4. Peintures incrustées de reliques en Bohême et sur les territoires du Saint-Empire romain germanique

Les tableaux composés avec des reliques bénéficiaient apparemment d’une grande popularité dans le monde médiéval d’Occident. Leur expansion en Europe centrale se rattache, semble-il, aux influences italiennesqui s’y font sentir dès la seconde moitié du XIVe siècle1120. Ensuite, il faut prendre en considération l’essor artistique à l’époque du gothique international, autour de 1400. L’intensification des relations de la cour de Prague avec le milieu de la chrétienté latine a, dans ce contexte, joué un rôle primordial. Sous le règne de Charles IV (1346-1378) le Royaume de Bohême élargit ses liens avec l’Italie et la France1121. C’était un souverain éclairé qui, comme le souligne l’historien František Kavka, ambitionnait de faire de sa capitale non seulement « la seconde Rome », mais aussi « la deuxième Paris » 1122 . Effectivement, cette période du Moyen Âge fut marquée en Bohême par un véritable développement sur le plan politico-socio-culturel. On peut dire que le concept idéologique de l’empereur se traduit parfaitement dans la décoration de la chapelle Sainte-Croix du château de Karlštejn. La spécificité de cette chapelle est définie par la conjonction des peintures avec un ensemble surprenant de reliques de saints, dont le roi était un collectionneur ardent. Ainsi, les saints figurés et présents matériellement dans leurs reliques, apparaissent comme une armée céleste qui protège les joyaux de la Couronne de l’Empire qui y sont abrités (fig. 89).

Un chroniqueur tchèque, Beneš Krabice de Veitmile avait écrit déjà en 1365, au sujet de la décoration de ladite chapelle : (…) L’empereur a fait construire dans la tour supérieure une grande chapelle dont les murs sont incrustés d’or pur et de pierres précieuses, ornés de reliques de saints et de tableaux d’immense valeur. Dans le monde entier, on ne trouverait pas une chapelle si somptueusement décorée, et c’est juste, puisque l’empereur y garde les insignes de couronnement1123. Entre les années 1360 et 1364, le Maître Théodoric y créa un décor qui comportait 129 peintures sur panneaux de bois et des peintures murales1124. Il est notoire que 97 tableaux portent des châsses à reliques ; nous en présentons, ci-dessous, une cinquante (fig. 90). C’est, sans aucun doute, la plus importante collection de tableaux-reliquaires en Europe. Les tableaux, élaborés selon le style « doux », où l’artiste renonce au caractère linéaire en introduisant des clairs-obscures, représentent le Christ, la Vierge avec sainte Anne, des apôtres, des saints(es) de l’Église, des évêques, des souverains, des chevaliers, bref des personnages importants, dont des reliques étaient placées dans les encadrements1125. Les portraits des saints étaient exposés par ordre hiérarchique, au-dessus des murs recouverts de pierres précieuses ou bien semi-précieuses (fig. 89). Considérés comme les plus anciens dans cette région de l’Europe, les tableaux-reliquaires de Karlštejn relèvent, selon toute vraisemblance, des formules italiennes. Nous supposons que ce type de reliquaire apparut en Bohême grâce à Charles IV, inspiré par les représentations pieuses qu’il avait vues pendant ses voyages en Italie. En outre, il faut prendre en considération l’intermédiaire des artistes italiens qui travaillaient pour la cour de Prague, comme Tomaso da Modena dont le triptyque avec la Vierge à l’Enfant (sans reliques) se trouve dans la chapelle Sainte-Croix1126.

A partir des années 1400 environ, on peut parler d’une vraie profusion de tableaux dévotionnels mariaux en Bohême, ce que confirme notamment l’étude remarquable de Milena Bartlová1127. Le modèle de la Vierge à l’Enfant entourée d’un large cadre avec une décoration figurative, ou bien incrusté de reliques, devient l’une des caractéristiques de la peinture gothique tchèque, à son apogée à l’époque de Charles IV et de Venceslas IV. Mais, il nous faut tout d’abord noter l’existence d’un autre type formel qui contient un seul reservaculum (logette) dans l’image même. Prenons pour le premier exemple la Belle Madone provenant du couvent des capucins de Roudnice, datée des dernières décennies du XIVe siècle, et conservée dans la Galerie nationale de Prague (fig. 88)1128. Il semble que le médaillon sur la poitrine de la Vierge soit une châsse1129. On est donc enclin à supposer qu’il s’agissait de l’introduction de reliques (voire d’une hostie) directement dans la peinture, comme c’était le cas des tableaux christiques connus autrefois à Latium1130.

