2. Byzance

Il est notoire que la plupart des premiers reliquaires byzantins sont des staurothèques (gr. σταυρός, staurós : croix) ; cassettes destinées à enfermer des reliques de la Sainte Croix955. Décorées d’émaux, de métaux précieux ou bien de peintures sur bois, elles reproduisent en règle générale le même schéma iconographique, selon lequel la scène principale de la Crucifixion est accompagnée des thèmes narratifs de l’Évangile, ou des portraits de saints avec la Vierge. Afin de démontrer le rapprochement formel et iconographique de certaines staurothèques avec les tableaux-reliquaires, nous voudrions citer d’abord l’exemple d’une cassette en émail cloisonné, conservée dans un musée new-yorkais (fig. 59)956. La disposition des images, sur la surface de cet objet, ressemble à celle que nous allons voir dans des panneaux incrustés de reliques ; la juxtaposition des bustes de saints (apôtres) autour de la figuration centrale serait, en quelque sorte, une référence à des encadrements-reliquaires connus par la suite.

Une autre staurothèque byzantine – datée du XIIe siècle (fig. 64) –, qui nous intéresse ici, était autrefois déposée (avec un tableau-reliquaire marial du XVe siècle que nous allons présenter plus loin, fig. 102.a) dans une église collégiale en Pologne ; les deux reliquaires ayant disparu après 1939. Cette cassette de bois de cèdre, qui a été l’objet d’études et plus particulièrement de celles de Michał Walicki, était décorée de pierres précieuses et couverte de plaques d’argent avec des figurations au repoussé ; sur les quatre côtés, étaient exposées des effigies de saints en médaillons – telles imagines clipeatae (accompagnées d’inscriptions grecques, entre autres : Ste Hélène – il manque une effigie, probablement celle de l’empereur Constantin –, St Pierre, St Matthieu, St Luc, St André, St Barthélemy, St Philipe, St Théodore, St Grégoire, St Nicolas, St Blaise, St Jacques, St Thomas, St Simon, St Géorges, St Jean, St Marc et St Paul)957.

L’introduction d’une effigie mariale dans ce type de reliquaire s’impose, car la maternité divine et le rôle de corédemptrice rendaient la représentation de la Vierge indispensable dans le contexte christologique958. Ainsi, on la voit intercéder auprès du Christ, dans une staurothèque byzantine du Musée d’art sacré du Vatican (fig. 63)959. Le portrait d’une Vierge Avocate 960 est présenté à l’intérieur du reliquaire, à côté du Christ-Pantocrator. L’analyse du contenu iconographique montre la logique dans la juxtaposition des images exposées sur la surface de la cassette. La Crucifixion figurée sur le couvercle à l’extérieur fait contrepoint à l’effigie du Sauveur qui apparaît après l’ouverture. De la sorte, les représentations du Christ vainqueur, de la Vierge, des anges et des Pères de l’Église constituaient un ensemble avec des reliques incluses jadis dans la cavité en forme de croix patriarcale. L’exemple de cette staurothèque paraît, en effet, devancer le modèle des icônes incrustées de reliques.

Ce concept fut développé dans des panneaux uniques dont témoignerait un reliquaire byzantin de Saint-Pétersbourg (fig. 65)961. Le même genre d’encadrement, parsemé de bustes de saints, de pierres précieuses et percé de cavités à reliques, se répandra au Moyen Âge central et tardif sur le territoire européen. Par ailleurs, nous voudrions mentionner à ce propos l’existence de reliquaires de petites dimensions, pendentifs émaillés (gr. encolpion, médaillon-reliquaire), comme celui du trésor de la basilique de Maastricht (fig. 66)962 ; qui présente un autre type formel, mais dont le contenu consiste aussi à fusionner une image mariale et des reliques. Sur le couvercle du reliquaire la Vierge, désignée par le sigle ΜΡ ΘΥ – Mère de Dieu, est présentée telle une Hagiosoritissa ; tournée vers la gauche, elle s’adresse à l’effigie du Christ qui apparaît dans un quart de médaillon. Une inscription conservée en bordure est difficilement lisible, mais on suppose qu’elle se rapporte soit à des reliques qui y étaient enfermées, soit à une invocation mariale ; au verso, une scène de l’Annonciation traitée au repoussé est, par contre, postérieure963. Faut-il considérer ce petit reliquaire comme singulier dans son genre, ou comme faisant partie d’un groupe d’objets dévotionnels similaires ? D’après l’état actuel des recherches, nous ne disposons pas d’autres reliquaires mariaux du même type. Nous inclinons pourtant à croire qu’ils étaient répandus dans le monde byzantin964.

