B. Trois approches récentes sur la question de l’allégorie

La mise en évidence des seuls principes qui guident la démarche de Philon, comme nous venons de le faire à grands traits, ne suffit pas à rendre compte du contenu de ses traités : il convient en effet de s’attacher à la manière dont son exégèse les met en œuvre, comme l’a d’ailleurs fait de façon précise Valentin Nikiprowetzky dans Le commentaire de l’Écriture. Or l’aspect le plus frappant de cette exégèse est la présence presque généralisée de la méthode allégorique, dont le présupposé est que le sens véritable de l’Écriture est dissimulé et qu’il est nécessaire d’opérer un travail de déchiffrement pour le mettre au jour. C’est ce principe qui permet de rapprocher le plus souvent le langage de l’Écriture de celui de la philosophie, en affirmant que l’Écriture porte en elle-même les doctrines des philosophes et en montrant comment tel passage peut permettre d’illustrer un problème philosophique déterminé.

L’importance de la démarche allégorique chez Philon appelle une véritable réflexion sur ses enjeux : à l’enquête philologique qui permet de déterminer précisément la nature et l’origine du langage effectivement employé par Philon, entre Écriture et παιδεία, doit s’ajouter un travail d’élucidation plus théorique de la nature du commentaire produit. Il s’agit de mettre en lumière les méthodes d’interprétation, leurs outils et la fin qu’elles atteignent. Comme tout travail d’interprétation, l’exégèse de Philon implique un échange entre un lecteur et un texte qui engage une relation déterminée : selon le type de questionnement adressé au texte, la réponse obtenue sera différente. L’élucidation de ce questionnement ne peut se limiter à la mise en évidence de façon successive des différentes questions posées au texte, ou quaestiones, pour reprendre le terme générique qui définit l’un des types d’exégèse de Philon, et que Valentin Nikiprowetzky suggère de mettre en évidence derrière chaque développement de Philon. Il importe en effet de déterminer de façon plus générale les implications et la finalité de la lecture de Philon, c’est-à-dire le type général d’interrogation qu’il applique au texte, qu’il se traduise ou non de façon explicite dans les questions spécifiques posées à chaque passage.

Nous voudrions rappeler ici trois types d’approche de l’exégèse allégorique de Philon, pour en montrer les enjeux et les limites respectives, et dégager ainsi plus clairement la méthode que nous entendons suivre.

La première approche est celle de Richard Goulet, telle qu’il l’a présentée dans sa thèse de doctorat 16 et l’a reprise dans une communication plus récente 17. Son idée est que « l’allégorie modérée de Philon doit être conçue comme une réaction piétiste à l’égard d’une entreprise allégorique beaucoup plus audacieuse dont on peut retrouver les vestiges dans le propre commentaire de Philon » 18. Ce commentaire antérieur aurait eu trois « caractères principaux » :

Premièrement, il était radicalement allégoriste. C’est-à-dire que, sous l’influence de l’allégorie philosophique d’Homère et d’Hésiode, il ne dégageait un sens satisfaisant des Écritures qu’en renonçant au sens littéral. Deuxièmement, le contenu obtenu par cette allégorie était strictement philosophique. Des récits de la création jusqu’à l’entrée d’Israël en Terre promise, c’était une seule et même histoire de l’âme partagée entre le monde intelligible et le monde sensible ou entre le vice et la vertu, qui était racontée en toutes ses étapes. Troisièmement, cette entreprise risquée était inspirée par le souci de présenter Moïse comme la source de la sagesse des Grecs 19.

Ce serait donc parce qu’il était en quelque sorte entravé par des contraintes religieuses que Philon n’aurait pu se livrer à un commentaire allégorique tel que Richard Goulet le reconstitue. Cette perspective a comme caractéristique d’assigner comme véritable finalité à l’allégorie le remplacement complet de la lettre du texte par un sens strictement philosophique : l’horizon de l’exégèse est alors de retrouver un propos philosophique parfaitement clair qui se substituerait aux obscurités du texte scripturaire. L’absence d’un tel discours chez Philon conduit Richard Goulet à lui reprocher, de façon quelque peu paradoxale, de trop nombreuses digressions allégoriques 20, par-dessus lesquelles il serait nécessaire de passer pour retrouver la continuité originelle d’un commentaire suivi de l’Écriture. Sans entrer dans le détail des hypothèses de Richard Goulet, l’enjeu profond de sa présentation de l’exégèse de Philon est d’opérer une distinction radicale entre l’Écriture et la philosophie : tout ce qui demeure scripturaire chez Philon est condamné comme la marque d’une contrainte religieuse extérieure qui empêche un véritable allégorisme purement philosophique. Tout ce qui paraît constituer une digression serait « le lieu des prouesses et des figures libres » 21, mais sans rapport avec la trame initiale qui suit le déroulement du texte scripturaire et qui serait le véritable support de l’allégorie philosophique.

