2. Le miracle iconique des images pieuses

Il est remarquable qu’en Orient l’icône elle-même soit vénérée comme relique. Elle était réputée assurer la présence de l’élément divin, tandis que la puissance des figurations du rite occidental relevait d’abord des reliques qu’elles contenaient. C’est le cas des statues-reliquaires connues autours de l’an mil dans l’Église latine, lesdites Majestés représentant la Vierge à l’Enfant ou bien un saint trônant, évoquées dernièrement par Jean-Claude Schmitt et Édina Bozóky922. A ce propos Claire Thiellet insiste sur l’évolution des reliquaires à partir d’une forme simple, telle une châsse, à une statue enfermant des reliques, et enfin à une statue dépourvue de relique, objet de dévotion en soi923 ; ceci étant une façon de justifier la vénération des images par le culte des reliques.

Les effigies cultuelles s’étant inscrites durablement dans les deux systèmes religieux, grec et latin, leurs archétypes sont devenus les synonymes des reliques manquantes. De surcroît, une relique se fait image, et à son tour une image se fait relique, comme l’a bien remarqué Francesco Scorza Barcellona924. La vénération due à la Vierge et au Christ se rapportait à leurs représentations achéiropoïètes925 ;appelées couramment les images de grâce, elles étaient particulièrement appréciées sur le territoire de l’Europe926. La conséquence en est qu’au Moyen Âge central on voit s’y répandre la dévotion non seulement envers les figurations sculptées, mais aussi à celles peintes sur panneau de bois, distinctes des reliques et vénérées à l’instar des icônes. Dès le XIIIe siècle l’image devient, ce que constate entre autres Jérôme Baschet, un moyen pour acquérir des indulgences ; elle opérait la rémission des péchés à travers des prières qu’on lui adressait927. La croyance en l’authenticité des effigies mariales et christiques rendait ces représentations et toutes leurs répliques exceptionnelles928. Imprégnées de sacralité, elles étaient l’objet d’une vénération profonde. On fondait en elles son espérance comme s’il en émanait de celles-ci une efficacité sacramentelle – une efficacité transcendante, le tout sans aucun fondement dogmatique. Comme le signalent Angenenedt et Jezler, cette dévotion n’était pas définie, mais elle était réellement vécue929. Les questions qui se posent à ce propos impliquent la double perception de l’image : celle considérée du point de vue de sa matérialité (l’objet, lui-même et son usage), et celle où le figuratif relève de l’imaginaire et de la croyance, lesquels servent de canal entre le monde terrestre et l’Au-delà divin930. La raison en est, pour un auteur comme Baschet, qu’une image peut être effectivement comprise comme un « corps vivant »931. En outre, il y a des images qui contiennent un corps (particules, esquilles qualifiées de reliques) ; c’est le cas desdites statues-reliquaires et des tableaux-reliquaires auxquels cette étude est consacrée.

Les plus saintes images-reliques d’Occident se trouvaient à Rome. Leur popularité aux XIIe et XIIIe siècles était étroitement liée à la consolidation des espaces politiques de l’Europe occidentale et de leur subordination à la primauté de l’Église romaine. Le pouvoir royal devait désormais s’affirmer à Rome, en présence d’une image achéiropoïète ; l’office prévu pour cette occasion reliait symboliquement, d’après Jean-Claude Schmitt, le Saint-Siège au mystère de la Passion du Christ932. Le portrait christique non peint conservé au Latran, dans la chapelle Sancta Sanctorum, dont la première référence date du VIIIe siècle933, était la plus importante représentation avec celle dite Salus Populi Romani de Sainte-Marie-Majeure (fig. 2, 47) ; et on vénérait l’une et l’autre en tant que palladium de la ville934. Plusieurs copies en avaient été faites à des fins cultuelles, pour prendre leur place dans des processions célébrées sur le territoire du Latium935. L’image du Latran, quant à elle, était portée lors d’une procession qui se terminait à la basilique de Sainte-Marie-Majeure. C’était l’une des processions solennelles, c’est-à-dire une de celles qui avaient lieu à l’occasion des fêtes mariales du 2 février, du 25 mars, du 15 août et du 8 septembre. Il faut tenir compte du fait que dès le XIIe siècle la sancta icona n’était portée qu’à la procession du 15 août, la fête de l’Assomption936.

