Introduction générale

A. L’œuvre de Philon comme commentaire de l’Écriture

« Il n’est guère d’œuvres qui aient suscité autant d’appréciations divergentes que celle de Philon ». Force est de constater la pertinence de ce jugement par lequel Valentin Nikiprowetzky ouvre son livre décisif sur Le commentaire de l’Écriture chez Philon d’Alexandrie 1. Le fait est que « l’allure capricieuse qui semble caractériser le développement de la pensée de Philon, la composition et l’architecture déconcertantes de traités dont il paraît malaisé, voire impossible, de résumer la matière et de justifier le découpage ont toujours intrigué les chercheurs 2. » En dehors des quelques ouvrages à caractère historique ou spécifiquement philosophique écrit par Philon, le contenu de la plus grande part des traités d’un auteur juif d’Alexandrie parfaitement hellénisé a également suscité de vifs débats. La relation entre leur part grecque et leur part juive, et notamment entre leur dimension scripturaire et leur dimension philosophique, a fait l’objet de jugements aussi multiples que contradictoires. On a pu observer de façon générale une démarche dialectique constante, dans laquelle une dimension de l’œuvre était opposée à l’autre afin d’établir celle qui avait la prééminence. Certains chercheurs insistaient sur le judaïsme de Philon, d’autres sur son attachement à la philosophie, même si c’était souvent dans le même temps pour le critiquer pour son absence de clarté et de cohérence 3. Cette logique visant à arbitrer entre le judaïsme ou l’hellénisme de Philon n’a pu aboutir qu’à des résultats partiels et à des hypothèses contradictoires.

Valentin Nikiprowetzky a montré de façon définitive que cette œuvre foisonnante et complexe trouvait sa cohérence à condition d’être lue avant tout comme un commentaire de l’Écriture, mais un commentaire qui, dans sa démarche, accorde une place essentielle à la philosophie.

Si Philon a le sentiment d’être un philosophe véritable lorsqu’il commente l’Écriture et non pas simplement un grammairien ou un philologue, la raison doit en être cherchée dans la conception qu’il se fait du statut tant de l’Écriture que de l’interprète de l’Écriture. […] Pour lui, la loi de Nature et la Loi écrite reflètent à un titre égal la sagesse de Dieu et ne sauraient pratiquement être séparées. La Loi écrite est la parole de Dieu telle que l’a transmise le Prophète Moïse. Cette qualité transcendante explique que Philon puisse considérer que toute étude de l’Écriture et, particulièrement, son interprétation allégorique, est de la physiologie, c’est-à-dire de l’observation de la nature. Le texte de l’Écriture devient, en effet, une réalité aussi mystérieuse, aussi complexe, aussi inépuisable que la Nature elle-même 4.

En d’autres termes, « les traités de Philon constituent un commentaire de l’Écriture au sens technique du terme » 5, la philosophie étant mobilisée précisément pour rendre possible ce commentaire. Les travaux de Valentin Nikiprowetzky, en permettant de dépasser les jugements dialectiques qui conduisaient à exclure ou à relativiser excessivement une dimension des traités, ont ainsi ouvert la voie à une juste interprétation de l’œuvre de Philon, appuyée sur l’articulation de sa dimension scripturaire et de sa dimension philosophique, au service d’une intelligence de l’Écriture. Ces conclusions paraissent incontestables, mais ce que Valentin Nikiprowetzky présentait en conclusion comme des « prolégomènes à une étude de Philon » 6, peut encore être précisé et approfondi.

Le problème le plus délicat concerne la manière de rendre compte des rapports entre la philosophie et l’Écriture. Valentin Nikiprowetzky explique que « la philosophie est la servante de la Loi mosaïque » 7 et cite Roger Arnaldez, selon qui « Philon ne soumet pas les paroles du texte sacré aux critères de la pensée philosophique ; il fait l’inverse et plie les lexiques des philosophes aux exigences de ce que sa piété juge être le sens profond de l’Écriture » 8. Il précise néanmoins aussitôt son propos en ajoutant :

‘Ce vocabulaire notionnel est mobilisé par le texte scripturaire et l’exprime d’une manière qui finit par être presque spontanée. Il ne s’agit donc jamais à proprement parler d’une démonstration délibérée visant à subordonner la Philosophie à la Loi, ni même d’un vocabulaire philosophique adapté ‘‘au sens profond de l’Écriture’’ aperçu in abstracto. Presque toujours l’animation est réciproque et pour ainsi dire indécomposable 9.’

