Chapitre VII
Les images-reliquaires mariales en Pologne et en Europe : les voies de transmission et de réception du modèle

1. Tableaux-reliquaires polonais dans l’art médiéval

L’uniformité de nombreux tableaux-reliquaires mariaux, répandus en Pologne au cours du XVe siècle, est sans doute une preuve de la popularité d’un tel schéma formel chez les Slaves d’Occident. Bien sûr, une fois la problématique desdits reliquaires abordée, notre recherche ne pouvait pas se limiter à leur singularité au sens socioculturel se restreignant uniquement au territoire polonais. Car, il serait erroné de prétendre que l’existence de ce type de tableau dévotionnel ne concerne que la Pologne, et ne se manifeste qu’au bas Moyen Âge. On devrait prendre en considération le long cheminement du modèle1429, conduisant à des interprétations élaborées dans des ateliers de la Petite-Pologne.

L’étude analytique des relations image mariale – reliques établie, nous aboutissons au sujet essentiel qui porte sur la spécificité des tableaux-reliquaires polonais dans l’art européen. Nous avons démontré, dans les chapitres précédents, des traits semblables des icônes byzantines et des panneaux connus dans le monde latin médiéval, notamment en Italie. Il s’agit, d’après ce que nous avons dit, d’un modèle italo-byzantin qui s’étant formé entre le XIIIe et le XIVe siècle dans la partie centrale de la Péninsule, aurait été ensuite implanté en Bohême, et de là repris finalement par des artistes en Pologne1430. Dans la même optique, nous allons comparer les tableaux-reliquaires qui nous sont parvenus. Juxtaposons d’abord deux exemples relativement moins tardifs provenant des Météores et de Cuenca1431 avec des tableaux toscans, et avec ceux notés en Bohême et en Pologne1432. Leur caractère similaire du point de vue formel et iconographique, s’avère évident.

Néanmoins, Milena Bartlovà a mis en doute les origines orientales des peintures incrustées de reliques1433. D’après elle, nous avons affaire à un concept « purement occidental » ; et ledit diptyque-reliquaire de Cuenca ne proviendrait que des régions éloignées de l’Empire byzantin, où il aurait été autrefois destiné à des acheteurs catholiques1434. Cette supposition nous paraît peu fiable. Remarquons avant tout que les sources historiques rassemblées autour du panneau des Météores, modèle du diptyque de Cuenca, révèlent qu’il s’agissait d’une donation seigneuriale au monastère grec1435. D’ailleurs, Marie Paléologue et son époux Thomas Preljubovic (despote de l’Épire) sont figurés dans les panneaux avec des saints1436, dont certains étaient des saints notamment de l’Église grecque : comme Gourias et Samonas, Spyridon et Eleuthère, Théodore le Sycéote ou bien Théodore Stratélate1437. Pourtant, au lieu de réfuter totalement l’hypothèse de Bartlovà sur la primauté d’un « concept occidental » dans la production des tableaux-reliquaires, nous allons tenter de la faire s’accorder avec nos investigations.

En nous appuyant sur les propositions présentées plus haut1438, nous nous prononçons d’abord sur l’occidentalisation d’un « concept byzantin » ; le modèle originel qui est défini par la conjonction des reliques et d’une icône peinte sur panneau de bois1439. Moins fréquents en Orient, où le statut de l’icône ne diffère guère de celui des reliques, les tableaux-reliquaires se répandent en Italie à partir des environs de 1330. C’est alors que se forme le modèle siennois de panneau peint, composé avec un large cadre ayant fonction de porte-reliques. Il est notoire qu’à cette époque-là, on ne trouve nulle part ailleurs des exemples aussi éloquents que ceux connus en Toscane, et puis dans la région voisine, l’Ombrie. Le tableau de la Vierge à l’Enfant, accumulant des reliques dans des cavités disposées autour de la représentation picturale, peut donc être considéré comme un schéma caractéristique de provenance italienne ; fort probablement de Sienne, ce dont témoignerait l’état des plus anciennes œuvres conservées1440. Afin d’illustrer ce processus de transposition d’une icône mariale en reliquaire dans le milieu occidental, nous rapprochons les exemples explicites montrant la conformité formelle des tableaux italo-byzantins, tchèques et polonais entre les années 1360 et 1470 environ (fig. 100-101).

