D. Délimitation du corpus et plan d’ensemble de l’étude

Le choix de notre champ d’étude a été dicté par une double préoccupation. En premier lieu, dans la perspective d’une recherche sur les enjeux herméneutiques de l’exégèse philonienne, où l’allégorie occupe une place essentielle, il nous a paru important de nous intéresser à la manière dont Philon traitait les personnages scripturaires principaux des textes qu’il commentait. L’orientation d’un tel traitement illustre en effet de façon significative la fin visée par l’exégèse : selon qu’un personnage est présenté pour ses actions et paroles concrètes, comme un sage ou au contraire comme un exemple négatif, ou qu’il est transposé en figure d’une réalité intelligible, la valeur que donne Philon à l’Écriture n’est pas la même, il ne conduit pas son lecteur à conduire le même type de réflexion ou à opérer le même type de retour sur lui-même. Le traitement exégétique de ces personnages, en révélant le type d’exemplarité que Philon leur accorde, est donc particulièrement représentatif de la fin poursuivie par Philon et de sa représentation du monde, de l’homme et de Dieu. Pour reprendre ce constat dans les termes de notre distinction entre deux dialectiques, l’examen du traitement de ces figures permet d’apprécier dans quelle mesure Philon les aborde en tant que personnes dont le comportement et la vertu sont comparables à ceux d’autres personnes ou d’autres modèles de vie, ou bien encore, ce qui n’est pas nécessairement exclusif, comme des figures de réalités intelligibles : la question se pose alors de savoir le statut qui est accordé à leur existence concrète – ou supposée telle par le texte.

Parmi les différents personnages que Philon présente, Abraham est l’un de ceux qui occupent la place la plus importante, pour une raison intrinsèque comme pour des raisons accidentelles : ancêtre du peuple hébreu et premier des trois patriarches, il est de fait un personnage essentiel, auquel le livre de la Genèse consacre plus de treize chapitres (Gn 11, 27-25, 11, si l’on s’en tient à sa naissance et à sa mort). Dans la mesure où le Grand commentaire allégorique s’étend jusqu’au chapitre 17 de la Genèse, à l’exception du De somniis, Isaac et Jacob sont de facto beaucoup moins présents dans les traités de Philon qui nous ont été conservés. Il faut encore y ajouter l’absence des deux traités destinés à faire suite au De Abrahamo et portant aussi, respectivement, sur l’un et l’autre de ces patriarches. Le constat est similaire pour les traités des Quaestiones in Genesim, qui couvrent également une grande partie des récits scripturaires sur Abraham, même si elles s’étendent plus loin (Gn 28, 9) et couvrent la plus grande partie de la vie d’Isaac, et la jeunesse de Jacob. Quant à Moïse, s’il est pour Philon le sage le plus accompli, il n’apparaît dans le Grand commentaire allégorique que de façon ponctuelle, et il est le plus souvent présenté en tant qu’auteur de l’Écriture ; sa vie elle-même n’est rapportée que dans le De vita Mosis, d’où l’exégèse allégorique est totalement absente, tandis que les Quaestiones in Exodum sont loin de couvrir l’ensemble des passages scripturaires qui lui sont consacrés dans les quatre derniers livres du Deutéronome.

Toutes ces raisons nous ont conduit à choisir d’étudier la figure d’Abraham, lequel présente avant tout la particularité très importante d’être présent de façon significative dans les trois types d’exégèse que l’on distingue généralement chez Philon, ce qui permet d’établir des comparaisons entre ces différents traités. Le premier, qui est tout à fait essentiel à cet égard, est le De Abrahamo, qui appartient à l’ensemble de ce que l’on appelle Exposition de la Loi, c’est-à-dire la présentation des lois vivantes que sont les patriarches, et de l’ensemble des lois particulières contenues dans l’Écriture. Ce traité, dans la partie qui concerne en propre la vie d’Abraham, est composé d’une alternance régulière, pour chaque épisode de la vie d’Abraham qui est présenté, entre exégèse littérale et exégèse allégorique, clairement délimitées par des transitions appuyées de la part de Philon 35.

Le deuxième type de traité dans lequel Abraham est représenté est l’ensemble des Quaestiones, une suite de commentaires relativement courts sur des lemmes bibliques également de taille réduite, de l’ordre du verset, couvrant de façon à peu près intégrale et systématique le texte scripturaire, et fonctionnant par une suite de questions sur la difficulté spécifique posée par chacun des lemmes retenus. Dans ces traités, l’exégèse littérale est encore présente, mais occupe une place généralement plus réduite que l’exégèse allégorique, qui se développe de façon plus autonome.

Enfin, nous aborderons ce que l’on appelle le Grand commentaire allégorique, où chaque traité s’attache au commentaire d’une péricope du livre de la Genèse d’étendue modeste, couvrant en général moins d’un chapitre du texte scripturaire. Le commentaire s’y déploie avec le plus d’ampleur et de complexité, malgré la relative concision du texte scripturaire sur lequel il porte.