En revanche, une autre question se pose au sujet du rapprochement formel des icônes encadrées de reliques et du décor des reliures d’Écritures saintes. Nous nous référons ici à une comparaison des plats d’un évangéliaire constantinopolitain du trésor de la basilique Saint-Marc de Venise (fig. 69) avec le diptyque-reliquaire, vraisemblablement aussi de provenance constantinopolitaine ( ?), conservé à Cuenca (fig. 70)965. La juxtaposition de ces deux diptyques (l’un élaboré en émail, l’autre peint sur panneau de bois) démontre d’importantes similitudes pour ce qui est du contenu des images et de leur disposition. Notons qu’ils figurent respectivement le Christ et la Vierge en pied, placés au centre de chaque tableau et entourés des effigies de saints. Le mode de présentation ne diffère guère de celui qui présidait à la composition des icônes, et ensuite à celle des tableaux dévotionnels d’Occident. Peut-on parler ici de la transposition d’un modèle constantinopolitain ? En effet, les portraits des saints en médaillons décorés de riches pierreries, dans les plats de l’évangéliaire, semblent être réitérés dans le diptyque de Cuenca. Le caractère fonctionnel de ce dernier imposerait en outre l’insertion des reliques ; celles-ci aussi accompagnées de pierres précieuses telles « pierres vives », lapides vivi de la foi, selon une désignation métaphorique des saints966. Il est fort probable que les deux diptyques avaient été élaborés d’après le même schéma qui circulait dans le monde chrétien. Malgré les trois siècles environ qui les séparent, on ne peut pas réfuter complètement et catégoriquement cette hypothèse sur l’adaptation du modèle de plats d’évangéliaire à des tableaux-reliquaires d’abord byzantins, puis occidentaux.

Ceci étant dit, prenons à titre d’exemple une reliure byzantinisante de l’évangéliaire de Poussay, réalisée au début du XIe siècle dans le milieu latin (fig. 60) ; une Vierge à l’Enfant de type oriental – une petite icône en ivoire sculpté –, est enfermée dans un encadrement couvert de plaques d’or avec quatre figures au repoussé (le Christ trônant, saints Pierre et André, ste Menne), et rehaussé de pierres précieuses967. De plus, un tableau déposé, d’après des sources bibliographiques, dans le trésor de la basilique du Saint-Sépulcre de Jérusalem, attirent également notre attention (fig. 61)968. Ce tableau constantinopolitain (reliure d’un lectionnaire ?), daté du XIIe siècle, comporte une effigie du Christ (repeinte probablement au XVIIIe siècle) enchâssée dans un large cadre figuratif décoré de dorure et d’émaux969. L’inscription Basileus Tes Doxes (lat. Rex gloriae, le Roi de gloire) – placée au-dessus de l’image principale –, pourrait toutefois témoigner de la présence d’une Imago Pietatis, comme celle dans la petite icône en mosaïquede Santa Croce in Gerusalemme (fig. 56) ; ce titulus fut particulièrement lié aux portraits du Christ comme l’Homme de douleurs et à leur interprétation eucharistique970.

