C. Enjeux de l’étude de l’herméneutique philonienne

Pour comprendre le statut et la fonction de l’allégorie chez Philon, il convient donc de situer l’allégorie elle-même dans une perspective plus large qui explique ce que Philon en fait et pourquoi il choisit de l’utiliser dans les différents types de traités où elle apparaît. Il est important de présenter les différents éléments impliqués dans la démarche de Philon de façon véritablement intégrée : la question des enjeux de l’exégèse elle-même, c’est-à-dire de la manière dont Philon déploie et organise la matière de ses traités, doit être placée au centre, avant de parler d’allégorie, et ordonner l’ensemble des analyses.

Deux exigences entrent en ligne de compte. La première est de suivre, quand il existe, le discours que Philon lui-même tient sur l’allégorie, en particulier dans un traité qui souffre généralement à cet égard d’un manque d’attention, le De Abrahamo. Alors que Philon y circonscrit de façon très nette l’exégèse littérale et l’exégèse allégorique, le discours critique paraît s’orienter plus facilement sur le foisonnement des traités appartenant à ce que l’on a coutume d’appeler le Grand commentaire allégorique.

La deuxième exigence est d’essayer d’aller au-delà de ce que Philon revendique de façon explicite pour caractériser la démarche effective qu’il suit. Cela est nécessaire non seulement en raison du nombre réduit de telles interventions, mais plus encore pour une raison de fond : l’exégèse de Philon ne répond pas forcément au projet qu’il affirme lui donner. Pour prendre une analogie, il paraît nécessaire de faire ce que Vincent Descombes a proposé pour la lecture d’À la recherche du temps perdu 28  : s’interrogeant sur la philosophie propre à ce monument, il montre comment la philosophie explicitement développée par Marcel Proust dans le texte pour expliquer le sens de l’œuvre reste en deçà de ce que le roman réalise effectivement. La pratique romanesque dépasse la théorisation qu’elle contient. Il y a dès lors plus à apprendre et à comprendre dans l’étude de ce que fait le roman, que dans le relevé des théories qu’il mobilise : il convient non pas d’identifier la présence de thèmes ou de citations philosophiques, mais de réaliser un travail lui-même philosophique pour comprendre les enjeux du roman.

De la même façon, il semble nécessaire de développer ce que, pour revenir dans le giron de la critique philonienne, Harry Wolfson appelait une « méthode hypothético-déductive » 29 appliquée non plus, comme ce dernier le faisait, à la pensée philosophique implicite de Philon, mais plus largement à son herméneutique. L’idée d’une telle approche est que Philon, que cela relève ou non d’une volonté de sa part, fait plus qu’il ne dit et qu’il pratique une exégèse plus riche que les repères qu’il livre à son lecteur ne permettent de le présumer. Il s’agit donc d’appliquer une telle démarche aux règles et aux enjeux de son interprétation pour définir les relations réelles, dans l’exégèse, entre Écriture, culture grecque et philosophie, et pour dégager la portée philosophique et théologique de cette lecture, en définissant le travail singulier qui s’opère lorsqu’un regard philosophique se porte non plus directement sur le monde et sur les données de l’expérience, mais sur un texte révélé qui constitue en quelque sorte son matériau. Une telle approche, appuyée sur un commentaire précis des traités, permet de dégager les principes de la démarche de Philon, mais aussi, du même mouvement, de faire apparaître et d’expliquer des phénomènes d’irrégularités, ou encore de tensions au sein de l’exégèse dues aux difficultés spécifiques que rencontre la mise en œuvre de ces principes.

