A. L’exposé littéral (Abr., 62-67)

Les paragraphes 60 et 61 constituent encore une transition entre l’introduction sur les trois patriarches, et l’exégèse proprement dite des épisodes de la vie d’Abraham. Philon y reprend des élément déjà exposés dans le prologue du traité sur la figure des patriarches, en expliquant qu’Abraham s’est fait obéissant à Dieu 49, « en considérant comme prescriptions non pas seulement celles qui sont signifiées par la voix et les lettres, mais aussi celles qui sont manifestées par les signes plus clairs de la nature » (προστάξεις ὑπολαμβάνων οὐ τὰς διὰ φωνῆς καὶ γραμμάτων μηνυομένας αὐτὸ μόνον, ἀλλὰ καὶ τὰς διὰ τῆς φύσεως τρανοτέροις σημείοις δηλουμένας ; § 60). La contemplation de l’ordre de la nature (θεώμενοςγάρτιςτὴνἐντῇφύσειτάξιν ; § 61) est un écho de l’affirmation selon laquelle les patriarches ont « compris que la nature elle-même, ce qui est vrai, était la première loi » (τὴνφύσιναὐτήν, ὅπερἐστὶπρὸςἀλήθειαν, πρεσβύτατονθεσμὸνεἶναιὑπολαβόντες ; voir § 5), se réglant sur elle pour mener une vie juste, sans bénéficier de la Loi donnée par la suite à Moïse 50. Le caractère double des injonctions auxquelles Abraham répond, celles de Dieu et celles de la nature, est un élément essentiel de la compréhension du traité. Philon énonce enfin qu’il va d’abord étudier ce qui constitue « les plus évidentes preuves de la piété » d’Abraham (ἐναργέσταται δὲ τῆς εὐσεβείας ἀποδείξεις ; § 61) 51, en commençant par la première (πρώτη).

Le commentaire proprement dit débute au paragraphe 62. Celui-ci constitue une première évocation de la migration d’Abraham, mise sous le signe d’un commandement, dans la ligne directe de l’introduction que Philon vient de faire :

‘Λογίῳπληχθεὶς περὶ τοῦ πατρίδα καὶ συγγένειαν καὶ πατρῷον οἶκον καταλιπεῖν καὶ μεταναστῆναι, καθάπερ ἀπὸ τῆς ξένης εἰς τὴν οἰκείαν ἐπανιὼν ἀλλʼ οὐκ ἀπὸ τῆς οἰκείας εἰς τὴν ξένην μέλλων ἀπαίρειν, ἐπέσπευδε συντείνων, νομίζων ἰσότιμον εἶναι τῷ τελειῶσαι τὸ ταχέως τὸ προσταχθὲν ἀνύσαι (« Frappé par un oracle visant l’abandon d’une patrie, d’une famille et d’une maison paternelle, et une migration, il s’empressait en toute hâte, comme s’il retournait de l’étranger chez lui, et non comme s’il s’apprêtait à partir de chez lui vers l’étranger, pensant qu’il était aussi important de réaliser avec rapidité ce qui avait été prescrit que de le mener à bien »).’

Cette entrée en matière illustre la manière dont Philon développe son exégèse littérale en reprenant de façon assez étroite les trois termes principaux du passage scripturaire qu’il commente : Καὶ εἶπεν κύριος τῷ Αβραμ·Ἔξελθε ἐκ τῆς γῆς σου καὶἐκ τῆς συγγενείας σου καὶἐκ τοῦ οἴκου τοῦ πατρός σου εἰς τὴν γῆν, ἣν ἄν σοι δείξω (« Et le Seigneur dit à Abram 52 : “Sors de ta terre, de ta parenté et de la maison de ton père, pour aller vers la terre que je te montrerai” » ; Gn 12, 1) : πατρίδα reprend τῆς γῆς, συγγένειαν est repris à l’identique συγγενείας et πατρῷον οἶκον reprend τοῦ οἴκου τοῦ πατρός σου. Philon estompe cependant certains aspects : les trois réalités ne sont plus désignées que de façon indéfinie, sans article, ce qui permet d’éviter d’avoir à rappeler le contexte scripturaire précis, et donne ainsi une plus grande généralité, à l’exposé. Dans le même sens, le terme de « terre » (τῆς γῆς) est repris par celui de « patrie » (πατρίδα), et la mention « de ton père » (τοῦ πατρός σου) est remplacée par un simple adjectif, « paternel » (πατρῷον). Le texte scripturaire paraît ainsi lissé, et allégé d’aspérités renvoyant directement à des détails de la vie d’Abraham superflus pour l’exposé de Philon : ni le père ni la famille d’Abraham ne sont mentionnés dans le commentaire, seule la patrie fera l’objet d’une mention à la fin de l’exposé littéral et d’un développement important dans l’analyse allégorique.