En revanche, le Mandylion byzantin ayant disparu, une autre achéiropoïète se manifesta en Occident, à la basilique Saint-Pierre, et c’est elle qui deviendra l’archétype des images christiques dans l’Église romaine. Il s’agit de la Veronica – Vera Icon dont le culte existait, d’après Jean-Marie Sansterre, bien avant que le pape Innocent III ait pris l’initiative de le lancer au début du XIIIe siècle937. Or deux représentations, liées traditionnellement à l’existence d’une effigie authentique du Christ, méritent d’être évoquées ici : la Sainte Face conservée au Palais Pontifical du Vatican (fig. 53)938 et le tableau de l’église Saint-Barthélemy-des-Arméniens de Gênes (fig. 54) ; ce dernier offert au XIVe siècle par l’empereur Jean V Paléologue au capitaine de la colonie génoise du Bosphore, Lionardo Montaldo939. Ces images sont, en effet, les répliques du même modèle pictural qui était privilégié par l’Église dans son ensemble, en raison de la provenance supranaturelle qu’on lui attribuait940. Et, chacune d’entre elles était vénérée par recours à la croyance en son authenticité.

Dès le XIIIe siècle, se répandit également une légende à propos de l’origine merveilleuse du crucifix dénommé Volto Santo, la « Sainte Face » de Lucques (fig. 55), probablement une réplique, des environs de 1200, d’une image qui aurait été crée vers 1100 ; la figuration originelle était supposée remonter au VIIIe siècle et provenir de Terre Sainte941. Il est remarquable que l’effigie reproduise les traits de ladite Véronique. Cela se rapporterait à une légende, selon laquelle Dieu aida saint Nicomède, par l’intermédiaire des anges, à dessiner le visage du Christ942. Comme l’a démontré Erwin Panofsky, le crucifix confectionné en bois de cèdre – ce qui confirmerait sa provenance orientale –, était une création singulière importée et conservée en Occident943. Cet exemple est d’autant plus intéressant qu’il témoigne du culte d’une figure christique sculptée distincte de reliques, mais vénérée à l’égal d’une relique ; ceci ayant eu lieu vraisemblablement autour de l’an mil, hors du territoire du Latium et bien avant l’afflux massif des icônes sur la péninsule italienne.

Enfin, il ne faut pas omettre de mentionner une représentation du Christ du Pitié qui se rapporterait à une vision de saint Grégoire survenue pendant la messe (fig. 56). Imago pietatis de Santa Croce in Gerusalemme, dont il est question, fut apportée du couvent de Sainte-Catherine du Sinaï en Italie du sud par un chef militaire (Raimondello Orsini del Balzo) vers 1380 et offerte plus tard à l’église romaine944. Très vite on considéra que cette image avait appartenu à Grégoire le Grand et on crut qu’elle figurait le Christ tel qu’il apparut dans sa vision. Cette image datée de 1300 environ, inspirée d’un type iconographique byzantin, jouissait de prestige auprès de la société occidentale, car elle aussi était considérée comme authentique945. Il semble que le retable-reliquaire, dans lequel la sainte icône fut enfermée plus tard (fig. 105), n’ait servi qu’à renforcer son caractère sacré, et ceci par l’intermédiaire des reliques qui y étaient incluses, avec la relique principale de la Sainte Croix placée au milieu.

Pour conclure, les effigies mariales et christiques possèdent un statut privilégié dans l’Église, parce qu’elles sont considérées comme les équivalences des reliques les plus précieuses, dont elles doivent compenser l’absence théologique. La raison en est qu’on leur attribuait une valeur sacrée, et donc le pouvoir surnaturel d’opérer des miracles. De ce fait, on croit que la Vierge et le Christ interviennent par l’intermédiaire de leurs images, substituts de leur présence946. C’est pourquoi, les portraits de la Vierge peints par saint Luc, la Véronique, l’Imago Pietatis conservés à Rome et le Volto Santo de Lucques étaient les représentations les plus vénérées (voir fig. 57). Il existe, bien évidemment une différence essentielle entre la matérialité des images et celle des reliques947. Les reliques étant des esquilles d’un corps humain créé par Dieu, leur pouvoir miraculeux relèverait directement de leur Créateur. En revanche, une image doit son existence à l’homme. Ce fait n’empêchait pourtant pas d’attribuer à la création « faite de main d’homme » une origine surnaturelle. En ce sens l’image aurait été créée grâce à l’intervention divine. Ainsi, elle pouvait affirmer sa consubstantialité avec le prototype, donc imiter la relique948.

Notes
922.

BELTING (1990) 1998, p. 402 ss. ; SCHMITT 2002, p. 76 ss. ; BOZÓKY 2007, p. 22, 27 ss.

923.

C. THIELLET, La dévotion mariale en Occident autour de l’an mil, (dans :) Béthouart, Lottin 2005, p. 76. Cf. SCHMITT 1987, p. 283.

924.

SCORZA BARCELLONA, loc. cit.

925.

Voir supra chap. II, § 1.2.3.

926.

RINGBOM 1997, p. 30 s.

927.

BASCHET 1996, p. 9.

928.

SCORZA BARCELLONA, op. cit., p. 112.

929.

ANGENENDT 1997, p. 371 ss. ;JEZLER, loc. cit.

930.

BASCHET, op. cit., p. 13 ; SCHMITT 1996, p. 37.

931.

BASCHET, loc. cit.