Afin de tenir compte des exigences d’une telle lecture de Philon, nous avons été conduit à opérer plusieurs choix. Le premier est d’aborder l’exégèse sous l’angle d’un commentaire systématique de son fonctionnement, plutôt que d’opérer par une suite d’aperçus ponctuels, thématiques ou formels, qui ne seraient pas suffisamment intégrés dans le cadre qui les détermine pour une part essentielle. Si les traités de Philon sont bien « un commentaire de l’Écriture au sens technique du terme », il nous a paru important de chercher à rendre compte des enjeux de cette exégèse en suivant précisément la manière dont celle-ci se déroule selon son ordre propre sur des unités d’une certaine étendue, en fonction du texte scripturaire qu’elle aborde, sans isoler préalablement et selon des critères extérieurs tel ou tel phénomène. Il s’agit de suivre jusqu’au bout l’hypothèse de Valentin Nikiprowetzky en considérant que les traités de Philon livrent ce qu’ils ont de plus riche et de plus spécifique lorsqu’ils sont considérés dans leur logique propre de commentaires scripturaires. Il est donc nécessaire d’en faire une description précise, véritablement phénoménologique, qui permet de faire voir à la fois les règles que Philon se donne et les problèmes qui se posent à lui, en mettant en lumière les différents principes susceptibles d’entrer en conflit et de susciter des irrégularités ou des ruptures dans le cours de l’exégèse. Phénoménologie ne signifie pas pour autant impressionnisme : nous chercherons donc à suivre au plus près le cours de l’exégèse pour en dégager précisément les articulations fondamentales, qui ne se laissent le plus souvent voir qu’au terme d’un minutieux travail d’analyse littéraire.

Il faut encore aller plus loin et entrer dans une véritable réflexion sur la dimension herméneutique de l’exégèse de Philon pour préciser la nature de ces articulations. Le premier élément est le constat d’une double dimension interprétative dans l’exégèse : d’une part, la parole divine révélée, copie des lois de nature, est reconnue par Philon comme une parole qui décrit le monde et l’existence humaine et leur donne son sens véritable 30 ; d’autre part, ce texte révélé doit lui-même être interprété par l’exégète. Entrer dans une présentation des enjeux herméneutiques de l’exégèse de Philon, et en particulier de l’allégorie, implique donc de comprendre non seulement comment celui-ci explique le texte scripturaire, mais encore, dans le même mouvement, comment celui-ci comprend l’interprétation du monde proposée par le texte scripturaire. Pour reprendre les termes de Paul Ricœur dans Le conflit des interprétations, « l’interprétation du Livre et l’interprétation de la vie se correspondent » 31. Tout le problème de la compréhension de l’exégèse de Philon est de comprendre la manière dont il se représente ce que Paul Ricœur, de son côté, dans le contexte d’une herméneutique biblique chrétienne, appelle « la vie ». C’est là qu’intervient de façon décisive le recours à la culture grecque, d’une part, qui constitue une somme de connaissances organisées définissant un rapport au monde cohérent (qu’il s’agisse de connaissances physiques et géographiques ou bien encore de connaissances à la fois historiques et littéraires), et à la philosophie d’autre part, qui organise et systématise ses connaissances pour élucider les lois rationnelles qui régissent le monde. Le rapport de Philon au monde en général et à sa propre existence en particulier, qu’il s’efforce de déchiffrer dans le texte scripturaire, est rendu compréhensible dans les termes de la culture grecque, de son discours d’ensemble sur le monde et les vies des hommes, proposant, sous des formes variées, une même recherche de la sagesse.

Pour être plus précis, un double problème se pose, auquel le rapport entretenu par Philon avec la culture grecque constitue une réponse 32. Le premier est celui du statut de cette parole particulière, le texte scripturaire, à qui est reconnue, par rapport à la philosophie grecque, ce que nous avons appelé une autorité textuelle supérieure, au sens où sa lettre même est reçue comme divine et parfaite, tandis que les références à la philosophie n’imposent pas une telle fidélité. Philon doit justifier qu’un texte comportant des récits et des prescriptions complexes ou obscurs, et qui est attaché à un unique peuple, puisse avoir une pertinence égale voire supérieure à celle de la philosophie. Il y a une histoire et des pratiques propres à une communauté unique, dont le particularisme les distingue des histoires et des pratiques des autres peuples, mais auxquelles Philon attribue une valeur absolue. L’enjeu de l’exégèse de Philon, sur lequel Dawson insiste à raison, mais sans lui donner toute sa dimension, est de montrer comment ce particularisme porte en lui-même la représentation du monde la plus large et la plus systématique qui soit à son époque, celle de la culture grecque. Cela se fait dans la mise en place d’une forme de dialectique, c’est-à-dire d’une tension entre deux pôles, qui peut s’exprimer aussi bien par une opposition, lorsqu’il s’agit de montrer l’exemplarité particulière d’un élément scripturaire, que par une harmonie, lorsque, par exemple, les actions d’un personnage scripturaire correspondent au modèle du sage stoïcien. Cette dialectique n’est toutefois pas la plus importante chez Philon, dans la mesure où elle correspond à une exégèse littérale de l’Écriture, illustrant la manière dont des actions et des paroles témoignent d’une exemplarité particulière.

