Chapitre V
Tableaux-reliquaires dans l’art médiéval d’Occident

1. De la statue-reliquaire au tableau incrusté de reliques

A l’époque où l’icône était encore peu répandue, un autre genre d’image religieuse apparaît en Occident, et ceci malgré l’ostracisme déclaré par les Libri carolini 975 . Les images tridimensionnelles, comme les statues cultuelles, prennent une place importante dans le rituel latin dès le VIIIe siècle, ce que confirment d’après Danielle Gaborit-Chopin des sources historiques, notamment le Liber Pontificalis 976. La spécificité de ces représentations, qui se multiplient en Europe entre le Xe et le XIIe siècle, consiste dans la conjonction de leur aspect figuratif et de leur fonction de reliquaire. Désignées comme Majestés – les statues trônant (ou bien à mi-corps) du Christ, de la Vierge à l’Enfant et des saints, élaborées en bois avec un revêtement d’orfèvrerie, caractéristiques de l’époque carolingienne –, semblent toutefois avoir des origines complexes977. C’est pourquoi, on ne parle plus d’une particularité auvergnate978, ce que suggérait autrefois Louis Brehier à propos de la Vierge de Clermont – réalisée autour de 946 (fig. 71)979. Après la disparition de la plupart de ces figurations, la sainte Foy de Conques – datée de la seconde moitié du Xe siècle – demeure la plus ancienne et unique Majesté féminine excepté les statues mariales (fig. 72, 74)980. Ce type de reliquaire figuratif aurait été plus tard spécialement apprécié à Cluny. Un exemple intéressant se trouve mentionné, ce que remarquent respectivement Dominique Iogna-Prat et Joachim Wollasch, dans le Liber tramitis – un coutumier clunisien composé avant 1040 pour l’abbaye de Farfa981. Un premier inventaire donné par celui-ci, dont parle ensuite Alain Guerreau, fait état de reliques enchâssées in imagine sancti Petri 982. Rappelons pourtant ici que le mot imago se rapporte aussi bien à un tableau qu’à une statue983 ; comme le souligne Wollasch, il peut s’agir également des tabulae qui sont parfois désignés explicitement comme tabulae cum imaginibus sanctorum 984. L’existence d’un tableau-reliquaire (une peinture sur panneau de bois) à Cluny, déjà dans la première moitié du XIe siècle, serait à notre avis trop précoce par rapport aux exemples dont nous disposons tant dans l’art byzantin qu’en Occident médiéval (notamment dans la péninsule italienne)985. Dans ledit cas, nous avons sans doute affaire à une ancienne statue-reliquaire dorée, décrite dans un inventaire du XIVe siècle – souligne entre autres Patrick Henriet –, couronnée et décorée de pierres précieuses à l’instar de la statue de Conques986. Néanmoins, ce sont les figurations mariales qui nous intéressent particulièrement dans le cadre de cette étude analytique. Il existe d’ailleurs, outre les statues connues en France comme celles de Saint-Pourçain (960), Tournus (979) ou d’Aurillac (1010), une tradition des Majestés dans l’art ottonien dont témoignent la Vierge d’or d’Essen, la Vierge d’Hildesheim et plusieurs autres que nous ne citerons pas ici987.

Dressées sur l’autel et portées en procession, elles rendaient visible par leur forme figurée la présence du sacré dans le rituel. Leur fonction était liée avec celle de reliquaire, ou bien avec celle de tabernacle. Car, elles comportaient dans leur corps une logette – reservaculum, servant à conserver soit des reliques, soit une hostie consacrée988. Ce modèle fut repris dans les statuettes de cuivre et d’argent doré, réalisées en série dans le premier quart du XIIIe siècle par des ateliers limousins (fig. 73)989. Ainsi, les Vierge-tabernacles citées dans des inventaires des monastères cisterciens français seraient, ce qu’a suggéré Nowiński, de telles statuettes ; lesquelles traduisaient plastiquement la comparaison symbolique de la Vierge avec le trône de majesté divine 990. Dans ce contexte, le recours à la métaphore conçue par Pierre Damien, selon laquelle le sein de la Vierge était comme un autel, duquel le Christ monta sur l’autel de la croix 991, affirmerait la présentification de la Majesté mariale dite Sedes Sapientiae – trône de la Sagesse –,dans l’espace central de l’autel992. La question que nous devons soulever ici est celle du rapprochement idéel des statues et des tableaux mariaux incrustés de reliques. Dans les deux cas, nous avons à considérer une image figurant la divinité dans l’interprétation iconographique de la Vierge à l’Enfant, contenant en outre des éléments tangibles de la sainteté, comme des reliques ou une hostie. Il est intéressant, ce que signale Éric Palazzo, que l’une comme l’autre – image tridimensionnelle et icône en deux dimensions –, soient investies du même pouvoir surnaturel993. Ces images stimulent un culte profond concentré sur l’objet, lui-même, et deviennent les véritables acteurs de la liturgie994. Peut-on alors admettre que ce type de statue ait directement inspiré le schéma tableau-reliquaire ? De fait, les origines des statues et des tableaux incrustés de reliques relèvent respectivement de la transformation d’une simple boîte-reliquaire en reliquaire figuratif, sculpté ou peint995. Mais, nous insistons sur leur transition distincte, malgré leur similarité du point de vue iconographique et fonctionnel.