Lesdits tableaux sont d’autant plus remarquables qu’un tel type formel, introduit dans le contexte des Écritures saintes, se développera dans la composition des images de dévotion mariales ayant fonction de reliquaire. Il en va de même pour les encadrements comparables des icônes sans reliques (fig. 68). Rappelons que la présence des reliques n’était pas indispensable pour qu’une effigie du Christ ou de la Vierge devienne sacrée. C’est cette image qui était parfois considérée, et non seulement en Orient, comme une relique ; prenons à titre d’exemple une icône byzantine conservée dans le couvent des clarisses de Cracovie (fig. 67)971.

Enfin des icônes-reliquaires, telles celles que nous étudions, figurent autour des années 1200, comme le constate Vocotopoulos, dans des inventaires des monastères byzantins972. En tout état de cause, soulignons que l’icône peinte sur bois ne commence à prédominer en Orient et à se répandre en Europe qu’à partir du XIIIe siècle973. C’est alors que le modèle de panneau byzantin s’implanterait en Occident sous la forme de retables portatifs et de tableaux dévotionnels, parfois incrustés de pierres précieuses et de reliques. Il faut cependant signaler qu’un certain doute, soulevé par Milena Bartlová, subsiste dans la littérature spécialisée en ce qui concerne l’origine byzantine des tableaux-reliquaires d’Occident974. Notre objectif est donc d’élucider cette question, et ceci grâce à une analyse comparative des œuvres que nous allons établir dans les chapitres à venir.

Notes
955.

Voir (dans :) le dictionnaire terminologique des beaux-arts, K. KUBALSKA-SULKIEWICZ (éd.), Słownik terminologiczny sztuk pięknych, Warszawa 1997, p. 388 ; Aussi, J.-P. MICHAUX, Elsevier’s Dictionary of Art History Terms : in French-English and English-French, Amsterdam 2005, p. 201 ; Cf. H.-A. KLEIN, Eastern Objects and Western Desires : Relics and Reliquaries between Byzantium, DOP, 58 : 2004, p. 283-314.

956.

N° 17.190.715ab (dans :) Heilbrunn Timeline of Art History, New York : The Metropolitan Museum of Art, 2000 – [en ligne] http://www.metmuseum.org/toah/ho/06/eusb/ho_17.190.715ab.htm (2006).

957.

M. WALICKI, Kolegiata w Tumie pod Łęczycą, Łódź 1938, p. 52-58, tab. XXIII, XXIV, XXV, XXVI, cit. aussi A. PRZEŹDZIECKI, E. RASTAWIECKI,Wzory sztuki średniowiecznej [...] w dawnej Polsce, Warszawa 1855-1858, série II.

958.

Voir supra chap. II, § 1.1.2.B.

959.

F.-E. HYSLOP, A Byzantine Reliquary of the True Cross from the Sancta Sanctorum, AB, 16 : 1934, p. 333-340 ; A.-M. WEYL CARR, (dans :) The Glory of Byzantium, (cat. de l’expo.) The Metropolitan Museum of Art’s, New York, March 11 - July 6, 1997, New York 1997, p. 76-77, n° 35 ; VOCOTOPOULOS, loc. cit.

960.

Voir supra chap. Ier, § 2.2.b).

961.

Voir Le trésor de la Sainte-Chapelle, (cat. de l’expo.) Paris, Musée du Louvre, 31 mai 2001 - 27 août 2001, (dir.) J. Durand, M.-P. Laffiette, p. 94, fig. 1.

962.

Dimensions : 9 x 3 x 1,7 cm ; Cf. F. BOCK, M. WILLEMS, Antiquités sacrées conservées dans les anciennes collégiales de S. Setvais et de Notre-Dame à Maëstricht, Maëstricht 1873 ; De Monumenten van Geschiedenis en Kunst in de Prov. Limburg, I. De Monumenten in gemeente Maëstricht, (4e éd.), p. 550, 551, fig. 517, 518 ; K. WESSEL, Die byzantinische Emailkunst von 5. Bis 13. Jahrhundert, Recklinghausen 1967, n° 39 ; M.-C. ROSS, Catalogue of the Byzantine and Early Medieval Antiquities in the Dumbarton Oaks Collection I. Metalworks, Ceramics, Glass, Glyptics, Painting, Washington 1962, n° 121 ; B. PITARAKIS, Female piety in context : understanding developments in private devotional practices, (dans :) Vassilaki 2005, p. 158, note n° 30 ; B.-V. PENTCHEVA, Icons and power : the Mother of God in Byzantium, (éd. The Pennsylvania State University Press) 2006, p. 77, fig. 41.