Le deuxième élément, qui est une caractéristique centrale de l’exposé littéral chez Philon, est la mise en valeur de l’exemplarité des actions d’Abraham. Trois éléments vont en ce sens. Le premier est l’empressement et la hâte qu’il manifeste (ἐπέσπευδε συντείνων), peut-être renforcés par l’usage d’un imparfait de conatu, exprimant une notion d’effort. Le texte scripturaire mentionne seulement : καὶἐπορεύθη Αβραμ, καθάπερ ἐλάλησεν αὐτῷ κύριος (« Et Abram fit route comme le lui avait dit le Seigneur » ; Gn 12, 4). Philon amplifie donc l’obéissance exprimée par le verset et, s’appuyant probablement sur l’absence d’intervalle entre la fin des paroles de Dieu (Gn 12, 1-3) et l’obéissance d’Abraham, en conclut qu’il se hâte. C’est la rapidité qu’il postule qui lui permet de jouer sur une deuxième affirmation, celle qu’Abraham semble rentrer chez lui (εἰς τὴν οἰκείαν) plutôt que partir pour l’étranger (εἰς τὴν ξένην). Nous verrons dans la suite de notre étude la profondeur que peut avoir cette phrase, dans la mesure où, par sa migration, Abraham se dirige vers Dieu et vers la vie contemplative. Mais Philon se place ici avant tout à un niveau d’exemplarité morale et cherche à montrer la vertu d’un homme qui part pour l’étranger avec la même hâte que s’il rentrait chez lui, ce qui fera l’objet essentiel du développement des paragraphes suivants. L’exemplarité, enfin, ne serait pas complète, si Abraham n’était pas pleinement conscient et responsable de la valeur de ses actes : c’est pourquoi sa hâte est le résultat d’un jugement (νομίζων) sur la façon d’agir de la manière la plus juste possible, qui le conduit à attacher autant d’importante à la réalisation complète (τῷ τελειῶσαι) de ce qui lui est demandé, qu’à la rapidité avec laquelle il l’accomplit.

Par tous ces traits, Abraham répond à la définition stoïcienne classique du sage, telle qu’Anthony Long la formule : « The sage is defined by his moral expertise. He knows infaillibly what should be done in each situation of life and takes every step to do it at the right time and in the right way » 53. Nous verrons de fait que Philon qualifie rétrospectivement ce premier exposé comme l’évocation des « migrations d’un homme sage » (ἀποικίαι […]ὑπʼ ἀνδρὸςσοφοῦ ; § 68). C’est cette sagesse accomplie que les paragraphes suivants vont illustrer.