Remarquons que les statues-reliquaires sont caractéristiques de la chrétienté d’Occident, ce genre de sculpture cultuelle n’étant jamais devenu l’objet de l’art byzantin996. Elles se manifestèrent en Europe avant que le modèle de l’icône orientale y ait été disséminé. On suppose d’ailleurs que les Vierge-tabernacles romanes, antérieures aux tableaux-reliquaires, sont à l’origine des retables mariaux sculptés, formés entre le XIIIe et le XIVe siècle sur les territoires européens du Nord, spécialement dans le milieu franco-germanique997. Il est notoire qu’à la même époque l’icône de la Vierge trouve une place prédominante en Italie, faisant partie des structures de pala, ou bien en tant que tableau autonome portatif998. Entre le XIVe et le XVe siècle, son modèle pictural se répand en Europe du Centre-Est. Les images mariales peintes sur panneau de bois jouissaient, certes, d’une véritable popularité dans l’art gothique des Slaves d’Occident. Transposées à partir des peintures italo-byzantines, elles démontrent cependant leur originalité dans le type formel de tableau-reliquaire999.

Toutefois il importe de noter ici l’existence de tableaux de la Vierge qui comportent une seule logette à reliques. La présence de cette logette dans la peinture même aurait pu relever en quelque sorte du concept de statue-reliquaire. Dans ce cas, on doit également prendre en considération l’adaptation du modèle de buste-reliquaire moins ancien, remontant au XIVe siècle (fig. 75-76)1000. Nous allons revenir sur cette question un peu plus loin, à propos des images tchèques incrustées de reliques1001. Il faut enfin souligner que la peinture sur panneau recourt au XVe siècle, en Europe du Nord, non seulement à l’imitation d’anciennes icônes, mais encore à l’imitation picturale de la sculpture1002.

Notes
975.

Voir supra chap. II, § 1, 1.3, 3.

976.

D. GABORIT-CHOPIN, Les statues reliquaires romanes. La riche tradition des Majestés, (dans :) La France romane, (cat. de l’expo. du Louvre), „Dossier de l’Art”, 116 : 2005, p. 66.

977.

Voir I.-H. FORSYTH, The Throne of Wisdom. Wood sculptures of the Madonna in Romanesque France, Princeton 1972, p. 31, 39-49 ; J. HUBERT, M.-C. HUBERT, Piété chrétienne ou paganism ? Les statues-reliquaires de l’Europe carolingienne, (dans :) Settimane di Studio del Centro italiano sull’alto Medioevo (Spoleto, 10-16 apr. 1980), Spoleto 1982, p. 235-275.

978.

Voir Ch. LAURANSON-ROSAZ, A. WAGNER, Hagiolâtrie auvergnate, (dans :) Wagner 2004, p. 249 ss. ; GABORIT-CHOPIN, op. cit., p. 64, 66.

979.

L. BRÉHIER, La cathédrale de Clermont au XI e s. et sa statue d’or de la Vierge, „La Renaissance de l’Art français et des industries du luxe”, 1924 (janv.), p. 205-210 ; Cf. M. VLOBERG, La Vierge et l’Enfant dans l’art français, Grenoble 1939, p. 101 s. ; FORSYTH, loc. cit. ; J. HUBERT, Nouveau recueil d’études d’archéologie et d’histoire. De la fin du monde antique au Moyen Âge, Paris-Genève 1985, p. 239 s. ; WIRTH 1989, p. 171 ss. ; BELTING 1990, p. 334 ; M. GOULLET, D. IOGNA-PRAT, La Vierge en Majesté de Clermont-Ferrand, (dans :)Iogna-Prat, Palazzo, Russo1996, p. 383-405 ; A. COURTILLÉ, Marie en Auvergne, Bourbonnais et Velay, Clermont-Ferrand 1997, p. 38 ss. ;J. BAUDOIN, Auvergne, terre romane,Clermont-Ferrand 1999, p. 17 ; WIRTH 1999 (a), p. 53, note n° 91, p. 58 ; Id., La datation de la sculpture médiévale, Paris 2004, p. 221 ; THIELLET 2005, p. 75.