932.

SCHMITT, loc. cit.

933.

Voir supra chap. II, § 1.2.3.B ; Annexe I : Q4.

934.

BELTING, op. cit., p. 79 ss., 93 ss., 277 ss. ; CHASTEL 1999, p. 34-35 ; SCHMITT 2002, p. 218 ss. ; WIRTH 2008 (a), p. 55.

935.

GARISSON 1955, II, p. 5 ss. ; Idem 1958, III, p. 189 ss. ; KITZINGER (éd.) 2003, p. 948.

936.

G. MARANGONI, Istoria dell oratorio appellato Sancta Sanctorum, Roma, 1747 ; In Assumptione s. Mariae, in nocte quando tabula portatur, composé au temps d’Othon III, édité par Di Constanzo, Disamina degli scrittori e monumenti risguardanti s. Rufino, Assise 1797, p. 422 ; Voir Le Liber Pontificalis, texte, introduction et commentaire par L. Duchesne, Paris 1981, t. I, p. 331 note 44, p. 376, 442, t. II, p. 110, 135.

937.

Voir SANSTERRE, Variations d’une légende…, passim, notes 38, 39 ; Cf. BELTING, op. cit., p. 294 s. ; En dernier lieu, WIRTH, op. cit., p. 56 s. Cf. supra chap. II, § 1.2.3.B.

938.

Voir (dans :) M. FAGIOLO, M.-L. MADONNA (éd.), Roma 1300-1875, L’arte degli anni santi, (cat. de l’expo.) Roma Palazzo Venezia, 20 dicembre 1984 - 5 aprile 1985, Milano 1984, p. 122 n° II.9 ; BELTING, op. cit., p. 280 ss.

939.

Voir C. DUFOUR BOZZO, La cornice del „Volto Santo” di Genova, CA, XIX : 1969, p. 223-230, fig. 1-7 ; Id., Il „Sacro Volto” di Genova, Rome 1974 ; FAGIOLO, MADONNA, loc. cit. ; BELTING, loc. cit. ; VELMANS 2002 (c), p. 172.

940.

Voir supra chap. II, § 1.2.3.B.

941.

BELTING, op. cit., p. 412 ss. ; J.-C. SCHMITT, Cendrillon crucifiée. A propos du Volto santo de Lucques, (dans :) Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Âge, XXVe Congrès des la SHMES (Orléans, juin 1994), « Série Histoire ancienne et médiévale » (34), Paris 1995, p. 241-269 ; M.-C. FERRARI, Imago visibilis Christi. Le volto santo de Lucques et les images authentiques au Moyen Âge, „Micrologus”, 6 : 1998, p. 29-42 ; C. MORRIS, The sepulchre of Christ and the medieval West : from the beginning to 1600, Oxford-New York 2005, p. 151 s. ; WIRTH 1999 (a), p. 43 ; E. PANOFSKY, Krucyfiks w katedrze w Brunszwiku i Volto Santo w Lukce, (dans :) textes réunis Średniowiecze, (éd.) Warszawa 2001, p. 73 ss., 1ère publication (dans :) Festschrift für Adolph Goldschmidt, Leipzig 1923, p. 37-44 ; I.-E. FRIESEN, The female crucifix : images of St. Wilgefortis since the Middle Ages, Waterloo, Ont., 2001, p. 13 ss. ; Voir aussi Légende du Saint-Voult, BAV, MS Pal. Lat. 1988, cit. par H. MADDOCKS, The Rapondi, the Volto santo di Lucca, and Manuscript Illumination in Paris ca. 1400, (dans :) G. Croenen, P. Ainsworth (éd.), Patrons, Authors and Workshops : Books and Book Production in Paris Around 1400, Louvain 2006, p. 91-122 ; WIRTH 2008 (a), p. 61.

942.

Cf. note supra, de même qu’une notice (dans :) Description historique de l’Italie en forme de dictionnaire, Avignon 1790, vol. II, p. 402.

943.

PANOFSKY, op. cit., note n° 22.

944.

C. BERTELLI, The image of Pity in Santa Croce in Gerusalemme, (dans :) Essays in the History of Art presented to Rudolf Wittkower, 1967 ; BELTING 1981, p. 66-68, lit. p. 299 ; FAGIOLO, MADONNA 1984, n° III.7.1, p. 164 ; F. BOESPFLUG, J.-M. SPIESER, Ch. HECK, V. DA COSTA, Le Christ dans l’art des catacombes au XX e siècle, Paris 2000, p. 74-75.

945.

Voir note supra.

946.

BEAUSSART, loc. cit.

947.

Voir SCHMITT 2002, p. 288.

948.

JEZLER, loc. cit. ; MICHAUD, op. cit., p. 15. Cf. E. PANOFSKY, Peinture et dévotion en Europe du Nord à la fin du Moyen Âge, Paris 1997, passim.