2. Les images incrustées de reliques au-delà du Moyen Âge

Nous devons reconnaître que l’existence des tableaux-reliquaires mariaux doit être considérée comme une particularité de l’Occident médiéval. Très répandu en Italie et en Europe centrale, entre le XIVe et le XVe siècle, un tel type d’objet de piété n’est pas abandonné pour autant à l’époque postérieure, mais il devient beaucoup moins fréquent. De ce fait, les quelques reliquaires plus récents, que nous présentons ci-dessous, sont des exemples à part.

Voyons, d’abord, le triptyque-reliquaire de Santa Croce in Gerusalemme à Rome ; il incorpore une mosaïque byzantine du XIVe siècle. L’aura de sainteté, qui se répandait autour de cette icône (fig. 56)1455, avait en effet occasionné la création d’un reliquaire somptueux ayant la forme d’un autel portatif (fig. 105). Celui-ci est actuellement enrichi d’éléments stylistiques moins anciens, qui proviennent d’interventions artistiques datant de l’époque moderne (vraisemblablement du XVIIIe siècle)1456. Le prestige dont il jouissait en tant qu’autel de saint Grégoire inspira, dans la seconde moitié du XVIe siècle, la création d’un reliquaire similaire, offert à Santa Croce de Bosco Marengo par le cardinal Michele Ghislieri, le futur pape Pie V (fig. 106)1457.

Il se peut que la donation de ce genre d’objet ait été une bonne occasion pour le cardinal, afin d’offrir au couvent dominicain un nombre important de reliques1458.

De plus, nous ne pouvons pas ignorer que la scène de l’adoration de la Vierge avait pris la place de l’Imago Pietatis de l’autel de saint Grégoire. Le choix de ce thème iconographique, présenté par un peintre actif entre 1564 et 1566 à Rome1459, est vraisemblablement lié à l’attachement des dominicains au culte marial.

Or un autre triptyque-reliquaire, dont le type formel semble se référer à celui de Santa Croce in Gerusalemme, provient de Silésie. C’est une œuvre de l’orfèvrerie de la haute Renaissance, créée en 1511 à la commande de l’évêque Jan Turzon, pour la cathédrale de Wrocław1460. Conservé, à présent, dans le trésor du couvent des pauliniens de Częstochowa, ce petit autel en argent doré incorpore dans le panneau central une ancienne icône de la Vierge à mi-corps. Néanmoins, la structure de ce triptyque élaboré à partir des éléments du style nouveau, diffère considérablement du schéma médiéval des tableaux-reliquaires mariaux.

Nous avons déjà montré que la répudiation des icônes, au cours des temps modernes, n’a pas eu d’impact sur les représentations très pieuses1461, ce que confirme notamment l’exemple de Santa Croce in Gerusalemme. Une mosaïque byzantine, conservée à Santa Maria in Campitelli à Rome, mérite également de retenir notre attention (fig. 107)1462 . Dénommée le « pseudo-autel » de Grégoire de Nazianze, l’ancienne icône fut enchâssée dans un cadre-reliquaire du XVIe siècle1463. Son culte reposait donc sur la croyance en son authenticité, liée à son origine orientale. C’est pourquoi l’on parle de la « paternité durable » des icônes en Occident, même à l’époque où l’on s’opposait à la manière grecque1464.

En revanche, la tradition des tableaux-reliquaires mariaux en Europe centrale, surtout en Pologne, allait avoir une continuité, aux XVIe et XVIIe siècles, essentiellement dans la reprise des représentations formulées à l’époque gothique. De fait, les quelques panneaux, parvenus jusqu’à nous, contiennent des encadrements plus modernes en comparaison avec leurs peintures. C’est le cas d’une des plus anciennes effigies de l’Hodighitria cracovienne conservée chez les dominicains (Pl. I). Datée des environs de 1430, elle avait été vraisemblablement repeinte au XVIe siècle ; tous les éléments dorés – le fond, les nimbes, la décoration des habits et la broche – changèrent d’aspect à cette époque-là1465. Le reliquaire ne provient pas non plus du XVe siècle, il est selon toute apparence plus récent (le XVIIe, ou peut-être bien le XIXe siècle)1466. L’existence d’un encadrement médiéval incrusté de reliques n’est, dans cette optique, qu’une hypothèse.

