Première partie : la piété exemplaire d’Abraham dans le De Abrahamo

Introduction

Le premier traité auquel nous avons choisi de nous intéresser est le De Abrahamo. Dans la partie qu’il consacre à la vie d’Abraham, après avoir évoqué la triade formée par Énos, Énoch et Noé, dont le commentaire est allégorique, Philon développe un commentaire très méthodique : pour chaque épisode biblique se succèdent exégèse littérale et exégèse allégorique, chacune étant précisément délimitée et clairement définie dans son contenu au moyen de transitions appuyées, qui permettent d’articuler les étapes de la démarche. Cette approche est particulièrement importante pour notre propos dans la mesure où son étude peut nous permettre de dégager, selon les critères énoncés par Philon lui-même, ce qui caractérise en propre l’un et l’autre mode d’exégèse, avant d’étudier ensuite des traités où l’exégèse allégorique prend plus de place, voire toute la place du commentaire.

À première vue, la distinction apparaît relativement simple, si l’on reprend la distinction opérée par Philon lui-même au paragraphe 68 du traité : l’exposé littéral concerne le texte envisagé comme le récit d’événements qui sont arrivés à un homme, Abraham, tandis que l’exégèse allégorique concerne la vie de l’âme proprement dite. D’un point de vue plus large, le traité apparaît constitué d’une suite de ce que nous appellerons des chapitres, c’est-à-dire le commentaire en deux volets, littéral puis allégorique, d’un même épisode scripturaire. Le cadre que se donne Philon pour développer son exégèse de la vie d’Abraham paraît donc particulièrement clair et organisé, épisode biblique après épisode biblique. Nous serons cependant amené à voir que cette forme simple recouvre un certain nombre d’irrégularités ou de complications : retour à un passage d’exégèse littérale après un exposé allégorique, déséquilibre entre le sens littéral et le sens allégorique, ou encore utilisation d’un chapitre entier comme illustration du commentaire d’un chapitre précédent, comme s’il n’en était qu’une forme d’annexe… Si Philon met en place ce que l’on pourrait qualifier de matrice pour le commentaire, à savoir une forme régulière à l’intérieur de laquelle l’exégèse peut se déployer de façon ordonnée, la réalité de sa pratique est plus complexe.

Plusieurs questions peuvent se poser. La première est d’établir la relation réelle entre les deux temps de chaque commentaire d’un épisode scripturaire donné : celle-ci peut effectivement varier, selon des modalités assez diverses. Dans chaque chapitre, il faut examiner les liens qui existent entre trois textes : le texte scripturaire de départ, son commentaire littéral, puis son commentaire allégorique. Certains passages présentent entre les trois une forte cohérence, mais au prix de certains redécoupages, d’autres présentent de plus fortes tensions qui n’en éclairent que mieux les enjeux de la méthode suivie par Philon, en mettant en valeur les liens qu’il cherche à conserver malgré les difficultés spécifiques suscitées par son approche. La question ne se pose pas seulement d’un point de vue littéraire : la cohérence entre les deux niveaux de l’interprétation a comme enjeu la cohérence de la figure du sage, dans ses actions concrètes comme dans son activité intellectuelle. Tout décalage crée une tension qui manifeste à la fois l’enjeu précis que Philon assigne à son commentaire, et la manière dont il comprend et illustre la vie du sage de façon plus générale. Dans un traité qui entend illustrer la perfection de la vie d’Abraham, la cohérence d’ensemble de l’exégèse est une question fondamentale : s’y révèlent les préoccupations de Philon, les ressources qu’il mobilise et la manière précise dont Abraham peut constituer une figure exemplaire. C’est la portée même de l’exégèse qui est en jeu : que Philon cherche-t-il à éclairer, et pourquoi ?

Nous chercherons également à mettre en lumière les outils employés par Philon dans l’un et l’autre mode d’exégèse. Cela concerne d’une part les outils littéraires, en particulier le travail sur les mots du texte scripturaire ou sur ceux de l’exposé littéral, repris dans l’exposé allégorique, ou les effets de symétrie d’un texte à l’autre. Nous nous efforcerons également de distinguer les outils qui relèvent de la démarche littérale et ceux qui relèvent de la démarche allégorique. Nous montrerons dans quelle mesure l’une et l’autre sont caractérisées par un certain type de dialectique : l’exégèse littérale se déploie selon les termes d’une dialectique entre le particulier et le général, tandis que l’exégèse allégorique fait passer des réalités sensibles, des phénomènes, aux réalités intelligibles. Nous étudierons en particulier, pour illustrer ces deux dialectiques, les relations qu’entretient l’exégèse avec la culture grecque en général, comme réservoir de mots, d’exemples, de citations, et de façon plus particulière avec la philosophie : celle-ci occupe en effet une place essentielle dans l’élaboration de l’exégèse. Elle livre en effet à Philon non seulement un vocabulaire, mais encore une manière de structurer sa représentation aussi bien du sens littéral et des réalités sensibles que du sens allégorique et des réalités intelligibles, ainsi que de la relation entre ces deux niveaux de réalité. Si ces références philosophiques sont décisives, elles n’en sont pas moins intégrées à une pensée exégétique ou théologique – si l’on entend par là une réflexion sur les données de l’Écriture pour en proposer une expression rationnelle – qui les reconfigure de façon très importante.