Revenons ensuite à la célèbre représentation de Brno (fig. 20). Le reliquaire sur la poitrine de la Vierge fut sûrement introduit postérieurement dans ce tableau de style byzantinisant, à notre avis, de la charnière des XIIe et XIIIe siècles1131 –, l’attribution au XIIe siècle, à un atelier constantinopolitain étant plutôt douteuse1132. Nous pensons que le reliquaire en forme de losange, contenant une relique de peplum virginis 1133 ,avait été introduit au XVe siècle. Il est notoire que sa comparaison formelle avec d’autres reliquaires insérés dans le tableau marial provenant de Bardejov (1464-1470) et dans deux panneaux cracoviens : l’Annonciation et le Couronnement (1470-1480), démontre leur caractère identique1134. Cependant, il est impossible de répondre, avec toute précision, aux questions qui se posent à propos de ce tableau. Milena Bartlová a dernièrement confirmé nos hypothèses. Elle a, elle-aussi, souligné que faute de documents historiques, on ne dispose d’autre méthode que celle de l’analyse d’évolution stylistique pour dater non seulement ledit reliquaire, mais aussi la représentation picturale1135. Par ailleurs, nous n’excluons pas que ce concept formel d’incruster des reliques dans un tableau peint soit inspiré du modèle du buste-reliquaire tridimensionnel, répandu en Europe septentrionale à partir de la première moitié du XIVe siècle1136. Leur similitude est vraiment suggestive. En effet, nous avons dans ce contexte affaire à un portrait garni du même type de reliquaire, une logette en forme de médaillon – telle un pectoral –, exposée dans la partie centrale de l’image (peinte ou sculptée).

Pour ce qui est des tableaux mariaux encadrés de reliques, leur modèle commence à se manifester en Bohême à la même période du bas Moyen Âge. C’est le cas, par exemple, du tableau de la Vierge à l’Enfant daté autour de 1400,provenant de la cathédrale Saint-Guy de Prague1137. Il est intéressant que cette représentation porte l’invocation de la Regina c œ li, qui est une référence à la célèbre antienne mariale1138, et qui apparaît également dans des tableaux polonais. Les effigies des saints en relief polychrome sont placées sur l’encadrement-reliquaire comme celles peintes dans un diptyque de provenance probablement byzantine, conservé à Cuenca1139.

Citons ensuite la Vierge de l’église Saint-Stéphane, moins ancienne, et similaire du point de vue stylistique et iconographique à ladite image de Roudnice1140. Le tableau entouré d’un large cadre enrichi d’éléments modernes, contient de petites scènes narratives illustrant les Joies de Marie qui alternent avec des cavités à reliques1141. Enfin, nous avons le diptyque-reliquaire d’un atelier bohémien, conservé actuellement au Musée des beaux-arts de Bâle1142, et créé autour de 1400 comme les deux Vierges citées ci-dessus : celle de Roudnice et celle de Saint-Guy à Prague. La juxtaposition de l’Homme de douleurs et de la Vierge à l’Enfant répond, de fait, au programme iconographique des diptyques (avec ou sans reliques) connu dans l’art italien, particulièrement au cours du XIVe siècle1143. Les deux panneaux du diptyque de Bâle sont enchâssés dans un simple cadre constitué de cavités à reliques1144. Outre les tableaux uniques et les diptyques, les triptyques-reliquaires mariaux, de petites dimensions, peints sur bois étaient également connus sur le territoire germanique. Mais, ils semblent moins répandus dans le Nord, où les grands retables sculptés du culte officiel et les petits autels d’orfèvrerie dans la dévotion privée auraient été préférés. A titre d’exemple, nous pouvons citer un panneau relativement ancien, car daté autour de 1380, provenant de la Rhénanie1145. Néanmoins, sa stylistique étant différente des créations tchèques et polonaises, nous allons nous contenter seulement de signaler son existence1146.