Le paragraphe 63 confirme la présentation d’Abraham comme un sage stoïcien sans égal : καίτοι τίνα ἕτερον εἰκὸς οὕτως ἀκλινῆ καὶἄτρεπτον γενέσθαι, ὡςμὴφίλτροιςὑπαχθῆναικαὶὑπενδοῦναισυγγενῶνκαὶπατρίδος (« Quel autre homme pourrait-il précisément être à ce point étranger à l’inclination et au changement que les enchantements des parents et de la patrie ne le soumettent pas et ne l’ébranlent pas ? » ; § 63). Philon évoque la capacité du sage stoïcien à ne pas se laisser entraîner par les passions, à défaut d’en être parfaitement exempt 54. L’adjectif ἀκλινής, qui relève initialement d’un langage physique, mais est très fréquent dans cet emploi métaphorique chez Philon 55, semble se rencontrer déjà chez Chrysippe, si l’en croit deux fragments qu’on lui rattache dont l’un vient de Philon lui-même (Deus, 22), et l’autre de Clément d’Alexandrie (Stromates VII, 7), pour autant que ces deux auteurs n’aient pas appliqué à la doctrine stoïcienne un vocabulaire qui leur était propre 56. Dans le passage du Quod Deus sit immutabilis, Philon emploie ἀκλινής dans une évocation de la philosophie stoïcienne, parlant de « ceux qui ont pratiqué la philosophie de façon authentique et pure » (τοὺς γὰρ ἀδόλως καὶ καθαρῶς φιλοσοφήσαντας ; Deus, 22) et ont défini qu’il fallait se comporter à l’égard des réalités du monde « avec une stabilité sans inclination et une solide fermeté » (μετὰστερρότητοςἀκλινοῦςκαὶπαγίουβεβαιότητος ; ibid.). Or, dans le même paragraphe, Philon emploie également l’adjectif ἄτρεπτος pour exprimer l’immutabilité de Dieu, présenté comme τὸν ἄτρεπτον, « celui qui ne connaît pas le changement » : la qualité divine a pour pendant une qualité humaine, et Abraham, qui les possède toutes deux dans notre passage, ne saurait donc être plus parfait.

Un autre phénomène caractéristique de l’exégèse littérale de Philon dans ce traité est la mise en place d’une forme de dialectique entre le particulier et le général : l’exemplarité d’Abraham se manifeste par la manière dont il se distingue de toute autre personne, de toute pratique générale. Cela est particulièrement visible dans l’interrogation initiale : καίτοι τίνα ἕτερον (« quel autre homme, précisément »). Abraham est unique, mais selon des critères admissibles par tout un chacun. La suite de l’exposé littéral oppose en effet Abraham à des caractères communs à tous les hommes. Les « charmes des parents et de la patrie » (φίλτροις[…] συγγενῶν καὶ πατρίδος) constituent un « vif désir » (πόθος) qui « est en quelque sorte connaturel à chacun » (ἑκάστῳ τρόπον τινὰ συγγεγένηται), mais malgré cette nature humaine partagée, Abraham fait preuve d’une vertu plus haute. Philon explicite la force de cet attachement, pour renforcer la valeur d’Abraham, en prenant comme « témoins » (μάρτυρες) les « législateurs » (οἱ νομοθέται), qui font de « l’exil » (φυγήν) le « châtiment qui occupe la seconde place après la mort » (τὴν δευτερεύουσαν θανάτου τιμωρίαν ; § 64) : à la réflexion sur la nature humaine succède un regard synthétique sur les institutions humaines, pour confirmer que tout le monde s’est toujours accordé à faire de l’attachement à la patrie le plus fort qui soit après l’attachement à la vie. Philon se permet même, pour renforcer l’éloge d’Abraham de recourir à l’énoncé d’un paradoxe, selon lequel l’exil est « bien plus douloureux » (πολὺ δὲἀργαλεωτέραν), puisqu’il marque le « commencement de malheurs renouvelés » (ἀρχή[…] καινοτέρων συμφορῶν ; ibid.). La migration est donc le pire mal qu’Abraham pouvait subir, ce qui le place même au-dessus de ceux qui ne craignent pas la mort.

Le souci de présenter l’attachement à la patrie comme un fait partout reconnu conduit encore Philon à une vive évocation des multiples voyages maritimes qui peuvent être accomplis « pour le commerce, par désir de richesses, ou pour une ambassade, ou pour voir ce qui se trouve à l’étranger par amour de l’apprentissage » (κατʼ ἐμπορίαν[…] πόθῳ χρηματισμοῦ[…] ἢ κατὰ πρεσβείαν ἢ κατὰ θέαν τῶν ἐπὶ τῆς ἀλλοδαπῆς διʼ ἔρωτα παιδείας ; § 65). Tous ces intérêts n’empêchent pas, explique Philon, que ces voyageurs « désirent voir et embrasser le sol de leur patrie, serrer dans leurs bras leurs familiers et jouir de la vision très agréable et ô combien désirée de leurs parents et amis » (ἐπείγονταιτὸπατρῷονἔδαφοςἰδεῖνκαὶπροσκυνῆσαικαὶσυνήθειςἀσπάσασθαισυγγενῶντεκαὶφίλωνἡδίστηςκαὶποθεινοτάτηςὄψεωςἀπολαῦσαι ; ibid.), au point même que « souvent ils abandonnent les activités pour lesquelles ils se sont expatriés, en voyant qu’elles se prolongent » (τὰςπράξεις, ὧνἕνεκαἐξεδήμησαν, μηκυνομέναςὁρῶντεςκατέλιπον ; ibid.).