Un tel point de vue révèle le problème posé par une focalisation sur le discours philosophique considéré, nonobstant le texte scripturaire et toute dimension religieuse en général, comme discours de clarté et de vérité. Il constitue un nouvel exemple de ce qu’opère une perspective uniquement dialectique, qui sépare les deux dimensions principales de l’œuvre de Philon afin de les opposer et d’opter pour celle qui paraît devoir s’imposer sur l’autre. L’exégèse de Philon devient en tant que telle, littéralement, inintelligible. Nous voudrions au contraire mettre en évidence l’intérêt de présenter cette exégèse comme une réflexion à la fois scripturaire et philosophique. Non seulement le propos ou même la structure des traités deviennent plus clairs, mais encore l’exégèse de Philon elle-même adopte alors précisément les caractères prêtés par Richard Goulet à un éventuel commentaire préphilonien : nous verrons dans le De migratione Abrahami que l’exégèse allégorique prend le pas de façon radicale sur le sens littéral, et qu’il est bel et bien question, à travers plusieurs personnages, de la progression d’une seule âme, ou d’un seul intellect, vers la Terre promise.

Au regard des enjeux herméneutiques de la démarche de Philon, cette approche manifeste donc les limites d’un regard qui sépare et hiérarchise deux dimensions indissolublement liées entre elles pour constituer un discours dont l’intérêt et la spécificité sont précisément de les unir. Par contraste, il importe de montrer comment Philon déploie dans son œuvre une rationalité scripturaire, et ce qu’elle implique pour l’Écriture comme pour la philosophie et la culture grecques dont elle tente d’opérer une synthèse. Isoler le discours philosophique ne revient pas à mettre en évidence la partie la plus importante des traités en la dégageant de ce qui constitue en quelque sorte des scories : c’est amputer la démarche de ce qui la détermine de façon essentielle. Cela conduit même sans doute à priver la démarche philosophique elle-même de ce qui la constitue en profondeur, à savoir d’être une investigation rationnelle sur le monde, ouverte à la recherche et aux contradictions, comme l’illustre la diversité des écoles qui se sont développées à l’époque hellénistique. Il est donc nécessaire pour comprendre l’œuvre de Philon de rendre compte du caractère essentiel de la démarche rationnelle, sans rien retirer à la dimension scripturaire. Au contraire, les deux doivent être pensés dans leur unité et dans leurs relations réciproques : la recherche de rationalité propre à la démarche philosophique peut aussi passer par une réflexion à partir de l’Écriture.

La deuxième approche que nous voudrions mentionner est celle de David Dawson. Ses hypothèses peuvent permettre de mettre l’accent sur un problème important de la relation entre hellénisme et judaïsme posé par l’allégorie. Comme le montre le titre de son livre 22, il s’attache à plusieurs figures de « lecteurs allégoriques » à Alexandrie, dont Philon, pour essayer de montrer comment leur pratique de l’allégorie leur permet d’opérer une « révision culturelle » du milieu qui les entoure. En l’occurrence, il voit chez Philon une tentative de subordonner, par l’allégorie, toute la culture grecque à la lettre de l’Écriture. L’intérêt d’un tel point de vue est de souligner le travail de transformation et de relecture effectivement réalisé à travers l’exégèse : Philon ne juxtapose pas deux types de discours, mais opère un travail de confrontation et de transformation. Toutefois, David Dawson ne parle de relecture que dans le sens où la culture grecque serait soumise à la lettre de l’Écriture, sans considérer tout ce que l’exégèse de Philon apporte de transformations à la compréhension de l’Écriture elle-même. Il n’est pas contestable que l’Écriture représente une autorité absolue pour Philon, mais le respect de sa lettre et de sa valeur n’exclut pas un travail d’élucidation de son propos, y compris par le recours à la culture grecque en général et à la philosophie en particulier, pour faire apparaître un nouveau sens considéré comme un approfondissement de l’Écriture elle-même.