La longueur des développements consacrés à Abraham dans chacun des trois traités ou genres de traités nous a conduit à sélectionner des sections limitées au sein de trois traités, afin de pouvoir mener une étude suffisamment rapprochée de l’exégèse de Philon. Nous aborderons ainsi tout d’abord, dans une première partie, l’illustration que propose Philon dans le De Abrahamo de la piété d’Abraham, laquelle couvre cinq chapitres du traité. Nous pourrons ainsi poser les bases d’une présentation de l’exégèse allégorique, là où elle est distinguée de la façon la plus claire par Philon, et occupe une place à peu près équivalente à celle de l’exégèse littérale. Nous mesurerons également, dans un traité formellement très structuré, les tensions qu’engendrent les principes de l’exégèse de Philon 36. Dans les Quaestiones, qui feront l’objet de notre deuxième partie, nous avons choisi de nous intéresser au premier passage, parmi ceux qui ont été conservés, dont le commentaire porte sur un épisode déjà présent dans le De Abrahamo, à savoir la triple visite reçue par Abraham au chêne de Mambré. Il est particulièrement représentatif de la relation singulière qu’il peut y avoir chez Philon entre les réalités sensibles et les réalités intelligibles, et de l’absence de recours à l’allégorie que certains passages permettent, la clé de l’exégèse étant comme nous le verrons la focalisation sur l’intellect d’Abraham. Dans notre troisième partie, c’est encore une focalisation sur l’intellect, mais dans un cadre tout à fait différent, que nous observerons, en présentant la première section du De migratione Abrahami, le premier des traités du Grand commentaire allégorique consacré à Abraham. Philon y développe l’exégèse du départ demandé par Dieu à Abraham (Gn 12, 1 sq.) sur un mode d’où toute exégèse littérale est absente. Seule demeure une démarche que l’on peut à grands traits qualifier d’allégorique mais qui recouvre une dimension plus complexe 37.

Nous disposons l’étude de ces trois traités dans cet ordre, par souci de ménager une progression dans notre présentation de la place de l’allégorie dans l’exégèse de Philon : de l’un à l’autre, les réalités intelligibles occupent en effet une place croissante. Celle-ci est reprise et confirmée par une focalisation de plus en plus importante sur l’intellect : cela nous permettra précisément de proposer des éléments de réponse à la question du traitement exégétique des personnages de l’Écriture. Précisons que cet ordonnancement ne prétend pas rendre compte d’une quelconque progression chronologique dans leur rédaction et dans l’évolution de la pensée de Philon : celle-ci paraît relativement homogène dans son traitement de différents thèmes ou figures scripturaires. Choisir cet ordre permet d’éclairer, en suivant une complexité croissante, ce qui constitue le trait le plus spécifique de l’exégèse de Philon, dans le Grand commentaire allégorique : la disparition de l’exégèse littérale, au profit d’une présentation exclusive du registre intelligible. Dès lors que la référence à la cohérence narrative s’efface, et avec elle la dimension référentielle concrète du langage, qu’il soit scripturaire ou philosophique, l’exégèse se déploie dans un monde de langage exclusivement : cela lui donne une plus grande liberté pour unir l’ensemble de l’Écriture et le langage de la philosophie, dans une perspective focalisée sur le travail propre de l’intellect, d’une façon très étroitement intégrée dans laquelle se manifeste à la fois toute la richesse de la méthode philonienne, mais aussi, dans une certaine mesure dont il nous faudra rendre compte au terme de notre étude, ses limites.

En nous appuyant sur un travail de commentaire systématique du texte, avec une approche à la fois philologique et littéraire, nous montrerons donc comment la démarche exégétique de Philon, dans ce qu’elle a de plus abouti, consiste avant tout dans un travail d’entrelacement du langage de l’Écriture et du langage de la philosophie, mais dans un cadre conceptuel bien déterminé qui définit une herméneutique bien déterminée. Nous illustrerons donc non seulement des méthodes précises d’exégèse, mais également de façon plus large et réflexive les enjeux herméneutiques de cette interprétation, qui engage un rapport au monde, à travers l’Écriture, dont le centre n’est ni Dieu, ni l’homme, mais la contemplation du monde par l’intellect.

Notes
35.

Le seul autre traité de ce type est le De Iosepho, où le fonctionnement d’ensemble est similaire, mais d’une façon beaucoup moins resserrée que dans le De Abrahamo. Sur ces deux traités, même si nous divergeons sur certains points de sa présentation du De Abrahamo, voir la communication de F. Frazier, « Une “biographie allégorique” chez Philon ? Sur l’emploi de l’interprétation allégorique dans le De Josepho », dans B. Pérez-Jean et P. Eichel-Lojkine (dir.), L’allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Champion, 2004, p. 255-286.

36.

Ce traité a été traduit et annoté par Clara Kraus Reggiani (De opificio mundi, De Abrahamo, De Josepho : analisi critiche, testi tradotti et commentati, C. Kraus Reggiani (éd.), Roma, Ed. dell’Atenéo e Bizzarri, 1979), mais les annotations demeurent relativement succinctes et ne permettent pas d’éclairer la méthode exégétique elle-même. Il faut encore citer l’étude de Samuel Sandmel (Philo’s Place in Judaism: A Study of Conceptions of Abraham in Jewish Literature, New York, KTAV Publishing House, 1971) : très détaillée, elle relève de façon thématique de nombreux aspects du traitement de la figure d’Abraham, dans une comparaison avec l’exégèse rabbinique, mais Samuel Sandmel ne remet pas ces relevés en perspective avec les enjeux propres de l’exégèse philonienne. Signalons encore le volume des Philo of Alexandria Commentary Series consacré au De Abrahamo et écrit par John Dillon, dont la parution est malheureusement encore attendue.

37.

Ce traité est l’un de ceux abordés par Jacques Cazeaux dans La trame et la chaîne, ou les Structures littéraires et l’Exégèse dans cinq des Traités de Philon d’Alexandrie, Leiden, Brill, 1983. Si nous différons ponctuellement dans l’analyse de la structure de la première séquence du traité, nous voudrions surtout mettre en évidence les enjeux herméneutiques de la démarche de Philon, impliquant notamment la prise en compte de toute la dimension philosophique du propos, sur laquelle Jacques Cazeaux ne met pas l’accent.