Abraham fait donc figure d’exception au sein de la nature humaine, parmi tous les autres hommes qui partagent la même attitude face à l’exil. Philon pousse son éloge jusqu’à isoler Abraham dans le cadre même de la narration scripturaire : μετʼ ὀλίγων δὲ οὗτος ἢ καὶ μόνος ἅμα τῷ κελευσθῆναι μετανίστατο (« celui-ci effectuait une migration avec quelques uns, ou même seul, au moment où cela lui avait été ordonné » ; § 66). Or, le texte scripturaire précise : καὶᾤχετο μετ’ αὐτοῦ Λωτ (« Et Lot partit avec lui » ; Gn 12, 4). Philon particularise Abraham contre l’évidence de la lettre du texte. Autrement dit, il développe une exégèse dont le fondement est le caractère unique d’Abraham au point de s’imposer même à la lettre de l’Écriture : si Abraham part avec quelqu’un, en réalité il faut comprendre qu’il est seul, parce que sa vertu est unique et que toute autre présence autour de lui ne peut être que négligeable.

Ce que Philon ajoute aussitôt est plus surprenant encore, du point de vue de la méthode exégétique suivie dans l’ensemble du traité : τῇψυχῇπρὸτοῦσώματοςτὴνἀποικίανἐστέλλετο, τὸν ἐπὶ τοῖς θνητοῖς ἵμερον παρευημεροῦντος ἔρωτος οὐρανίου (« il préparait la migration en son âme plutôt qu’en son corps, un désir céleste surpassant l’attrait pour les réalités mortelles » ; § 66). Comme nous le verrons, le fait d’assigner le sens du texte non pas à l’activité du corps ou d’une réalité sensible, mais à la vie de l’âme, est la caractéristique de l’exégèse allégorique, telle qu’elle apparaît en alternance dans ce traité-ci, ou encore dans un traité où elle occupe toute la place tel le De migratione Abrahami. C’est du reste ce que Philon précise lui-même en guise de transition, à la fin de cet exposé, en distinguant, comme nous l’avons déjà en partie mentionné, les migrations accomplies « par un homme sage » (ὑπʼ ἀνδρὸς σοφοῦ), au sens littéral, et celles qui le sont « par une âme qui aime la vertu » (ὑπὸ φιλαρέτου ψυχῆς). En réalité, il ne semble pas que Philon veuille amorcer une interprétation allégorique : il cherche plutôt à présenter une nouvelle fois la perfection d’Abraham en jouant sur son caractère accompli. Celle-ci n’est pas que corporelle, mais également, et même avant tout, spirituelle, puisque les biens célestes sont à rechercher avant les biens mortels. De plus, le sujet de la migration reste clairement Abraham : s’il accomplit une migration en son âme, ce n’est pas l’âme elle-même qui migre selon propre mouvement, indépendant de celui du corps voire opposé à lui. Nous verrons que la séparation n’est pas toujours aussi nette chez Philon : il n’en reste pas moins il ne semble pas possible de parler ici d’allégorie dans la mesure où Philon ne cherche pas à faire voir une réalité générale sur la vie de l’âme, mais continuer à illustrer l’exemplarité d’Abraham à travers l’illustration de ce qui lui arrive en propre.