Il faut constater que les ateliers bohémiens jouaient, sous l’ascendant italien, un rôle remarquable dans l’essor de la peinture au-delà des Alpes. Inspirés du style italo-byzantin, les artistes tchèques créèrent leur style propre qui s’appliqua à la peinture gothique, entre autres dans d’innombrables représentations mariales. Finalement, les tableaux de la Vierge enchâssés dans de larges cadres à décoration figurative, parfois incrustés de reliques sont devenus caractéristiques de l’art religieux en Bohême du XVe siècle. C’est pourquoi, nous voudrions savoir s’ils ont eu un retentissement sur la production des tableaux-reliquaires polonais. Dans cette optique, nous prenons en considération le rôle d’intermédiaire qu’eut la Bohême sur le plan artistique, entre la Pologne et l’Italie. Peut-on admettre que les tableaux tchèques, qui semblent antérieurs aux œuvres similaires des ateliers polonais, aient influencé la production de ces dernières ? Sinon, faut-il plutôt parler d’un style cracovien analogue inspiré directement des créations italiennes ?

Notes
1120.

Voir K. STEJSKAL, K. NEUBERT, L’empereur Charles IV : l’art en Europe au XIV e siècle, Paris 1980, passim.

1121.

Ces relations furent, de fait, établies par son père, Jean de Luxembourg ; son mariage avec Élisabeth des Prémyslides introduit la dynastie luxembourgeoise sur le trône de Bohême. Charles IV connaissait donc la cour parisienne par ces liens familiaux. En 1346, il fut élu roi des Romains, et après la mort de son père, Jean de Luxembourg, il devint l’héritier du Royaume de Bohême. Voir F. KAVKA, Historie života velkého vladaře, (éd.) 2002, passim ; Cf. supra chap. Ier, § 4.1.1.

1122.

F. KAVKA, Les grands Tchèques, les grands Européens, cit. d’après J. GISSÜBELOVA, Château de Karlstejn. Thèmes - Radio Prague [en ligne] http://old.radio.cz/fr/article/77610 .

1123.

GISSÜBELOVA, loc. cit. ;Voir. Kronika Beneše z Weitmile, IV, p. 553, « Centrum Medievistických Studií », [en ligne] http://147.231.53.91/src/index.php?s=v&cat=11&bookid=177&page=485 .

1124.

J. LORIŠ, Mistr Theodorik, Praha 1938 ; A. MATĚJČEK, Česká malba gotická. Deskové malířství 1350–1450, Praha 1938, cat. p. 67-76 ; Idem, (éd.) 1950, cat. 70-81 ; A. MATĚJČEK, J. PEŠINA, La peinture gothique tchèque, 1350-1450, Prague 1955, cat. p. 62-64 ; Id., Gotische Malerei in Böhmen..., Prag 1955, p. 56-58, fig. n° 54-73 ; A. FRIEDL, Magister Theodoricus, Prague 1956 ; V. DVOŘÁKOVÁ, D. MENCLOVÁ, Karlštejn, Praha 1965 ; L’Europe Gothique XII e -XIV e siècles, (cat. de l’expo.) Musée du Louvre, Pavillon de Flore, Paris 2 avril-1er juillet 1968, p. 186, n° 303 ; STEJSKAL, NEUBERT, op. cit., p. 129 s. ; PREISING 1995-1997, p. 37 ; J. FAJT, J. ROYT(éd.), Magister Theodoricus. Court Painter of Emperor Charles IV. Decorations of Sacred Spaces at Castle Karlštejn, (expo. tenue au Couvent Sainte-Agnès, du 12 novembre 1997 au 26 avril 1998), Prague 1997, p. 5 ; FAJT, ROYT, The Pictorial Decoration of the Great Tower at Karlštejn Castle, op. cit., p. 107-205.

1125.