980.

Cf. Propyläen Kunstgeschichte, t. I,tabl. 102, p. 163 ; WIRTH 1989, p. 171 ; BELTING, op. cit., p. 335 s. ; J. TARALON, D. CARLINI-TARALON, La majesté d’or de sainte Foy de Conques, „Bulletin monumental”, 155-1 : 1997, p. 7-73 ; NEES 2002, 226 s. ; WIRTH 2004, p. 221 ss. ; GABORIT-CHOPIN, loc. cit. ; BOZÓKY 2007, p. 28 ; En dernier lieu voir BASCHET 2008, p. 11, 41-42.

981.

Voir P. DINTER (éd.), Liber tramitis aevi Odilionis abbatis (« Corpus Consuetudinum Monasticarum », X), Siegburg 1980, p. 260-261 ; D. IOGNA-PRAT, Cluny et la gestion de la mémoire des morts autour de l’an mil, (dans :) Le jugement, le ciel et l’enfer dans l’histoire du christianisme, (Actes de la XIIe rencontre d’Histoire Religieuse tenue à Fontevraud les 14 et 15 octobre 1988), Angers 1989, p. 67 s. ; J. WOLLASCH, Heiligenbilder in der Liturgie Clunys. Kritische Randbemerkungen, (dans :) H. Keller, N. Staubach (éd.), Iconologia Sacra. Mythos, Bildkunst und Dichtung in der Religions – und Sozialgeschichte Alteuropas (« Festschrift für Karl Hauck zum 75 Geburtstag »), Berlin 1994, p. 451 ss.

982.

A. GUERREAU, Espace social, espace symbolique : à Cluny au XI e siècle, (dans:) J. Revel, J.-C. Schmitt (éd.), L’ogre historien : autour de Jacques Le Goff, Paris 1998, p. 173 s.

983.

Voir supra chap. Ier, § 1. GABORIT-CHOPIN, op. cit., p. 66, désigne une statue comme « imago ».

984.

WOLLASCH, loc. cit.

985.

Voir infra § 2 et le catalogue d’œuvres ci-joint.

986.

P. HENRIET, Capitale de toute vie monastique, (dans :) A. Rucquoi (dir.), Saint Jacques et la France (Actes du Colloque des 18 et 19 janvier 2001 à la Fondation Singer-Polignac), Paris 2003, p. 427-428, note n° 70-72, p. 429 ; Cf. A. BÉNET, Le trésor de l’abbaye de Cluny. Inventaire de 1382, „Revue de l’Art chrétien”, 31 : 1888, p. 195-205 ; BELTING 1990, p. 336 ; WOLLASCH, op. cit. p. 455 ; WIRTH 1999 (a), p. 53 ; D. RICHE, L’ordre de Cluny à la fin du Moyen Âge le vieux pays clunisien : XII e -XV e siècles, Saint-Etienne 2001, p. 53 ; D. IOGNA-PRAT, Order and exclusion : Cluny and Christendom face heresy, Judaism, and Islam (1000-1150), New York 2002, p. 81, 170-171, note n° 101 ; Id., Études clunisiennes, Paris 2002, p. 140 ; BAUD 2003, p. 174 ; J. WEST, A Taste for the Antique ? Henry of Blois and the Arts, (dans :) Ch.-P. Lewis (éd.), Anglo-Norman studies, XXX : Proceedings of the Battle Conference 2007, Woodbridge 2008, p. 226.

987.

L. GRODECKI, Le Siècle de l’an mil : 950-1050, Paris 1973, p. 228 ; WIRTH 1989, p. 196 ; BELTING 1998, p. 402 ; B. PHALIP, L’art roman en Auvergne : un autre regard, Nonette 2003, p. 124 s. ; GABORIT-CHOPIN, loc. cit.

988.

D. LÜDKE, Die Statuetten der gotischen Goldschliede. Studien zu den „autonomen” und vollrunden Bildwerken der Goldschmiedeplastik und den Statuettenreliquiaren in europa zwischen 1230 und 1530, München 1983, vol. I, p. 5-7 ; G.-M. LACHNER, Marienverehrung und Bildende Kunst, (dans :) W. Beinert, H. Petri (éd.), Handbuch der Marienkunde, Regensburg 1984, p. 559-622 ; BELTING, op. cit., p. 331 ss. ; NOWIŃSKI 2000, p. 121, note n° 119.