Le dernier paragraphe récapitule ce qu’Abraham quitte, en se focalisant sur la patrie dans ses composants humaines et institutionnelles : οὐδενὸς οὖν φροντίσας, οὐ φυλετῶν, οὐ δημοτῶν, οὐ συμφοιτητῶν, οὐχ ἑταίρων, οὐ τῶν ἀφʼ αἵματος ὅσοι πρὸς πατρὸς ἢ μητρὸς ἦσαν, οὐ πατρίδος, οὐκ ἀρχαίων ἐθῶν, οὐ συντροφίας, οὐ συνδιαιτήσεως (« ne faisant cas de personne, ni de ceux de sa tribu, ni de ceux de son dème, ni de ses compagnons, ni de ses camarades, ni de ceux qui lui étaient liés par le sang, ceux du côté de son père comme ceux du côté de sa mère, ni de sa patrie, ni des antiques institutions, ni de l’éducation commune, ni de la vie commune » ; § 67). Philon paraît fusionner la référence à la « terre », c’est-à-dire à la patrie, et à la « famille », dans une seule énumération de laquelle la « maison du père » semble omise. Surtout, les éléments qu’il énumère pour évoquer le point de départ d’Abraham correspondent à la description d’une cité de type grec (allusion au dème, à la tribu, peut-être aux hétairies, aux institutions communes) : la situation d’Abraham est une nouvelle fois éclairée par un rapprochement avec une situation que tout habitant d’une cité hellénistique connaît, parce qu’elle correspond à son expérience propre. Philon ne cherche pas à rétablir une quelconque forme d’historicité, mais à montrer comment Abraham, si on le replace dans le contexte de ceux auxquels il s’adresse, peut constituer un exemple également pour eux. C’est parce que ces lecteurs connaissent toutes ces réalités citadines qu’ils comprennent que « chacune possède une puissance qui entraîne et attire d’une façon dont il est difficile de se déprendre » (ἕκαστον ἀγωγόν τε καὶ δυσαπόσπαστον ὁλκὸν ἔχον δύναμιν ; § 67).

Philon reprend une troisième et dernière fois le verbe μετανίστημι pour décrire la migration d’Abraham : ἐλευθέραις καὶἀφέτοις ὁρμαῖς ᾗ τάχιστα μετανίσταται (« il migre au plus vite, mû par des élans libres et sans contrainte » ; § 67). Le verbe μετανίστημι, très courant au sens commun de « migrer », constitue un autre élément permettant de rendre l’épisode d’Abraham plus familier. Quant au terme d’ὁρμή, il peut constituer une référence stoïcienne à l’ « impulsion », chez les latins impetus, qui guide toute action 57 : ces élans étant parfaitement libres, la perfection d’Abraham n’en est que renforcée. C’est seulement à ce moment, à la toute fin de son exposé littéral, que Philon décrit le trajet suivi par Abraham : un départ de Chaldée pour Kharran, puis un autre. La mention de la terre de Chaldée comme « une région heureuse et, à cette époque, en pleine prospérité » (εὐδαίμονοςχώραςκαὶκατʼἐκεῖνονἀκμαζούσηςτὸνχρόνον ; § 67) constitue un autre trait de l’exposition du sens littéral : Philon, contrairement à ce qu’il vient juste de faire en présentant la Chaldée comme une cité grecque, avec des catégories anachroniques, livre une notation historique qui éclaire le contexte du départ d’Abraham et son caractère méritoire 58, et montre ce que cela aurait pu coûter à Abraham de quitter la région, s’il n’avait été un homme d’une exceptionnelle vertu.