La relation entre les chapitres constitue un autre enjeu important de notre étude : il ne suffit pas, en effet, d’observer chapitre par chapitre la succession des deux temps de l’exégèse pour rendre compte de la démarche de Philon dans le traité. Philon présente la perfection d’Abraham selon deux volets successifs : sa perfection envers Dieu, c’est-à-dire sa piété, et sa conduite envers les hommes, conformément à la division des Dix Paroles en deux tables, l’une consacrée aux devoirs envers Dieu, l’autre aux devoirs envers les hommes 47. À défaut de pouvoir éclairer avec suffisamment de précision l’ensemble des chapitres consacrés à l’illustration de la perfection d’Abraham, nous nous intéresserons spécifiquement aux cinq premiers chapitres, qui illustrent la piété d’Abraham.

Ce choix repose en premier lieu sur la cohérence d’ensemble de ce volet du traité, organisé autour d’un unique thème. Leur unité découle également du fait qu’ils sont placés dans un ordre chronologique qui respecte celui du livre de la Genèse : Philon s’appuie sur une organisation proprement scripturaire, même s’il opère des sélections entre les différents épisodes qu’il aurait pu commenter. De plus, Philon établit des liens entre ce que nous avons appelé les chapitres du traité. Ils peuvent être explicites, comme nous le verrons pour le troisième et le quatrième, mais également implicites. Nous pourrons ainsi constater comment Philon présente, à travers cinq épisodes successifs, une seule et même idée, la piété d’Abraham. Le modèle d’exégèse qui permet de rendre compte de chaque chapitre en lui-même ne fait donc que s’intégrer dans un questionnement plus général, auquel il peut apporter des réponses épisode après épisode.

En deuxième lieu, nous avons choisi de nous intéresser à cette première séquence de chapitres en raison de son propos et des difficultés particulières qu’il pose. En effet, parlant de la piété d’Abraham, et donc de sa relation à Dieu, Philon doit rendre compte de la manière dont Dieu se présente et intervient dans le texte scripturaire. Or Dieu est l’Être, absolument transcendant à sa création, il est invisible, ne peut être saisi par les sens. Parler de la piété d’Abraham implique pourtant de rendre compte de la manière dont un homme et Dieu peuvent être en relation, de la manière dont Dieu peut agir sur le monde, voire se manifester, comme cela est écrit à deux reprises dans le texte des épisodes que Philon a choisi de commenter 48. Les problèmes qui se posent, sur un plan théorique ou rationnel, ont des répercussions directes sur l’exégèse elle-même et constituent des éléments qui perturbent le commentaire et permettent d’autant mieux d’éclairer les présupposés de la démarche de Philon.

Nous chercherons donc à faire apparaître les enjeux spécifiques de l’exégèse alternée propre au De Abrahamo, concernant sa justification théorique, sa visée, sa réussite, et la nature précise des problèmes qu’elle rencontre. Nous procèderons aussi bien à partir des problèmes de composition de l’exégèse, chapitre par chapitre comme dans une perspective d’ensemble, que par l’étude du travail de Philon sur le vocabulaire pour faire voir les images et les citations, littéraires ou philosophiques, qu’il mobilise. Nous étudierons successivement chacun des chapitres selon une démarche linéaire, afin de faire apparaître la manière dont l’exégèse se développe de façon progressive et cumulative, tout en mettant en lumière les problèmes qui se posent spécifiquement à elle pour chacun des épisodes. Seule cette approche méthodique nous semble à même de rendre compte avec une précision suffisante de la démarche d’exégète de Philon, dans ses réussites comme dans ses difficultés, celles-ci étant aussi éclairantes que celles-là pour en comprendre les enjeux tant explicites qu’implicites.

Notes
47.

Il est possible de distinguer ainsi les « deux parties essentielles de la Loi de Moïse : les Dix Paroles qui la résument se répartissent, en effet, selon deux tables. La première groupe les commandements relatifs à Dieu : la seconde, les commandements relatifs à l’éthique (Decal., 50-51) » (V. Nikiprowetzky, Le commentaire de l’Écriture…, op. cit., p. 178).

48.

Voir Gn 12, 7, traité dans le premier chapitre, et Gn 18, 1, traité dans le troisième.