Le second problème, sur lequel l’exégèse de Philon met beaucoup plus fortement l’accent, est celui de la manière dont les mots du texte scripturaire peuvent décrire de façon adéquate la réalité : il s’agit de l’application à l’Écriture d’un problème central de la philosophie grecque depuis Parménide, à savoir la manière dont les phénomènes peuvent donner accès aux noumènes ou, pour le reprendre dans les termes que Philon emploie, comment les réalités sensibles peuvent permettre de connaître les réalités intelligibles. C’est cette question qu’illustre à sa manière l’hypothèse de Richard Goulet, lequel insiste comme nous l’avons rappelé sur le problème que pose le passage du texte scripturaire, avec toutes ses aspérités, à un discours philosophique censé décrire avec clarté la réalité elle-même : il s’agit de sa part, semble-t-il, d’une attitude qui s’inscrit à la suite de Spinoza, selon lequel « il y a une connaissance de Dieu purement rationnelle au delà d’autres connaissances au niveau de l’imaginaire, de l’affectif et de l’histoire, comme par exemple l’Écriture qui particularise la connaissance rationnelle, universelle » 33. La démarche de Philon est différente : il tourne vers les mots de l’Écriture la démarche rationnelle des philosophes cherchant à dépasser les apparences, mettant ainsi en jeu une deuxième forme de dialectique, ou de tension, entre les réalités sensibles et les réalités intelligibles. Notons toutefois que si l’on ne peut contester la présence chez Philon d’une confiance dans la capacité de la philosophie à décrire rationnellement les lois du monde, il n’y a pas de « connaissance de Dieu purement rationnelle » : Dieu échappe à toute appréhension par le langage. Comme nous aurons l’occasion de le voir, Philon est dans ce registre beaucoup plus proche du platonisme que du stoïcisme, auquel, mutatis mutandis, la pensée moniste de Spinoza s’apparenterait le plus.

Il est particulièrement important de souligner dès maintenant la relation entre le discours allégorique et cette relation dialectique entre réalités sensibles et réalités intelligibles. Dans la mesure où elle consiste à attribuer à une expression un sens caché, invisible, l’allégorie apparaît comme l’outil par excellence permettant de mettre en relation les deux ordres de réalité auxquels se réfère Philon. Toutefois, nous constaterons que Philon peut également voir dans l’Écriture l’expression directe de réalités intelligibles. Autrement dit, l’allégorie est un moyen, certes massivement utilisé, au service d’un travail qui n’implique pas son usage de façon nécessaire. Elle est donc fondée sur une représentation de l’Écriture qui la précède, même si elle en constitue l’expression privilégiée.

Ces deux dialectiques, entre particulier et général d’une part, entre réalités sensibles et réalités intelligibles d’autre part, permettent de rendre compte avec efficacité des enjeux de l’exégèse de Philon, mais aussi de son développement concret, en donnant à voir à la fois le travail de composition de l’exégèse et les enjeux métaphysiques qui la sous-tendent et constitue l’herméneutique propre à Philon. Pour prendre une image qui ramène à Marcel Proust, découvrant la nécessité de développer une troisième dimension, celle du Temps, pour décrire la réalité dans son œuvre de façon satisfaisante, il est nécessaire d’ajouter, avec la mise en place de ces deux dialectiques, une troisième dimension qui confère de la profondeur à l’étude de l’exégèse de Philon et permet de hiérarchiser et de distinguer plus nettement les différents aspects qui la composent. Nous croyons en effet qu’une approche de l’exégèse de Philon sous l’angle de sa dimension herméneutique, c’est-à-dire centrée à la fois sur le détail de l’exégèse et sur ses enjeux conceptuels permet de tenir ensemble différentes dimensions de l’œuvre qui sont généralement étudiées de façon séparée. Il s’agit en quelque sorte de disposer dans un espace à trois dimensions et sur une architecture adéquate différents éléments pour les articuler entre eux, plutôt que de simplement les juxtaposer sans pouvoir toujours les agencer de façon satisfaisante 34.