Ces précisions sont importantes à double titre. Le premier concerne le rapport entre l’exégèse et le texte scripturaire qu’elle commente. Philon fait référence à une première migration de Chaldée vers Kharran (μετανίσταται, τὸ μὲν πρῶτον ἀπὸ τῆς Χαλδαίων γῆς[…] εἰς τὴν Χαρραίων γῆν), puis une seconde qu’il développera par la suite (ἔπειτα[…] ἀπὸ ταύτης εἰς ἕτερον τόπον, περὶ οὗ λέξομεν). La première migration paraît correspondre à celle qu’Abraham effectue avec son père vers Kharran, où ce dernier meurt (voir Gn 11, 31-32) : cela pose un premier problème, puisque l’injonction adressée à Abraham de quitter la terre de ses origines occupe le premier verset du douzième chapitre de la Genèse, et donc se situe après cette migration, effectuée du reste sans aucune mention d’une parole divine. Le parcours de la seconde migration n’est pas précisé par Philon, mais le développement qu’il annonce, qui correspond aux paragraphes 85 à 87, évoque une migration vers le désert qui intervient effectivement dans la suite du chapitre (voir Gn 12, 9). Or, la sortie de Kharran conduit Abraham et ceux qu’ils emmènent avec lui « vers la terre de Canaan » (εἰς γῆν Χανααν ; Gn 12, 5), où ils arrivent bel et bien, à Sichem (voir Gn 12, 5-6), avant qu’Abraham ne se déplace vers Béthel. Ce n’est que dans un dernier temps qu’il s’établit dans le désert.

Les mouvements multiples d’Abraham semblent donc avoir été ramenés à deux grandes étapes, toutes les deux placées sous le signe de la même injonction divine, qui ne paraît pourtant correspondre directement dans le texte scripturaire ni à l’une, ni à l’autre. Ce n’est toutefois pas une spécificité de ce passage : Philon résume également à deux départs le parcours d’Abraham dans le De migratione Abrahami (Migr., 177). Peut-être faut-il comprendre que le départ de Kharran marque selon Philon le début d’un trajet qui ne s’achève véritablement qu’avec l’installation au désert. Quoi qu’il en soit, l’exégèse ici développée ne consiste pas à suivre le texte pas à pas : un regard synthétique, dont les déterminations précises ne sont pas explicitées par Philon, est aussi possible.

Cette mention apportée à la fin de l’exposé littéral a également une grande importance du point de vue de la composition : l’exégèse allégorique qui suit immédiatement s’appuie sur le passage de Chaldée en Kharran. Si Philon précise donc l’origine et le terme de la première migration, et évoque la seconde, avant de passer au commentaire allégorique, c’est que celui-ci doit s’appuyer sur des éléments scripturaires déjà énoncés dans l’exposé littéral, comme les chapitres suivants le montreront. Philon semble vouloir éviter, au dernier moment, de passer sous silence des éléments qui interviendront dans son exposé du sens allégorique du passage, même s’il leur donnera une toute autre extension que cette simple mention.

Il faut noter enfin qu’à aucun moment, si ce n’est peut-être de façon très indirecte en mentionnant le « désir céleste » d’Abraham (ἔρωτος οὐρανίου ; § 66), Philon n’a fait référence à la piété d’Abraham, dont il a pourtant affirmé au départ qu’elle était l’objet de son exposé. Il est possible toutefois de noter que Philon a ouvert son développement sur le motif de l’obéissance d’Abraham (§ 60-61), qu’il rappelle ensuite à deux reprises (§ 62 et 66). Cependant, il ne livre pas de réflexion sur le motif de la piété elle-même, sur la relation à Dieu qui est engagée dans cette obéissance. De fait, Philon n’utilise pas une seule fois le nom de Dieu dans son exposé littéral, se contentant de rapporter son injonction à Abraham en parlant d’un « oracle » (Λογίῳ ; § 62) : il a montré comment Abraham se distingue de tous les autres hommes, mais sans préciser ce qui fonde et explique son caractère unique. La piété semble donc postulée par la mise en situation du passage, mais sans être vraiment thématisée.

Dans ces conditions, le propos d’ensemble du passage ne paraît pas être centré sur la relation entre Abraham et Dieu comme relation d’obéissance, mais plutôt s’attacher spécifiquement à la migration qui en résulte. L’exégèse littérale n’illustre donc que de façon indirecte la piété d’Abraham, à travers sa fermeté à pratiquer la migration, mais sans en livrer la dimension véritablement religieuse 59. Elle semble en attente de la réponse que l’exégèse allégorique va apporter, réponse qui, en mentionnant effectivement Dieu, se fera théologique et permettra de comprendre non pas l’exemplarité, mais le sens de cette migration.

Notes
49.