Commençons par le tableau de Jacopino di Francesco conservé dans l’église Sainte-Marie-Majeure de Florence (fig. 100.a). Il s’agit, dans ce cas, d’une formule occidentalisée du schéma byzantin d’encadrement. Enchâssée dans un large cadre parsemé des représentations picturales d’apôtres et de saints, l’image – inspirée de la peinture d’icônes – contient quatre cavités rondes à reliques, placées encore discrètement dans les angles du panneau1441. En revanche, le tableau praguois – créé à l’époque du gothique international –, est déjà une interprétation lointaine de l’ancien modèle (fig. 100.b) ; des effigies polychromes en relief qui alternent avec des reliquaires sont élaborées d’après une nouvelle stylistique occidentale1442.

Pour ce qui concerne les encadrements-reliquaires polonais, ils sont en règle générale dépourvus de décoration figurative (fig. 100.c, 101.c). Constitués de logettes de diverses formes géométriques, ils sont parfois enrichis d’ornements ou d’une inscription en relief méplat, plus rarement de pierres précieuses ou bien de la verroterie1443. L’introduction des reliques du saint dans le tableau occidental n’exigeait cependant pas la présence de son image, au contraire de ce qui se passait dans des reliquaires byzantins. Des reliques dans le diptyque des Météores n’étaient même pas visibles à l’origine ; elles étaient cachées sous une couche d’enduit, sur laquelle figuraient les effigies des saints1444. C’est une image qui était censée confirmer leur existence dans le tableau. Tandis que l’une des caractéristiques des reliquaires européens, qui les différencie des panneaux byzantins, est l’exposition des reliques sous verre dans des cavités assez importantes par rapport à l’image. La comparaison des volets des diptyques-reliquaires subsistants démontre bien cette transposition formelle du modèle oriental dans des panneaux toscans et polonais, qui s’étend entre le XIVe et le XVe siècle (fig. 101). La renonciation à représenter des saints dans les panneaux occidentaux entraîne ainsi l’élargissement et la multiplication des logettes à reliques. Cela conduit, dans certains cas, à la réduction de la surface picturale, ce qu’on voit explicitement dans l’un des tableaux cracoviens (fig. 101.c) ; pareillement, l’image incluse dans le diptyque de Wawel doit être plutôt considérée en tant que composante du reliquaire, et non comme image elle-même incrustée de reliques (Pl. V).

La spécificité des tableaux de dévotion mariaux, répandus sur les territoires de Bohême et de Pologne au XVe siècle, réside dans le concept formel qui les distingue dans l’art européen. Les Vierges à l’Enfant figurées à mi-corps, qui impliquent des caractères stylistiques propre aux ateliers locaux1445, sont dans bien cas composées avec de larges cadres contenant tantôt une décoration peinte, tantôt des porte-reliques. Ce type occidentalisé d’encadrement figuratif (fig. 12.b, 22.c) qui s’était particulièrement inscrit dans la tradition de la peinture tchèque des années 1400-1460, ne s’implanta pourtant pas en Pologne1446. C’est le modèle de cadre-reliquaire, relativement simplifié par rapport à la représentation picturale, qui était préféré dans les ateliers de la Petite-Pologne. La popularité des tableaux créés à Cracovie et dans ses alentours s’étendait non seulement sur les régions centrales du pays, mais aussi dans le Sud, sur des territoires appartenant alors au Royaume de Hongrie, tels Orava et Zips1447.

Cela est confirmé par la similitude des œuvres provenant de ces territoires. Il semble que les représentations mariales de Tum et de Trstená aient une origine commune1448 (fig. 102.a-b). Le type formel et l’iconographie, qui mettent ces tableaux en parallèle, indiquent le même milieu artistique, celui de la Petite-Pologne. Le tableau-reliquaire de Tum, créé dans un atelier de Cracovie1449, témoigne dans son ensemble d’une véritable maîtrise artistique. Nous pensons qu’il a probablement servi de modèle au panneau de Trstená, et ensuit à un autre panneau cracovien de caractère pourtant provincial qui était autrefois partie intégrante d’un triptyque (fig. 102.c)1450. Par contre, la Vierge de Košice serait une transposition plus récente par rapport aux trois tableaux précédents (fig. 102.d)1451. Sa ressemblance avec ceux-ci, pour ce qui est du contenu et du mode d’élaboration formelle, est frappante quoique la disposition des figures soit inversée. Sans savoir si le panneau avait à l’origine une fonction de reliquaire, nous supposons que les quatre éléments taillés à facette ferment d’anciennes logettes à reliques.