La même question se pose à propos du tableau appartenant aux clarisses (Pl. III). La forme des cavités à reliques, ovales et séparées par des baguettes, ainsi que des cabochons fixés sur des lamelles dorées indiquent le XVIe siècle1467. Il est intéressant que les clarisses gardent, dans la salle capitulaire du même couvent, un autre petit autel reliquaire. C’est une Pietà sculptée en bas-relief et entourée de logettes, dans lesquelles sont placées des reliques qui alternent avec des statuettes de saints (fig. 108)1468. Le panneau, secondairement repeint, est daté du XVIe siècle1469. Pourtant, les motifs ornementaux à caractère amorphique qui constituent l’encadrement, répandus en Europe centrale à partir du second quart du XVIIe siècle1470, témoignent de sa création à l’époque baroque.

Une certaine prédilection pour ce type de tableau pieux se manifeste effectivement à la cour royale au XVIIe siècle. A titre d’exemple, invoquons la donation du roi Jean-Casimir au couvent des carmélites (Pl. XX-XXI), dont atteste une inscription placée au verso, selon laquelle : Le roi Jean-Casimir, ayant quitté avec la volonté de Dieu le Royaume de Pologne, offrit ce tableau de la Très Sainte Vierge la Mère de Dieu au couvent des Carmélites Déchaussées de Varsovie, l’an du Seigneur 1669 le mois de juin. Prions pour lui (Pl. XXII). L’image, qui porte la date de 1499, fut apparemment transformée en reliquaire au XVIIe siècle, ce que confirme l’élaboration formelle des cavités à reliques – encadrées de motifs végétaux empreints sur des morceaux de papier brun foncé1471. Cette façon d’orner n’était pas connue au Moyen Âge, mais elle est caractéristique de l’époque baroque. En outre, les logettes rectangulaires, coupant la régularité de la décoration ornementale, prouvent qu’elles furent introduites ultérieurement1472. La représentation picturale, elle aussi, avait subi des repeints postérieurs ; une tunique couvrait autrefois la nudité l’Enfant dans l’image médiévale, et la robe de la Vierge était décorée d’incrustation (Pl. XXIII). La peinture portait, à l’époque moderne, un revêtement en argent doré ; on avait alors enlevé le masswerk sculpté couronnant le tableau, qui aurait empêché la mise en place d’une telle robe décorative1473. C’est seulement la dernière restauration du tableau qui a découvert son caractère originel1474.

Les tableaux-reliquaires médiévaux servaient, sans doute, continuellement à des pratiques dévotionnelles au XVIIe siècle. C’est pourquoi, on avait fait à cette époque-là une prédelle pour le triptyque de la chapelle des Pelletiers de Cracovie1475. Cependant, l’aspect structurel et fonctionnel de certaines représentations médiévales change à l’époque moderne ; de sorte qu’un ancien panneau peut être refait en reliquaire, et au contraire, être dépouillé de ce rôle. Le tableau de Bardejov est la preuve de ce que nous avançons ; les reliquaires gothiques de celui-ci avaient été enlevés, dans le temps, et remplacés par un simple encadrement1476.

Nous avons ensuite un autre tableau polonais du gothique tardif1477. Sans avoir la certitude que le panneau ait eu une fonction de reliquaire au Moyen Âge, nous sommes encline à supposer que les éléments en forme de losanges, disposés de manière régulière sur l’encadrement, enferment d’anciennes logettes à reliques (Pl. XIX). Une inscription datant de la charnière du XVIe et du XVIIe siècle, placée dans la peinture au-dessous du trône marial, mentionne en effet des prénoms de saints. Il est donc possible que cette inscription concerne des reliques logées jadis dans le panneau.

Enfin, nous voudrions évoquer le triptyque de Trenčin dont l’encadrement a changé au cours des siècles1478. Faute de sources historiques, nous ne sommes pas sûre que le tableau médiéval ait été incrusté de reliques dès son origine1479. Il semble qu’il n’ait reçu son cadre-reliquaire qu’à l’époque du baroque1480. Entre les années 1936 et 1942, il a été remplacé par un encadrement néogothique sans reliquaires1481. Néanmoins, la similitude de ce triptyque avec deux autres conservés en Pologne1482 nous fait supposer qu’il possédait, déjà au XVe siècle, eu une fonction de reliquaire.

Pour résumer, le modèle médiéval de tableau-reliquaire marial, ayant subi certaines transformations stylistiques, a eu une continuité à l’époque moderne, mais de manière beaucoup moins spectaculaire. La plus récente représentation de la Vierge à l’Enfant, enchâssée dans un large cadre-reliquaire serait, à notre connaissance, un panneau du XIXe siècle, conservé à Cologne1483.

Notes
1455.

Chap. III, § 2.

1456.

L. CARDILLI ALLOISI, texte (dans :) Tesori d’arte sacra, Roma 1975, p. 55-56, n° 131 ; FAGIOLO, MADONNA 1984, p. 164.

1457.

