A. Hodighitria et ses interprétations

Parmi les tableaux-reliquaires, plusieurs interprètent le modèle Hodighitria dans des représentations de la Vierge, en buste ou bien en pied, avec l’Enfant sur le bras1284. Les deux tableaux, appartenant respectivement à des dominicains (Pl. I) et à des chanoines réguliers (Pl. II), seraient les plus anciens de ce genre subsistants sur le territoire polonais. Leur référence à des schémas italo-byzantins reste étroitement liée à l’essor de ceux-ci en Europe centrale, dès la seconde moitié du XIVe et tout au long du XVe siècle1285.

La représentation dominicaine fait partie, avec celle du diptyque de Wawel (Pl. V), des images mariales de même type iconographique, désigné comme le type cracovien dont nous avons déjà parlé plus haut (fig. 24, 25)1286. Rappelons ici que l’évangéliaire dans la main de l’Enfant ainsi que le geste de la bénédiction latine sont des éléments occidentaux. Ladite benedictio latina dans l’Église d’Occident, décrite anciennement par Ciampini comme pollicem, indicem et medium extendens, se faisait avec les trois premiers doigts ouverts1287 . Un tel geste aurait, dans le christianisme, un sens trinitaire ; il désignerait le Fils comme ambassadeur du Père et de l’Esprit Saint1288. Notre exemple suivant montre, par ailleurs, la différence qui existe entre le signe de bénédiction des rites latin et grec.

Le tableau du couvent des chanoines réguliers de Cracovie a été dernièrement considéré comme une interprétation lointaine de la Kykkotissa chypriote1289, et plus précisément comme sa version tchèque inspirée d’un modèle italien1290. L’origine byzantine de cette représentation se manifeste dans quelques éléments caractéristiques de la peinture orientale. La tête allongée de l’Enfant, le motif du rouleau dans la main, la stylisation de la tunique (avec des rubans – élément lié à la fonction sacerdotale du Christ), ainsi que du maphorion marial (des franges sur le bord) et enfin le geste de la bénédiction grecque indiquent des influences byzantines ou italo-byzantines. Or une signification particulière avait été attribuée à la benedictio graeca, distincte de celle de l’obédience latine1291. Selon Didron, pour la bénédiction grecque l’index est entièrement ouvert, le grand doigt légèrement courbé, le pouce croisé sur l’annuaire, et le petit doigt courbé de manière à figurer le monogramme du Christ, IC-XC 1292 . Ce geste semble donc être une façon d’écrire, avec la disposition des doigts de la main, ce même monogramme. Różycka-Bryzek souligne que cette disposition compliquée des doigts – aussi bien benedictio graeca que benedictio latina –, ne s’attachait au commencement qu’aux figurations du Christ – Logos ; dès le IXe siècle, avec la dogmatisation de la vie religieuse dans l’Église d’Orient, ce geste revêt le sens d’une bénédiction sacramentelle attribuée au Christ – Pantocrator et aux saints transmettant la sagesse et la loi divines1293. Des repeints dudit tableau, qui furent effectués à Cracovie autour de 1430, laissèrent les caractéristiques orientales coexister avec une nouvelle stylisation occidentalisée des physionomies1294. De plus, il faut constater que cette représentation, de même que celle de Częstochowa (fig. 21)1295, était une image singulière dont nous ne disposons pas de répliques à l’époque médiévale1296.

Dans la plupart des cas, la Madone présente l’Enfant sur son bras gauche. Moins répandue est la formule avec l’Enfant sur le bras doit de la mère (Pl. IV, VIII, X). La position allongée de l’Enfant, comme dans le tableau du couvent des capucins, n’est pourtant pas fréquente dans la peinture sur panneau en Pologne (Pl. X). En outre, l’originalité de cette représentation, ainsi que celle de Tum (Pl. XVIII), souligne le motif de tissu blanc qui couvre les hanches de l’Enfant. Drapé à la façon d’un périzonium1297, il préfigure la Passion du Christ. Il s’avère que lesdits éléments de l’iconographie de la Vierge à l’Enfant s’étaient spécialement inscrits dans des représentations tchèques, plus anciennes que celles provenant de Pologne1298.

Certaines images impliquent des caractéristiques propres à la peinture des ateliers cracoviens, c’est-à-dire : la physionomie de la Vierge liée au canon de beauté des saintes vierges popularisé en Petite-Pologne du XVe siècle (le front haut, les petites lèvres et le nez long ; sans maphorion, avec une couronne ouverte gothique symbolisant la royauté, les cheveux répandus autour du visage avec des boucles descendant en une mèche étroite qui ondule le long du bras) ; des mains minces avec de longs doigts, et la forme caractéristique de l’oreille de l’Enfant1299.

