Conclusion

Que le portrait marial, tant bidimensionnel que tridimensionnel, détienne une place particulière dans les pratiques cultuelles et inspire, conséquemment à la fonction qu’on lui a assignée, la création artistique médiévale, est un fait incontestable. Ainsi, les images d’affection, comme nous avons dénommé les Madones peintes sur panneau à l’instar des icônes, se sont répandues un peu partout dans le monde occidental à partir du XIIIe siècle, par l’intermédiaire de l’Italie1484 ; la légitimité des peintures religieuses ayant été justifiée par les théologiens scholastiques1485. De sorte que le recours à l’archétype demeure la condition, sine qua non, de l’existence même des effigies mariales et christiques1486. C’est dans cette optique que nous avons entrepris de revenir sur la question de l’image qui se substitue à une relique1487, et par la suite sur celle de l’image qui fait fonction de reliquaire1488.

Le modèle de tableau-reliquaire connu sur le territoire polonais doit sans doute être considéré comme une adaptation des types iconiques et formels de provenance byzantine, lesquels furent réinterprétés dans la peinture du Trecento italien.

Dès le début de notre recherche, notre démarche s’est appuyée sur l’analyse de documents d’archives en comparaison des œuvres subsistantes. Étant donné que plusieurs tableaux-reliquaires mariaux sont mentionnés (à côté des ustensiles liturgiques) dans des inventaires du diocèse de Cracovie, nous voudrions savoir si c’était aussi le cas des inventaires des plus importantes églises mariales de Rome. Nous avons supposé que c’est par cette entremise que l’usage de tels objets fut introduit en Pologne. Les citations de tabula (voire ymago) beatae Virginis cum reliquiis sont pourtant rares dans des actes de visitations des églises romaines et dans des textes anciens, entre le XVe et le XVIIe siècle, contrairement à celles qui évoquent ymago beatae Virginis divinitus facta ou quam sanctus Lucas depinxit 1489. Il s’ensuit que la réputation du portrait authentique était suffisante pour conférer à une image le statut de relique. Cela dit, l’hypothèse de la provenance du Latium de ce type de reliquaire marial n’est pas recevable, du fait que nous ne disposons ni d’exemples similaires, ni de sources historiques susceptibles de la soutenir.

En revanche, l’analyse comparative des œuvres concernées nous permet d’avancer une première constatation en ce qui concerne l’origine formelle des peintures incrustées de reliques ; elles s’inspirent, selon nous, de la décoration de boîtes-reliquaires et de reliures d’Écritures saintes, byzantines ou byzantinisantes1490. On doit toutefois souligner que la transformation d’une simple châsse-reliquaire en reliquaire figuratif, peint ou sculpté, suivit deux voies distinctes. C’est pourquoi, il serait erroné de prétendre que les statues-reliquaires caractéristiques de l’époque romane aient conduit au modèle de tableau-reliquaire du Moyen Âge tardif1491. Que ce dernier dérive des panneaux byzantins, cela semble évident. Néanmoins, les icônes qui enchâssent des reliques sont décidément moins nombreuses en comparaison avec les tableaux gothiques conservés en Europe. Rappelons ici que l’efficacité dévotionnelle de l’icône fut tout d’abord déterminée par son contenu pictural, et non par son contenant, c’est-à-dire des reliques qui auraient pu y être incluses.

Nous constatons ensuite que ce n’est qu’aux environs de la troisième décennie du XIVe siècle, que les tableaux indépendants de la Vierge à l’Enfant ayant fonction de reliquaire sont apparus dans la péninsule italienne. Il s’agit notamment du modèle siennois de retable portatif marial1492. Ce type de panneau-reliquaire, qui comprend une peinture encadrée de logettes à reliques, fut repris par des ateliers bohémiens et polonais. Or, un exemple singulier, parmi les œuvres que nous avons rassemblées, est le tableau attribué au peintre bolognais Jacopino di Francesco de’Bavosi (influencé à ses débuts par le courant toscan) ; c’est le seul reliquaire italien à porter des effigies de saints peintes juxtaposées sur l’encadrement1493. De larges cadres figuratifs, typiquement byzantins, étaient particulièrement appréciés dans la décoration des images tchèques (sans ou avec des reliques), mais on ne les trouve pas en Pologne. Les encadrements polonais sont relativement simplifiés par rapport à la représentation picturale, ce qui les rapproche des panneaux siennois. Dans ce contexte, nous considérons ces derniers également comme sources d’inspiration auxquelles aurait puisé le Maître Théodoric pour décorer la chapelle Sainte-Croix du château de Karlštejn ; laquelle abrite la plus ancienne – datée des années 1360-1364 –, et apparemment la plus remarquable collection des tableaux-reliquaires en Europe centrale.