Cette approche pose de fait trois problèmes. Tout d’abord, la dissymétrie entre Écriture et culture grecque est excessivement accentuée, dans le but de mettre en évidence la dimension polémique de l’exégèse de Philon, dont la finalité serait de permettre au judaïsme, envisagé comme une culture entièrement définie par la lettre de l’Écriture, de l’emporter sur la menace de l’hellénisme. Il est certain que la confrontation de la religion juive à la culture grecque, notamment à Alexandrie, n’est pas sans poser de graves problèmes, mais réduire l’exégèse de Philon à une opposition aussi tranchée entre judaïsme et hellénisme ne permet pas de rendre compte de la synthèse qu’il s’efforce d’opérer.

De plus, se placer sur un niveau uniquement culturel revient à méconnaître la nature du discours de Philon, et plus généralement le statut de la philosophie grecque. En effet, une part essentielle des emprunts philoniens à la παιδεία se fait à travers des références philosophiques, notamment à Platon, ou porte directement sur la philosophie : or celle-ci n’est pas un discours simplement représentatif de la culture grecque, mais une enquête rationnelle sur les lois qui gouvernent le monde 23. Du reste, la philosophie grecque elle-même peut constituer une révision de la culture grecque, comme le montrent la critique du polythéisme et l’interprétation stoïcienne d’Homère. À rebours, nous verrons qu’il existe des références directes à la culture grecque, très significatives et marquées parfois par une forte tension, dans des passages d’exégèse littérale, hors du champ couvert par l’analyse de David Dawson.

Enfin, cette prise en compte insuffisante du statut de la philosophie conduit à une méconnaissance de la relation établie par Philon entre deux ensembles de discours dont l’un comme l’autre ont une incontestable autorité : la Loi de Moïse et la loi de nature sont des copies l’une de l’autre, et l’expression d’un même projet divin qui peut être lu à travers l’une ou à travers l’autre. Il ne s’agit pas là d’un discours de surface de Philon, sous lequel il faudrait en réalité identifier une entreprise idéologique consistant à assurer la suprématie de l’Écriture et de la culture juive. Au contraire, la prise en compte de cette double autorité confère une réelle cohérence à l’exégèse de Philon, bien plus satisfaisante que celle proposée par David Dawson – étant entendu que demeure dans le même temps une autorité textuelle plus forte pour l’Écriture : le vocabulaire philosophique peut être modifié, ses doctrines transformées, mais la lettre de l’Écriture ne peut changer. Le choix d’une lecture transversale portant sur des auteurs différents, et l’absence d’attention suffisante au contenu de l’exégèse réelle de Philon, conduisent David Dawson à demeurer à distance de l’œuvre, sans rendre compte de ce qui la constitue profondément.

Dans ces deux premiers cas, la clé de l’enjeu herméneutique de l’exégèse de Philon repose sur le statut de l’allégorie. Chez Richard Goulet, elle est le processus incomplet par lequel Philon oriente son exégèse dans une perspective philosophique, pour faire dire à l’Écriture ce que la philosophie dit déjà. Chez David Dawson, elle est le moyen par lequel Philon peut, en sens contraire, subordonner la culture grecque au langage de l’Écriture, et donc au judaïsme. La focalisation, chez l’un et l’autre, sur l’allégorie comme clé de la compréhension de l’exégèse de Philon, conduit à des conclusions partielles qui manquent une partie essentielle de ce qui fait la cohérence réelle de l’exégèse, dans le détail des analyses comme dans ses grandes unités. Dans les deux cas, le texte est abordé à partir d’une hypothèse extérieure qui témoigne d’un présupposé sur le texte, sur ce qu’il devrait être, au lieu de partir d’une lecture attentive de l’œuvre elle-même. Or, « une telle recherche ne va pas sans un minimum de patience et de sympathie dont les commentateurs de Philon ne font pas toujours preuve à l’égard de leur auteur » 24.

