerce. Il faut dire que le négoce de reliques était un des plus prospères à l’époque médiévale, surtout entre le IXe et le XIIIe siècle, et il touchait la population à tel point, qu’on aurait pu penser que tout le monde trafiquait911. Les marchands professionnels se multipliaient à côté des voleurs (parfois des clercs spécialisés dans ce type de vol), ce que démontre dans son étude Patrick Geary912. Il s’avère que des reliques étaient dérobées à la demande des ecclésiastiques, ou bien des fidèles fervents et relativement riches, qui en avaient besoin soit à des fins dévotionnelles, soit pour s’assurer un statut social913. Le manque de « saints restes » était une cause de vraies préoccupations. Dans ce cas, le négoce était une des premières solutions pour s’en procurer. D’ailleurs, il prospérait aussi bien chez les laïcs, que dans les congrégations religieuses914.

Le désir d’être à proximité d’un saint, et en outre les obligations rituelles provoquèrent, par conséquent, une prolifération surprenante des reliques. Il y avait plusieurs parties identiques du corps du même saint disséminées dans le monde ; de curieuses affaires de fausses reliques rendaient leur authenticité douteuse. Les reliques les plus convoitées provenaient du milieu oriental, où elles étaient acquises de façon pas toujours avouable. Le fait que les Églises grecque et latine fussent séparées sur le plan doctrinal et liturgique depuis le XIe siècle, n’empêcha pourtant pas le transfert de divers objets de piété à partir de l’Orient, même au contraire. Byzance et la Terre Sainte étaient pour les Occidentaux des lieux où il y avait profusion d’objets merveilleux ; d’où une immense importation de reliques, reliquaires et « images miraculeuses » servant également le rite latin915. Une quantité considérable de reliques arriva en Europe (notamment via l’Italie) au début du XIIIe siècle, après le sac de Constantinople916. Les Occidentaux enlevèrent alors les reliques les plus pieuses qui enrichirent ensuite les trésors de leurs églises917. En réalité, le pillage des lieux saints intensifia le trafic et l’échange de reliques sur les territoires européens918. La pratique de leur accumulation s’était répandue sur une large échelle, car leur nombre ainsi que leur type pouvaient assurer une puissance certaine dans la société médiévale.

L’afflux incontrôlé provoqua par conséquent l’apparition de nombreuses reliques qui n’étaient pas documentées. Le clergé, satisfait d’en avoir une quantité importante, ne se souciait pas de la vérité de leurs origines. Un seul témoignage de donateur ou une inscription suffisaient pour confirmer l’authenticité d’une relique. Pour mettre fin à ces abus, le IVe concile du Latran, qui se tint en 1215, interdit dans le canon 62 la vénération de nouvelles reliques sans l’autorisation du pape919. Le même décret régla la question de l’exposition publique des reliques, en interdisant leur ostension hors des reliquaires920, et cette décision confirmée en 1234 dans les Décrétales assura la protection des « saints restes »921. Les reliques devaient désormais être enfermées dans des sarcophages, ou bien dans leurs reliquaires spécialement confectionnés, dont les formes variées se multiplièrent tout au long du Moyen Âge.

Notes
911.

Cf. CHÉLINI 1991, p. 326, note n° 341 ; GRABOÏS 1998, p. 65 s. ; B. FÉLIX, L’hérésie des pauvres : vie et rayonnement de Pierre Valdo, Genève 2002, p. 113 ; J. LE GOFF, Le Dieu du Moyen Âge : entretiens avec Jean-Luc Pouthier, Paris 2003, p. 87.

912.

GEARY, op. cit., p. 73 ss.

913.

Cf. CHÉLINI, loc. cit. ; GEARY, loc. cit. ; O. BRUAND, Accusations d’impiété et miracles de punition dans l’hagiographie carolingienne, (dans :) Mary, Sot (éd.), Impies et païens, op. cit., p. 158.

914.

P.-A. SIGAL, Reliques, pèlerinages et miracles dans l’ É glise médiévale (XI e -XIII e siècles), „Revue d’Histoire de l’Église de France”, LXXVI / 196 : 1990, p. 193-211 ; CHÉLINI, op. cit., p. 326-327 ; GEARY, op. cit. p. 73-90.

915.

GRABOÏS 1998, p. 61 ss.

916.

P.-E. RIANT, Des dépouilles religieuses enlevées à Constantinople au XIII e siècle par les Latins et des documents historiques nés de leur transport en Occident, Paris 1875. En dernier lieu, voir J.-C. SCHMITT (dans :) Bozóky 2007, p. 1 ss., aussi BOZÓKY, op. cit., p. 110 ss.

917.

BELTING 1979 (1982), p. 38 ; BOZÓKY, loc. cit.

918.

CHÉLINI, Histoire religieuse..., op. cit., p. 400 ; GEARY, op. cit. p. 131 et ss.

919.

VAUCHEZ 1981, p. 33, note n° 30.

920.

Cf. Ibid. Ledit canon 62 : De reliquiis sanctorum. Cum ex eo, quod quidam sanctorum reliqias exponunt venales et eas passim ostendut, christianae religioni datractum sit saepins: ne in posterum datranatur, praesenti decreto statuimus, ut antiquae reliquiae amodo extra capsam nullatenus ostendantur nec exponatur venales. Inventas autem de novo nemo publice venerari praesumat, nisi prius autoritate Romani Pontificis fuerint approbatae... (ut antiquae reliquiae extra capsam non ostendantur). Ce canon avait repris, selon VAUCHEZ, loc. cit., un des décrets du synode de Mayence de 813, inséré dans le Décret de Gratien. Voir aussi les références dans la note infra.

921.

Cf. J.-D. MANSI, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, Paris 1900, vol. XXII, c. 30 ; Ch.-J. HEFELE, Histoire des conciles d’après les documents originaux, trad. fr. H. Leclerc, Paris 1913, vol. V, 2e partie, p. 1381 ; H. DENZINGER, Enchiridion symbolorum, definitionum et declarationum de rebus fidei et morum, Friburgi Brisg.-Barcione 1955, p. 205-206 ; R. FOREVILLE, Latran I, II, III, IV, (dans :) G. Dumeige (dir.), Histoire des conciles œcuméniques, Paris 1965, vol. 6, p. 377-378 ; N. HERRMANN-MASCARD, Les Reliques des saints : formation coutumière d’un droit, Paris 1975, p. 101, 183, 249 ; PREISING 1995-1997, p. 38 ; A. DIERKENS, Du bon (et du mauvais) usage des reliques au Moyen Âge, (dans :) Bozóky, Helvétius 1999, p. 248 ; R. PACIOCCO, Indulgenze, culto dei santi, liturgia nei secoli XIII e XIV (con un esempio assisano), (dans :) Il tempo dei santi…, p. 226.