989.

Voir M.-M. GAUTHIER, Les Majestés de la Vierge „limousines” et méridionales du XIII e siècle au Metropolitan Museum of Art de New York, „Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France”, 1968, p. 66-95 ; NOWIŃSKI, op. cit., p. 123.

990.

NOWIŃSKI, loc. cit. Sur les Vierge-tabernacles voir notamment F. RAIBLE, Der Tabernakel einst und jetzt. Eine historische und liturgische Darstellung der Andacht zur aufbewahrten Eucharistie, Freiburg im Brsg. 1908, p. 166 ; H. CASPARY, Das Sakramentstabernakel in Italien bis zum Konzil von Trient, München 1969, p. 102 ; R. KROOS, Gotes tabernackel. Zu Funktion und Interpretation von Schreinmadonnen, „Zeitschrift für Schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte”, 43 : 1986, cahier 1, p. 58-64. Cf. GAUTHIER, loc. cit.

991.

De hoc altari (utero Mariae) ad aram crucis ascendens, proprio cruore tamquam alterius gereris deo perfusus, iam non solus consecratus, sed consercans totum, corpus machinae mundialis largiori copulavit ; Sermo 11, (dans :) Migne, PL, 144, col. 557 ; Cf. W. BRAUNFELS, H. KAUFFMANN, Kunstgeschichtliche Studien für Hans Kauffmann, Berlin 1956, p. 47, n° 144 ; É. PALAZZO, Marie et l’élaboration d’un espace ecclésial au haut Moyen Âge, (dans :) Iogna-Prat, Palazzo, Russo1996, p. 322 ; NOWIŃSKI, op. cit, p. 121.

992.

NOWIŃSKI, op. cit., p. 123, note n° 128, cit. LÜDKE 1983, vol. I, p. 50-52, 314.

993.

PALAZZO 2000, p. 173.

994.

Ibid.

995.

Cf. Ière partie, note n° 884.

996.

Excepté le cas de la statue-relique Volto Santo de Lucques, voir supra chap. III, § 2. Un autre exemple intéressant se trouve dans la coll. du musée new-yorkais. Il s’agit d’une petite icône en ivoire (23.4 x 7 x 1.3 cm), faisant autrefois partie d’un panneau, et transformée en une statuette indépendante qui aurait eu une fonction de reliquaire. Voir icône de la Vierge à l’Enfant, Xe-XIe siècle, provenance : Constantinople ; Heilbrunn Timeline of Art History, New York, The Metropolitan Museum of Art, n° 17.190.103, [en ligne] http://www.metmuseum.org/toah/hd/ivor/ho_17.190.103.htm .

997.

Voir « retable »  (dans :) E. VIOLLET-LE-DUC, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XI e au XVI e siècle, Paris 1866, t. 8, p. 34 ss. ; H. KELLER, Der Flügelaltar als Reliquienschrein, (dans :) Studien zur Geschichte der europäischen Plastik. Festschrift Theodor Müller, München 1965, p. 125-144 ; LEGNER, op. cit., p. 172 ss. ; PREISING 1995-1997, p. 32 ss. ; Voir : Munich, Bayerisches Nationalmuseum, retable-reliquaire, provenance Cologne, 1330 ; Marienstatt, église cistercien, retable-reliquaire, 1360 ; New York, The Cloisters Collection, Metropolitan Museum of Art, retable-reliquaire attribué à Jean de Touyl, France, XIVe siècle. Sur les retables sculptés en France voir aussi R. DIDIER, Les retables sculptés des anciens Pays-Bas importés en France, (dans :) Ch. Prigent, Art et société en France au XV e siècle, Paris 1999, p. 557 ss. ; M. BLANC, L’influence des Pays-Bas sur les retables français, (dans :) Ibid., p. 571 ss.

998.

Chap. Ier, § 3.

999.

Chap. Ier, § 4.1-4.2.

1000.

Voir les exemples des bustes-reliquaires (dans :) VAN OS 2001, p. 29 ss.

1001.

Voir infra § 4.

1002.

Voir (dans :) C. ITZEL, Der Stein trügt. Die Imitation von Skulpturen in der niederländischen Tafelmalerei im Kontext bildtheoretischer Auseinandersetzungen des frühen 15. Jahrhunderts, Heidelberg 2004.