Les tableaux-reliquaires mariaux : panneaux uniques, diptyques et triptyques, constituent un ensemble important parmi les peintures répandues sur le territoire historique de la Petite-Pologne. Les plus anciens exemples, conservés jusqu’à nos jours, sont datés aux environs des années 1430-1440, et ensuite vers 1450. Nous supposons pourtant que ce type de reliquaire existait dans le Royaume de Pologne dès le début du XVe siècle. De fait, plusieurs mentions dans des archives, qui citent imago B.M.V. in tabula depicta cum reliquiis sanctorum, concernent des tableaux disparus dont l’ancienneté nous est inconnue1494. Cependant, on peut indiquer une date approximative d’un panneau déposé jadis dans une église paroissiale ; d’après l’inventaire daté de 1421, il s’agissait alors d’un tableau-reliquaire « récemment peint »1495 . Comme nous ne disposons d’aucune trace matérielle, ce n’est qu’en vertu dudit document d’archives que nous considérons ce tableau, créé apparemment vers la deuxième décennie du XVe siècle, comme l’un des plus anciens.

De tels reliquaires, dont les créateurs – peintres, orfèvres, sculpteur en bois –, demeurent dans bien des cas anonymes, semblent avoir été appréciés pour leur valeur cultuelle dans diverses sociétés. Mais leurs commanditaires étaient, en règle générale, des personnes aisées, car le coût de ce genre de panneau fut relativement élevé, surtout à cause des reliques qu’il contenait. C’est pourquoi, l’entremise de la cour et du haut clergé aurait joué un rôle non négligeable dans leurs donations à des églises cracoviennes. Par ailleurs, certaines familles nobles eurent, elles aussi, en leur possession des tableaux-reliquaires. Enfin, leurs commanditaires se trouvaient également parmi le clergé monastique, paroissial et la bourgeoisie ; cette dernière rassemblée au sein des corporations qui effectuaient des commandes collectives1496.

Le choix du contenu des peintures dans les tableaux uniques, qui portait dans la plupart des cas sur les Vierges à l’Enfant, eut certainement un rapport avec la popularité dont bénéficiait l’Hodighitria, entre le XIVe et le XVe siècle, tant en Italie qu’en Bohême, mais tout particulièrement dans le diocèse de Cracovie1497. Puisque les scènes narratives faisaient, jusqu’alors, partie de grands retables, deux tableaux – Annonciation et Couronnement –,sont des exemples singuliers dans le groupe des reliquaires subsistants. Par contre, les diptyques suivent le programme iconographique généralement admis en Occident médiéval, dans les panneaux sans ou avec une fonction de reliquaire1498. Il est défini par la juxtaposition thématique de l’Enfance et de la Passion du Christ, où l’on insiste sur le rôle sotériologique de la Vierge dans l’histoire du salut. Pour ce qui est des triptyques, le portrait de la Vierge à l’Enfant du panneau central est accompagné de ceux de saintes Catherine et Barbara représentées sur les volets. Cependant, la soi-disant présence des saints dans leurs reliques n’exigeait pas une confirmation picturale. C’est pourquoi le tableau-reliquaire avec sainte Ursule, figurée avec la Vierge dans le même tableau, est un cas exceptionnel1499.

L’encadrement, qui constitue un ensemble avec la peinture, enchâssait des reliques dans des cavités disposées autour de l’image mariale selon leur hiérarchie cultuelle. La logette principale – située au-dessus, sur l’axe –, était exclusivement destinée aux reliques de la Sainte Croix (celles-ci attestées par un authentique reliquiae de ligno Sanctae Crucis). Ensuite, on plaçait des reliques secondaires attribuées à la Vierge (comme par exemple un fragment de son voile, ou d’autres signes matériels de son existence terrestre), des reliques des apôtres et enfin celles des saints vénérés dans l’église, d’où provenait le tableau. Ainsi, la présence des patrons locaux aurait augmenté la valeur dévotionnelle du reliquaire1500.

L’essentiel des tableaux-reliquaires mariaux consiste donc en la focalisation sur le même objet des éléments réputés posséder une véritable efficacité cultuelle. Il s’agit de deux composantes de nature différente qui se complètent : une image considérée comme sainte et des reliques qui témoignent du caractère humain de la sainteté. Or, l’invocation Regina coeli, introduite dans certains panneaux, relie l’expression sémantique avec la représentation picturale. Compte tenu de son interprétation, une prière propitiatoire est adressée à la Vierge Reine et Corédemptrice, censée être présente dans son image et dont le pouvoir d’opérer des miracles serait intensifié par des reliques qui y étaient incluses1501.