G. DELLA VALLE, Istoria del 1783, Alexandrie, Bibliothèque publique, ms cart. n° 127 ; Cit. d’après S. PETTENATI, I Corali di Pio V, (dans :) C. Spantigati, G. Ieni (éd.), Pio V e santa Croce di Bosco. Aspetti di una committenza papale, (cat. expo.), Alessandria 1985, p. 171-199. Voir P. BRUNI, « Per visibilia ad invisibilia ». Il reliquiario di Fivizzano : L’opera d’arte del XVI secolo contiene duecentosei reliquie e undici miniature, „Il Corriere Apuano”, 20 : 2004, s.p. ; l’article de Bruni a été présenté [en ligne] par « Associazione Storico-culturale S. Agostino di Cassago Brianza ». En dernier lieu, voir F. Cervini, C. Spantigati, Santa Croce di Bosco Marengo, Cassa di Risparmio di Alessandria, 2002, s.p. Aussi, les informations que nous avons reçues de la part de M. Luigi Bareta, « Centro S. Agostino » et de la part de M. Paolo Masini, « Associazione Amici di Santa Croce ».

1458.

BRUNI, loc. cit.

1459.

Ibid.

1460.

J. BRAUN, Die Reliquiare, Freibourg 1940, p. 280, fig. 260 ; M. STARZEWSKA, Rzemiosło artystyczne, (dans :) T. Broniewski, M. Zlat(éd.), Sztuka Wrocławia, Wrocław-Warszawa 1967, p. 257, fig. 224 ; PREISING, op. cit., cat. n° 66 ; SZCZEPKOWSKA-NALIWAJEK 1996 (b), note n° 42 p. 188 ; G. REGULSKA, Gotyckie złotnictwo na Śląsku, Warszawa 2001 (Studia Instytutu Sztuki Polskiej Akademii Nauk, t. VII), p. 101-102, cat. 83 p. 154, fig. 261-263.

1461.

Chap. Ier, § 5.

1462.

Tesori d’arte sacra di Roma e del Lazio, (cat. d’expo.), Roma 1975, cat. 16, p. 12 ; Voir (dans :) ICCD immagini, op. cit., n° E21501.

1463.

Ibid.

1464.

Chap. Ier, loc. cit.

1465.

GADOMSKI 1986, p. 31 ; Idem 1998, p. 222-223.

1466.

Il se peut qu’après un des incendies de l’église – en 1668 et en 1681, le dernier s’est propagé en 1850, voir M. ROŻEK, Przewodnik po zabytkach i kulturze Krakowa, Kraków 1997, p. 246 ; P. KIELAR, Zapomniany kościół romański Św. Tomasza Apostoła przy kościele Św. Trójcy w Krakowie, (dans :) J. Kłoczowski, J.-A. Spież (éd.), Dominikanie w środkowej Europie w XIII-XV wieku. Aktywność duszpasterska i kultura intelektualna, Poznań 2002, p. 27 –, des reliques sauvées aient été placées dans le présent encadrement ; alors, il aurait été spécialement créé afin de conserver de saintes particules autour de l’image la plus vénérée dans le couvent.

1467.

Catalogue : IV, n° 4.

1468.

Nous remercions Mme H. Małkiewicz d’avoir attiré notre attention sur ce panneau.

1469.

M. KORNECKI, W kręgu sztuki klasztoru starosądeckich klarysek, tiré de Currenda n° 5 - 8/81, Tarnów 1981, p. 142, ill. 8.

1470.

Voir dans le dictionnaire terminologique des beaux-arts ; Słownik terminologiczny, op. cit., p. 71.

1471.

Catalogue : IV, n° 6.

1472.

M. NIEDZIELSKA, Dokumentacja konserwatorska obrazu dwustronnie malowanego : Matka Boska z Dzieciątkiem i Veraikon. Dar Króla Jana Kazimierza dla klasztoru SS. Karmelitanek Bosych w Warszawie, Kraków 1986-1990 (documentation de la conservation du tableau), p. 1, 3, 6-7.

1473.

Ibid., p. 3.

1474.

Ibid.

1475.

Catalogue : III.A, n° 9.

1476.

Catalogue : I, n° 20.

1477.

Catalogue : IV, n° 5.

1478.

Catalogue : IV, n° 1.

1479.

G. TÖRÖK, texte (dans :) M. Mojzer (éd.), Ungarische Nationalgalerie Budapest. Alte Sammlung, Budapest 1984, n° 23.

1480.

Ibid.

1481.

D. RADOCSAY, Gothic panel painting in Hungary, Budapest 1963, p. 44.

1482.

Catalogue : III.A, n° 9, 13.

1483.

LEGNER 1995, p. 226-227, fig. 98.