Catalogue of the Panel Paintings in the Chapel of the Holy Cross, (dans :) Fajt (éd.), Magister Theodoricus, op. cit., p. 298-474, d’après les photos prises par R. Boček ; Les tableaux présentent entre autres : St Jean-Évangéliste, St Pierre, st Paul, Ste Anne, les trois Marie au tombeau, l’Homme de douleurs, St Luc, St Matthieu, St Barthélemy, St Simon, St André, St Jude-Thaddée, St Jacques le Mineur, St Jacques le Majeur, Ste Élisabeth de Thuringe, St Charlemagne, St Marc, St Philipe, St Mathias, Ste Cunégonde, Ste Ludmilla, Ste Agnès de Rome, Ste Margarèthe, Ste Ursule, St Guy, St Maurice, St Évêque Adalbert, Ste Barbara, Ste Dorothée, Ste Veuve, Ste Reine, St Etienne de Hongrie, St Laurent, St Etienne, Ste Marie-Madeleine, St Wolfgang, St Denis, St Georges, St Roi, des Sts Évêques, des Sts Souverains.

1126.

SWARZENSKI 1940, p. 59 ; E. SANDBERG-VAVALÀ, Panels by Tomaso da Modena, „The Journal of the Walters Art Gallery”, III : 1940, p. 69 ss. ; LEGNER 1978, vol. 3, p. 217 ; R. GIBBS, Tomaso da Modena and Italian Influences in Bohemian Paintings, „Umění”, 38 : 1990, p. 291-304 ; ROYT 2003, p. 59.

Or, un volet du diptyque-reliquaire attribué à Tomaso da Modena se trouve dans la coll. de The Walters Art Gallery, voir F. ZERI, Italian paintings in the Walters Art Gallery, Baltimore 1976, p. 64 ; M. STEEN-HANSEN, J.-A. SPICER (éd.), Masterpieces of Italian painting : the Walters Art Museum, London 2005, p. 32.

1127.

BARTLOVÁ 2001 (a), passim.

1128.

G. SCHMIDT (dans:) K.-M. Svoboda, Gotik in Böhmen, München 1969, p. 226, 242, fig. 157 ; BELTING 1990, p. 487, fig. 264.

1129.

MATĚJČEK, PEŠINA, op. cit., p. 68-69, fig. n° 148.

1130.

Cf. supra § 3.

1131.

Chap. Ier, § 4.1.1.

1132.

Selon les informations obtenues par Mme M. Bartlová.

1133.

Voir note supra.

1134.

Catalogue : I, n° 20 ; III.A, n° 10 et 11.

1135.

On ne possède qu’un rapport de restauration, établi en 1955. Nous remercions Mme M. Bartlová pour toutes les informations au sujet de ce tableau.

1136.

Cf. VAN OS, loc. cit.

1137.

Catalogue : I, n° 22.

1138.

Chap. II, § 1.3.2.

1139.

Catalogue : II, n° 2.

1140.

Catalogue : I, n° 23.

1141.

MATĚJČEK, PEŠINA 1955, p. 90, tabl. 264 ; BARTLOVÁ, op. cit., p. 378-381.

1142.

Catalogue : I, n° 21.

1143.

W. KERMER, Studien zum Diptychon in der sakralen Malerei. Von den Anfängen bis zur Mitte des sechzehnten Jahrhunderts, Düsseldorf 1967, n° 106, p. 55 ss.

1144.

R. SUCKALE, Das Diptychon in Basel und das Pähler Altarretabel : Ihre Stellung in der Kunstgeschichte Böhmens, (dans :) Nobile claret opus. Festgabe für Ellen Judith Beer zum 60. Geburtstag, Zürich 1986, p. 103-112 ; BARTLOVÁ, op. cit., p. 132-133, fig. 21.

1145.

Catalogue : I, n° 24.

1146.

PREISING, op. cit. p. 31, fig. 25, cat. n° 44, a présenté un autre triptyque-reliquaire, plus ancien daté autour de 1330, et conservé dans la collection de Wallraf-Richartz-Museum de Cologne (n° Inv. 1). Ce triptyque peint sur panneau, provenant d’un couvent des clarisses, figure la Crucifixion dans le tableau central et sur les volets : la Naissance du Christ, l’adoration des Mages, la Pentecôte et l’Ascension. Au verso des volets : l’Annonciation avec saintes Catherine et Barbara.