L’attention au texte ne suffit cependant pas. S’il convient de respecter les articulations de la pensée de Philon, pour ne pas la tordre ou l’amputer de l’une de ses parties intégrantes, un travail focalisé uniquement sur l’allégorie ne permet pas de rendre compte de la totalité du travail d’exégèse de Philon. C’est ce à quoi peuvent par exemple conduire les travaux de Jean Pépin 25, même s’il ne prétend pas, de fait, expliquer toute l’œuvre de Philon : il s’efforce de la situer dans l’histoire de l’allégorie et de livrer une classification des modalités de la méthode allégorique, en relevant ainsi qu’elle peut aussi bien être cosmologique, anthropologique, morale, métaphysique que pragmatique 26. Jean Pépin relève à juste titre des éléments fondamentaux qui engagent une véritable représentation du monde, tels que l’idée selon laquelle, pour Philon, « il existe une analogie de structure entre le monde sensible, le monde intelligible, et l’être humain regardé comme microcosme, en sorte qu’une donnée vérifiée dans l’un de ces trois domaines vaudra aussi pour les deux autres » 27. Ce type d’enquête souffre toutefois d’une approche à la fois très large, insérant Philon dans une histoire pluriséculaire, au risque de ne pas suffisamment mettre en valeur la spécificité de sa démarche, et très atomisée, multipliant les exemples sans les ressaisir dans une véritable synthèse. En particulier, Jean Pépin ne rend pas compte de la manière dont peut se justifier le recours systématique de Philon à l’exégèse allégorique dans le De Abrahamo : l’alternance régulière, pour chaque passage de la vie d’Abraham qui est relaté, entre un exposé littéral et un exposé allégorique, ne rentre pas dans le cadre de son explication de l’allégorie, puisqu’il fait de celle-ci la réponse à un problème de compréhension ponctuel posé par le texte.

L’enjeu herméneutique de la démarche allégorique est donc également tronqué dans ce type d’approche, en étant circonscrit à la question de ce qui suscite, de façon ponctuelle, telle ou telle exégèse allégorique, sans en montrer la cohérence d’ensemble au service d’une pensée qui intègre l’allégorie mais ne s’y réduit pas. Le problème que posent ces trois approches est leur focalisation sur le procédé de l’allégorie, en excluant une vision plus large ou bien en faisant de l’allégorie l’élément révélateur du sens global de l’exégèse de Philon.

Notes
16.

R. Goulet, La philosophie de Moïse. Essai de reconstitution d’un commentaire philosophique préphilonien du Pentateuque, Paris, Vrin, 1987.

17.

R. Goulet, « Allégorisme et anti-allégorisme chez Philon d’Alexandrie », dans G. Dahan et R. Goulet (dir.), Allégorie des poètes. Allégorie des philosophes. Études sur la poétique et l’herméneutique de l’allégorie de l’Antiquité à la Réforme, Table ronde internationale de l’Institut des traditions textuelles (Fédération de recherche 33 du CNRS), Paris, Vrin, 2005, p. 59-87.

18.

Ibid., p. 60.

19.

Ibid.

20.

Ibid., p. 63.

21.

Ibid.

22.

D. Dawson, Allegorical Readers and Cultural Revision in Ancient Alexandria, Berkeley, University of California Press, 1992.

23.

Husserl qualifie ainsi la philosophie de « formation culturelle d’un genre nouveau », mais précisément pour montrer qu’elle « ne possède pas sa limite dans la nation où elle a vu le jour. À la différence de toutes les autres œuvres culturelles, elle est un mouvement d’intérêt qui n’est pas lié au sol de la tradition nationale. Des étrangers appartenant à d’autres nations apprennent eux aussi à la comprendre à leur tour et prennent part d’une façon générale à cette mutation culturelle violente qui émane de la philosophie » (E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 367).

24.

V. Nikiprowetzky, Le commentaire de l’Écriture…, op. cit., p. 180.

25.

J. Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris, Études augustiniennes, 1976 ; id., La Tradition de l’allégorie de Philon d’Alexandrie à Dante, t. II, Études historiques, Paris, Études augustiniennes, 1987.

26.

J. Pépin, La Tradition de l’allégorie…, op. cit., p. 30.

27.

Ibid.