Deux points doivent d’emblée être signalés. Tout d’abord, si cette approche diffère dans sa méthode de beaucoup d’autres études philoniennes, elle ne vise pas à produire des analyses de détail ou des hypothèses générales radicalement différentes de celles que les études philoniennes ont déjà suscitées, même si nous proposerons des lectures nouvelles pour un certain nombre de passages : l’enjeu est d’offrir une perspective synthétique sur l’exégèse de Philon permettant de corroborer et de rassembler le plus grand nombre d’acquis de la recherche philonienne. Ensuite, tenter de proposer une perspective unifiée ne signifie pas livrer une hypothétique clé qui permettrait de dévoiler chez Philon une pensée sous-jacente parfaitement cohérente et systématique : au contraire, nous essaierons de montrer au terme de notre étude comment une réflexion sur les enjeux herméneutiques de la démarche de Philon permet de mettre en lumière les tensions qui habitent celle-ci la démarche de Philon et rendent son abord difficile et contradictoire. Nous croyons donc qu’une telle approche, centrée sur la question de l’herméneutique philonienne, permet de rendre compte aussi bien de la forme que prend l’exégèse que d’enjeux plus généraux tels que le rapport entre le judaïsme et l’hellénisme de Philon, ou encore, sur un plan légèrement différent mais plus fondamental, de la relation entre l’Écriture et la philosophie.

Notes
28.

V. Descombes, Proust. Philosophie du roman, Paris, Éditions de Minuit, 1987.

29.

H. A. Wolfson, Philo. Foundations of Religious Philosophy in Judaism, Christianity, and Islam, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1947, vol. I, p. 106.

30.

« For Philo, it is to this text that interpreters can and must refer – without however hoping to grasp it in its entirety. Furthermore, they must do so with the awareness that the Bible represents the text that God has given to men ; the text that mirrors all reality » (F. Calabi, The Language and the Law of God : interpretation and politics in Philo of Alexandria, Atlanta, Scholars Press, 1998, p. 130).

31.

P. Ricœur, Le conflit des interprétations, Paris, Éditions du Seuil, 1969, p. 376.

32.

Nous appuyons notre distinction de ces deux problèmes et des deux dialectiques qu’ils impliquent sur le panorama de l’histoire de l’herméneutique théologique proposé par Albert Chapelle dans l’introduction de son cours d’herméneutique (A. Chapelle, Herméneutique, cours polycopié donné à l’Institut d’Études théologiques de Bruxelles en 1972-1973 ; voir en particulier p. 11-13, où il expose le retour, dans l’herméneutique moderne, de ces deux problèmes, le premier à travers l’œuvre de Spinoza, le second à travers celle de Kant).

33.

A. Chapelle, op. cit., p. 5.

34.

Pour prendre un exemple sur lequel nous reviendrons, Hindy Najman a proposé il y a quelques années des réflexions stimulantes sur la relation entre Loi de Moïse et loi de nature et les difficultés que suscite l’idée que l’une est une copie de l’autre (H. Najman, « A Written Copy of the Law of Nature : An Unthinkable Paradox ? », The Studia Philonica Annual, XV, 2003, p. 54-63) : toutefois, elle le fait sans jamais ne serait-ce que prononcer le mot d’allégorie et si elle pose clairement les enjeux du problème, elle ne donne pas à voir la façon dont Philon opère concrètement la rencontre entre ces deux lois dans le cours de son exégèse. Or, chez Philon, la théorie ne peut pas être isolée de la pratique.