De façon semblable, mais dans des termes différents, il écrit encore :

‘La distinction entre le pôle philosophique et le pôle théologique est certes indispensable, mais elle ne doit jamais cesser, sous peine de perdre sa légitimité, de constituer une distinction de raison. Concrètement les deux éléments forment un tout organique, réalisent une fusion vivante dans laquelle l’un des deux assume sans doute un rôle directeur et influence l’autre, mais ne laisse pas d’en subir lui-même l’impact, en retour 10.’

Si l’accent est porté de façon décisive sur le « tout organique » que constitue l’exégèse de Philon, la distinction, quand bien même elle est « de raison » entre un pôle philosophie et un pôle théologique, ou entre la Loi de Moïse et la philosophie, doit être précisée, afin d’établir la nature de ce « tout indécomposable » que constituent les traités.

Le pôle philosophique, tout d’abord, n’est pas une réalité univoque : si Philon se nourrit d’une réflexion philosophique, celle-ci vient de courants aussi variés que le stoïcisme, le platonisme ou le moyen platonisme, voire le scepticisme et l’épicurisme, au point qu’on a pu parfois caractériser son œuvre comme éclectique, en négligeant la cohérence d’ensemble de sa pensée 11. Parler d’un pôle « philosophique » doit donc s’entendre en référence à une démarche qui emprunte de façon générale à l’exigence de rationalité philosophique que l’on rencontre sous diverses formes dans les différentes traditions philosophiques antérieures à Philon, ou qui lui sont contemporaines, mais qui ne fait pas référence à un discours philosophique univoque. De plus, limiter un pôle de la pensée de Philon à la seule « philosophie » grecque, au sens technique et restreint du terme, peut être réducteur dans le cas d’un traité tel que le De Abrahamo : nous verrons que Philon s’y réfère, plus largement, à la culture grecque en général, c’est-à-dire à tout ce qui peut relever de ce qu’il appelle « sciences encyclopédiques » 12. Si cela tient à la présence d’une exégèse littérale importante dans ce traité, il ne faut pas non plus négliger le fait, rappelé par Jaap Mansfeld, que Philon opère des références à la philosophie grecque aussi bien pour son exégèse littérale que pour son exégèse allégorique 13.

De la même manière, il convient de nuancer la présentation d’un pôle juif, ou bien scripturaire, ou encore théologique. L’expression de pôle théologique renvoie à l’idée que certaines affirmations de Philon sur la création du monde, la transcendance de Dieu, la relation entre Dieu et l’homme, sont d’origine scripturaire et non pas philosophique, et définissent ainsi l’identité religieuse juive par opposition au polythéisme grec ou à certaines positions philosophiques. Nous voudrions proposer une définition du discours théologique différente et plus adaptée à la démarche de Philon : il ne s’agit pas seulement d’un discours qui parle de Dieu, mais plus précisément de l’effort de rationalisation d’une Écriture révélée, qui s’opère à partir de ressources philosophiques. L’avantage de cette définition est de ne pas opérer une séparation entre un discours scripturaire qui porterait sur Dieu et un discours philosophique dont l’objet serait différent : l’Écriture comme la philosophie parlent de Dieu et du monde, mais selon des modalités distinctes. Toutefois, le contenu de l’Écriture et le discours philosophique peuvent s’éclairer mutuellement, pour constituer un discours théologique. Parler de théologie en ce sens permet de poser un premier élément d’unité dans l’œuvre en évitant de ne parler qu’en terme de pôles distincts, même si nous aurons à éclairer la nature de cette unité.

Dans cette perspective, il semble plus fécond de parler de deux types d’autorité : l’autorité d’un texte reçu comme une parole divine révélée, et celle d’une enquête sur le monde fondée sur des ressources rationnelles. Cette distinction est importante : l’autorité absolue reconnue à l’Écriture oblige Philon à prendre en considération une certaine conception du rapport entre Dieu, sa création en général et l’homme en particulier, et cela fait de l’Écriture le véritable point de départ de sa réflexion. Quant à la rationalité grecque au sens large, c’est-à-dire non pas la seule philosophie, au sens technique, mais également tout ce qui relève de la culture grecque de l’époque hellénistique, ce qu’on appelle la παιδεία, elle vient éclairer l’Écriture et les problèmes de compréhension qu’elle suscite et contribuer à établir la rationalité des doctrines scripturaires. C’est ainsi que peut être pensée, à un premier niveau, la « fusion » évoquée par Valentin Nikiprowetzky : l’Écriture s’impose par son autorité, mais celle-ci doit être justifiée par un travail de rationalisation dont les outils sont d’origine grecque. C’est ce travail en lui-même qui relève d’une approche théologique.