L’un des exemples moins tardifs, provenant du troisième quart du XVe siècle, est le tableau du trésor de l’église Notre-Dame de Cracovie (Pl. XI), que nous allons encore évoquer. Soulignons pourtant que cette représentation contient un détail singulier dans l’iconographie ; il s’agit, d’après Gadomski, du pied droit de l’Enfant montré par en dessous1300. C’est aussi le cas de l’image du couvent des capucins (Pl. X), où l’on voit le pied gauche de l’Enfant de même par en dessous, mais d’une manière moins schématisée que dans le tableau précédent. Cet ancien motif de provenance byzantine était connu en Pologne, jusqu’alors, dans des représentations de la Vierge à l’Enfant du type Hodighitria cracovienne 1301 .

La plus récente des Hodighitriae serait celle déposée dans le trésor de la cathédrale de Wawel(Pl. XXVII)1302 . Datée entre 1500 et 1520, la Vierge couverte entièrement du maphorion porte une couronne fermée (dite impériale) entourée du nimbe avec l’inscription S’MARIA’[ORA] PRO [NOBIS]1303 ; ceci se rapportant à la Vierge – médiatrice, sujet sur lequel nous reviendrons dans les paragraphes qui suivent1304. Enfin, nous disposons de deux exemples de la Vierge à l’Enfant présentée en pied ; il s’agit de la petite image incluse dans le diptyque de Sandomierz (Pl. VI) et de la représentation de Stary Sącz (Pl. III), laquelle transpose parallèlement un contenu lié à l’Immaculée Conception 1305.

Notes
1284.

Chap. Ier, § 2.2.a).

1285.

Chap. Ier, § 4.1-4.2.

1286.

Chap. Ier, § 4.2.2.

1287.

G.-G. CIAMPINI, Vetera Monumenta, Rome 1747, vol. II, p. 161.

1288.

Sur benedictio latina, voir aussi Y. HAJJAR, A propos d’une main de Sabazios au Louvre, (dans :) Études préliminaires aux religions orientales dans l’Empire romain, Hommage à Maarten A. Vermaseren, Leiden 1978, t. 68, vol. 1, p. 469 ss.

1289.

Chap. Ier, § 4.1.2.

1290.

GADOMSKI 2001, p. 325.

1291.

CIAMPINI, loc. cit., cf. le texte lat. sur la différence des deux bénédiction selon la liturgie grecque et latine : Subtus manu, Christus, mundi Salvator, veluti inter nubes stans adspicitur. Sinistra volumen obvolutum tenens, dextram elevatam in benedicendi actu ac pollicem cum annulari graeco more junctam extendens. Dixi graeco more quoniam Graeci in benedictione impartienda, annularem digitum cum pollice conjungunt.Voir aussi F. REIFFENBERG, Lectures et communications. Paléographie - histoire littéraire, „Bulletins de l’Académie Royale des Sciences et des Belles-Lettres de Bruxelles”, 11/part.1 : 1844, p. 343 ss. ; M. DAVIS, Psychoanalytic perspectives of movement. An Original Anthology (Body movement : perspectives in research), New York 1975, p. 318 ; A. RÓŻYCKA-BRYZEK, Bizantyńsko-ruskie malowidła w kaplicy zamku lubelskiego, Warszawa 1983, p. 22, 104.

1292.

A.-N. DIDRON, Iconographie chrétienne – Histoire de Dieu, Paris 1843, p. 183, 188 note n° 1, 391 ; A.-N. DIDRON, P. DURAND, Manuel d’iconographie chrétienne grecque et latine, Paris 1845 (éd. 1963), p. 456 ;Voir (dans :) F. DE VERNEILH, Architecture byzantine en France. Saint-Front de Périgueux et les églises à coupole de l’Aquitaine, Paris 1851, p. 269 s.

1293.

RÓŻYCKA-BRYZEK, op. cit., p. 22.

1294.

KOŘÁN, JAKUBOWSKI 1975, p. 7.

1295.

Chap. Ier, § 4.2.1.

1296.

GADOMSKI, op. cit., p. 326.

1297.

Voir : Glossaire.

1298.

Cf. BARTLOVÁ 2001 (a), p. 158 ss.

1299.

Catalogue : III.A, n° 3, 6, 7, 8, 9 ; IV, n° 4.

1300.

GADOMSKI, op. cit., p. 327.

1301.

Ibid.Voir supra chap. Ier, § 4.2.

1302.

Cit. pour la première fois par WALICKI 1937, p. 38, ill. LXIII ; Cf. GADOMSKI (dans :) Wawel 1000-2000, op. cit., t. I, p. 82, ill. 60.

1303.

Catalogue : III.A, n° 16.

1304.

Voir infra § B, § 5.1.

1305.

Voir infra § G.