963.

J. LAFONTAINE-DOSOGNE, (dans :) Splendeur de Byzance / Europalia 82, Hellas-Grèce, (cat. de l’expo.) du 2 octobre au 2 décembre 1982, (réd.) J. Lafontaine-Dosogne, Bruxelles 1982, E. 4, p. 192 ; Byzance. L’art byzantin dans les collections publiques françaises, (cat. de l’expo.) Musée du Louvre, 3 novembre 1992 - 1er février 1993, p. 328, fig. 2.

964.

Voir le pendentif émaillé constantinopolitain avec la Vierge Avocate et le Christ-Pantocrator, sans fonction de reliquaire, daté vers 1080-1120, (3.3 x 2.4 x 2 cm) ; coll. Metropolitan Museum of Art, (n° 1994.403).

965.

Catalogue : II, n° 2.

966.

Cf. K. MÖSENDER, Lapides Vivi. Über die Kreuzkapelle der Burg Karlstein, „Wiener Jahrbuch für Kunstgeschichte”, 34 : 1981, p. 47 ss. ; LEGNER 1995, p. 224 ; SCHMITT 1999, p. 152.

967.

Voir entre autres S. COLLIN-ROSET, L’évangéliaire de Poussay, „Le Pays Lorrain”, 64 : 1983, p. 77-90 ; M.-P. LAFFITTE, V. GOUPIL, Reliures précieuses, Paris 1991, p. 51 ; Manuscrits enluminés de la Bibliothèque nationale de France. Manuscrits enluminés d’origine germanique, X e -XIV e siècle, vol. V, Centre de recherche sur les manuscrits enluminés, F. Avril, C. Rabel avec la collaboration d’I. Delaunay, Paris 1996, p. 98.

968.

BELTING 1981, p. 184-186 ; VAN OS 1994, fig. 50. Nous n’avons pourtant pas eu de confirmation de la part des gardiens de la basilique en ce qui concerne cette représentation.

969.

Voir H. SCHLIE, Welcher Christus ? Der Bildtypus des « Schmerzensmannes » im Kulturtransfer der Mittelalters, (dans :) U. Knefelkamp, K. Bosselmann-Cyran (éd.), Grenze und Grenzüberschreitung im Mittelalter, (11. Symposium des Mediävistenverbandes vom 14. bis 17. März 2005 in Frankfurt an der Oder), Beriln 2007, p. 310, note n° 2, p. 324 fig. 2.

970.

R. BAUERREISS, « Basileus tes doxes ». Ein frühes Eucharistisches Bild und seine auswirkung, (dans :) Pro mundi vita. Festschrift zum Eucharistischen Weltkongress 1960, Münich 1960, p. 49-67 ; BELTING, loc. cit., ; D. RIGAUX, Le Christ du dimanche : histoire d’une image médiévale, Paris 2005, p. 42 s. ; SCHLIE, op. cit., p. 310 note° 3, p. 318 ss.

971.

B. DĄB-KALINOWSKA, Die krakauer Mosaikikone, „Jahrbuch der Österreichischen Byzantinistik”, 22 : 1973, p. 285-299 ; Eadem, Krakowska ikona mozaikowa, BHS, 35/2 :1973, p. 115-125 ; GADOMSKI 1981, p. 24.

972.

Cf. VOCOTOPOULOS, op. cit., p. 149.

973.

Ibid.,p. 109.

974.

Voir infra chap. VII, § 1.