En somme, parler d’une distinction plus large entre Philo Judaeus et Philo Graecus, comme le fait David Runia 14, serait sans doute plus juste, étant entendu que cela demeure une « distinction de raison » qui ne doit pas prendre le pas sur la considération préalable de l’unité de l’entreprise de Philon. La dimension théologique n’est toutefois pas première : Philon ne vise pas à développer un discours théologique dogmatique cohérent à partir de l’Écriture, mais à livrer une exégèse méthodique des textes qu’il choisit de commenter, avec une rigueur et une cohérence qui lui confère alors nécessairement une certaine dimension théologique. Il convient de tenir compte de l’exigence rappelée par Valentin Nikiprowetzky selon laquelle il faut toujours chercher à établir « le problème exégétique qui se pose à Philon et la manière dont il cherche à le résoudre » 15. Conformément aux conclusions du Commentaire de l’Écriture, c’est donc l’examen de l’œuvre de Philon sous l’angle de sa dimension exégétique qui permet le mieux de rendre compte de ce qui s’y joue.

C’est sur la base de ces travaux de Valentin Nikiprowetzky que nous avons choisi de nous intéresser à la figure d’Abraham dans l’exégèse de Philon d’Alexandrie, en étudiant plus particulièrement les enjeux herméneutiques de la démarche allégorique, selon des modalités et pour des raisons que nous allons maintenant présenter. Avant de présenter les principes qui ont guidé notre étude et la manière dont nous avons choisi de la développer, nous commencerons par rappeler et analyser trois approches récentes sur la question centrale de l’allégorie, qui nous paraissent représenter trois points de vue significatifs sur ce problème. La mise en évidence des enjeux et des présupposés de chacune de ces trois démarches, ainsi que des difficultés spécifiques que chacune d’entre elles soulève, nous permettra de poser des jalons à partir desquels nous développerons l’orientation de notre travail.

Notes
1.

V. Nikiprowetzky, Le commentaire de l’Écriture chez Philon d’Alexandrie. Son caractère et sa portée. Observations philologiques, Leiden, Brill, 1977, p. 1.

2.

Ibid., p. 5.

3.

Nous renvoyons pour un panorama de ces positions aux deux premières pages de l’introduction du Commentaire de l’Écriture de Valentin Nikiprowetzky, ainsi qu’aux deux premiers chapitres, consacrés respectivement à la figure de Philo Alexandrinus (p. 11-39) et Philo Judaeus (p. 40-49).

4.

Ibid., p. 5-6.

5.

Ibid., p. 180.

6.

Ibid., p. 236.

7.

Ibid., p. 183.

8.

Les Œuvres de Philon d’Alexandrie. De opificio mundi, R. Arnaldez (éd.), Paris, Cerf, 1961, p. 118. La citation figure dans V. Nikiprowetzky, Le commentaire de l’Écriture…, op. cit., p. 183.

9.

Ibid., p. 184.

10.

Ibid., p. 157.

11.

« To attribute a naive sort of eclectic attitude to him or to suggest that he was merely a constant dabbler in the commonplaces found in abundance in the philosophical and rhetorical circles of his day would be not only unfair but false » (J. Mansfeld, « Philosophy in the service of Scripture. Philo’s exegetical strategies », dans J. M. Dillon et A. A. Long [dir.], The Question of « Eclectism ». Studies in Later Greek Philosophy, Los Angeles/London, University of California Press, 1988, p. 70-102 ; la citation que nous donnons se trouve p. 73).

12.

Voir Leg. III, 244 ; Cher., 3 ; Congr., 20, etc.

13.

J. Mansfeld, « Philosophy in the service of Scripture », art. cit., p. 83-84.

14.

D. T. Runia, « Was Philo a Middle Platonist ? A Difficult Question Revisited », The Studia Philonica Annual, V, 1993, p. 112-140 ; voir notamment p. 130.

15.

V. Nikiprowetzky, Le commentaire de l’Écriture…, op. cit., p. 180.