Nous terminerons cette analyse comparative en évoquant brièvement la question de la provenance du tableau de Bardejov1452. La peinture attribuée à un artiste cracovien1453, le type d’encadrement-reliquaire ne devrait qu’en être la confirmation. En réalité, la forme des cavités placées autour de l’image est identique ou presque identique à celle des reliquaires dans les deux panneaux de la chapelle des Pelletiers, de l’église Notre-Dame de Cracovie (fig. 103.a-c)1454. Il s’agit donc d’un modèle de reliquaire connu spécialement dans le milieu de la Petite-Pologne.

Avec les exemples présentés plus haut, force est de constater que les reliquaires polonais, outre leur conformité avec des tableaux tchèques, se référent à un modèle italien, voire italo-byzantin plus ancien. Leur originalité, par rapport à ceux-ci, se traduit essentiellement dans le schéma caractéristique des ateliers de la Petite-Pologne. Car en effet, nous disposons des panneaux de la Vierge à l’Enfant (plus rarement des scènes narratives) dans bien des cas du type cracovien, reproduisant le style de la peinture polonaise du XVe siècle, et enchâssés dans des encadrements de forme similaire, percés de cavités géométriques destinées à placer des reliques.

Notes
1429.

Voir supra chap. V.

1430.

Voir supra chap. Ier, § 3.3.1-3.3.2, § 4.

1431.

Catalogue : II, n° 1-2.

1432.

Catalogue : I, n° 7-12, 17, 21-23 ; III.A.

1433.

M. BARTLOVÁ, Why did Master Theodoric paint on the frames ? - Proč Mistr Theodorik maloval na rámy, „Bulletin of the National Gallery in Prague”, V-VI : 1995-1996, p. 102-106 ; Cit. par FAJT, ROYT 1998, p. 160.

1434.

Ibid.

1435.

L. DERIZIOTIS, (dans :) Vassilaki 2000, p. 320.

1436.

Voir T. VELMANS, Le portrait dans l’art des Paléologues, (dans :) Art et société à Byzance sous les Paléologues , (Actes du colloque organisé par l’Association Internationale des Études Byzantines à Venise en septembre 1968), Venezia 1971, p. 133. Sur Thomas Preljubovic voir I. DJURIĆ, Le crépuscule de Byzance, Paris 1996, p. 27, note n° 1.

1437.

Voir notices (dans :) Catalogue : II, n° 1-2.

1438.

Voir supra chap. IV, § 1-2 ; V, § 3.

1439.

VOCOTOPOULOS, loc. cit.

1440.

Voir Catalogue : I.

1441.

Ibid., n° 1.

1442.

Ibid., n° 22.

1443.

Catalogue : III.A.

1444.

L’Art Byzantin - Art Européen…, Athènes 1964, n° 211.

1445.

Chap. Ier, § 4.1.1, 4.2.1-4.2.2.

1446.

Voir BARTLOVÁ 2001 (a), notamment p. 204 et ss., p. 384-389. Voir aussi dans la coll. de la Galerie nationale de Prague : Inv. O 1457 la Madone dite Aracoeli (vers 1390), Inv. O 698 Madone dite Krumlovská (vers 1450), [en ligne] http://ng.bach.cz/ces/ .

1447.

Catalogue : Carte n° 6.

1448.

Catalogue : I, n° 19 ; III.A, n° 12.

1449.

Chap. VI, § 2.

1450.

Catalogue : III.A, n° 13.

1451.

Catalogue : IV, n° 2.

1452.

Catalogue : I, n° 20.

1453.

WALICKI 1965, p. 73 ; GADOMSKI 1988, p. 134-135, 136, note n° 139.

1454.

Catalogue : III.A, n° 10-11.