Parmi les tableaux polonais élaborés à la détrempe, seuls deux reliquaires sont peints sur verre. Malgré leur caractère provincial, ces panneaux tardifs datés vers 1500 recourent, selon toute apparence, à la technique de l’églomisation connue dans des diptyques-reliquaires italiens du XIVe siècle1502. Soulignons qu’il est pourtant difficile de désigner le modèle exact des tableaux-reliquaires répandus en Petite-Pologne. D’après l’étude comparative des œuvres, relative à leurs caractéristiques analogues et leur ancienneté1503, on devrait envisager la provenance d’un tel concept formel soit directement de l’Italie, soit par l’intermédiaire de la Bohême1504. En effet, les ateliers praguois jouèrent, dès le troisième quart du XIVe siècle, un rôle significatif dans la transmission des courants artistiques italiens au-delà des Alpes. Plus tard, vers 1420, certaines images religieuses auraient été envoyées en Pologne, comme plusieurs autres objets cultuels que l’on voulait préserver de la destruction par les hussites1505. L’hypothèse de Kinga Szczepkowska-Nalwajek que la représentation de l’église du Saint-Sacrement de Cracovie, ou bien une autre qui lui était contemporaine, inspira la création de nombreux tableaux-reliquaires en Pologne, nous paraît pourtant dépourvue de fondement1506. Car, nous avons noté que cette effigie était enfermée dans le trésor ecclésial, comme l’objet le plus précieux, et ce n’est que le curé qui y avait accès1507. De ce fait, il est difficile de croire qu’elle ait servi de modèle à d’autres tableaux disséminés aux alentours de Cracovie. La seconde hypothèse sur l’existence d’un autre reliquaire marial aussi important, qui aurait été à l’origine d’une série de créations similaires, ne relève que du domaine de la spéculation.

C’est pourquoi, nous nous prononçons sur la réception d’un modèle formel admis en Occident dès le XIVe siècle, sans parler ici d’un tableau précis. En nous référant à l’origine des œuvres polonaises ici présentées, nous constatons que ce type de tableau-reliquaire fut courant surtout en Petite-Pologne ; d’où provenaient sans doute des œuvres conservées autrefois sur les territoires de Zips et d’Orava, ainsi qu’en Grande Pologne. Par contre, on ne le trouve pas en Silésie, comme l’a supposé Dagmar Preising1508.

L’expansion des tableaux voire des retables-reliquaires portatifs mariaux, typiques du Trecento toscan, s’inscrivit au XVe siècle dans le mouvement général du renouveau de piété, qu’était la devotio moderna. De sorte qu’à côté des représentations singulières, spécialement vénérées au cours des offices liturgiques, paraliturgiqueset pendant les fêtes solennelles,on voit se répandre des reliquaires moins coûteux non seulement dans de petites églises paroissiales, mais aussi dans l’espace privé. Appréciés désormais dans l’intimité des couvents – dominicains et franciscains –, ainsi que dans celle du quotidien des laïcs, de tels panneaux pieux étaient utilisés comme des autels domestiques ou bien comme des autels pliables de voyage, pour ce qui est des diptyques1509. Constatons enfin que la similarité des œuvres rassemblées dans cette étude, datées approximativement entre 1330 et 1540, constitue un phénomène artistique du bas Moyen Âge. Et, quelques-uns des reliquaires semblables connus postérieurement ne sont que des exemples indépendants, lesquels n’assurent pas une véritable continuité de l’ancien modèle à l’époque moderne.

Notes
1484.

Chap. Ier, § 3-4.

1485.

Chap. II, § 3.

1486.

Ibid., § 1.1-1.3.

1487.

Chap. III, § 2.

1488.

Chap. V-VII.

1489.

Annexe I : Q.1.

1490.

Chap. IV.

1491.

Chap. V, § 1.

1492.

Chap. V, § 3 ; Catalogue : I, n° 7-12.

1493.

Catalogue : I, n° 1.

1494.

Catalogue : III.B.

1495.

Ibid.,n° I.

1496.

Chap. VI, § 1-2.

1497.

Chap. Ier, § 4.2 ; VI, § 4.

1498.

Chap. V, § 2.2 ; VI, § 4.J.

1499.

Chap. VI, § 4.I.

1500.

Chap. III, § 1.2.1.

1501.

Chap. VI, § 5.

1502.

Chap. V, § 2.2.

1503.

Catalogue : I-III.A.

1504.

Chap. V, § 3-4.

1505.

Chap. Ier, § 4.1.3.

1506.

SZCZEPKOWSKA-NALIWAJEK 1996 (a), p. 51 ; Eadem 1996 (b), p. 189.

1507.

Voir supra chap. VI, note n° 262.

1508.

PREISING 1995-1996, p. 29, cat. n° 53.

1509.

Chap. VI, § 5.2.1-5.2.2.