Voir Gn 26, 5 : ἐφύλαξεν τὰ προστάγματά μου καὶ τὰς ἐντολάς μου καὶ τὰ δικαιώματά μου καὶ τὰ νόμιμά μου (« il a gardé mes ordonnances, mes commandements, mes justifications et mes règles »). Le verset, évoqué dans cette introduction, servira également à Philon de conclusion (Abr., 275-276). Il sera encore illustré dans le cinquième chapitre à propos du sacrifice d’Isaac.

50.

La question des relations, et de l’identité, entre loi de nature et Loi de Moïse, permettant aux patriarches d’être justes sans avoir eu accès à la Loi de Moïse, parole de Dieu révélée, a été éclairée de façon convaincante par Valentin Nikiprowetzky (Le commentaire de l’Écriture…, op. cit., p. 124-128).

51.

Le substantif εὐσέβεια n’a aucun ancrage scripturaire dans le Pentateuque et n’apparaît qu’à quelques reprises dans les autres livres (deux occurrences dans les Proverbes ainsi que dans Isaïe, une occurrence dans la Sagesse de Salomon, dans l’Ecclésiastique et au premier livre d’Esdras, et deux occurrences dans les deuxième et troisième Livres des Maccabées), à l’exception notable du Quatrième livre des Maccabées qui en compte 46 occurrences. Il en va de même pour la répartition des occurrences de l’adjectif correspondant, εὐσεβής : il figure essentiellement dans des textes relativement tardifs et fortement hellénisés (deux occurrences dans les Proverbes, trois dans Isaïe, une dans Judith, quatorze dans l’Ecclésiastique, deux au Deuxième livre des Maccabées et dix dans le quatrième, et enfin une dans les Psaumes de Salomon). Le verbe εὐσεβέω, enfin, n’apparaît qu’à six reprises selon les mêmes proportions (une fois dans Isaïe, une fois dans Suzanne et quatre fois dans le Quatrième livre des Maccabées).

52.

Afin d’harmoniser l’emploi des noms entre les différentes traductions que nous serons amené à employer, nous avons choisi de suivre pour Abraham et Sarah l’orthographe traditionnelle en français, et l’avons substituée à toutes les autres formes, notamment dans les traductions du Pentateuque tirées de La Bible d’Alexandrie, op. cit . Nous avons en revanche conservé la distinction entre Abram et Abraham, sur laquelle Philon joue. Pour tous les autres noms propres, nous avons suivi l’orthographe de La Bible d’Alexandrie, op. cit.

53.

A. A. Long, Hellenistic philosophy: Stoics, Epicurians, Sceptics, London, Duckworth, 1974, p. 205.

54.

« The Stoic sage is free from all passion […]. The Stoic sage is not insensitive to painful or pleasurable sensations, but they do not “move his soul excessively” » (ibid., p. 206).

55.

On en relève 39 occurrences.

56.

Cet emploi figuré se rencontre également dans deux textes du judaïsme hellénisé, ce qui pourrait attester qu’il est antérieur à Philon : il s’agit d’un fragment de l’autobiographie de Nicolas de Damas (6, 17) et des premières lignes des Oracles d’Astrampsychus (I, 39, avec l’adverbe ἀκλινῶς).

57.

Nous aurons l’occasion d’y revenir lors de l’étude de ce même passage scripturaire dans le De migratione Abrahami.

58.

Nous retrouverons cette même approche historique et géographique sur la situation d’un pays, au moment où des événements scripturaires s’y déroulent, dans la suite du traité, à propos du récit de la destruction de Sodome.

59.

Notons toutefois que, de façon suggestive, Philon évoque dans le De specialibus legibus les raisons qui conduisent des hommes, par piété, à prendre la route de Jérusalem pour aller sacrifier au Temple, dans des termes qui font écho directement à la migration d’Abraham et aux difficultés d’un tel voyage : ὁ γὰρ μὴ μέλλων θύειν εὐαγῶς οὐκ ἂν ὑπομείναι ποτὲ πατρίδα καὶ φίλους καὶ συγγενεῖς ἀπολιπὼν ξενιτεύειν, ἀλλʼ ἔοικεν ὑπὸ δυνατωτέρας ὁλκῆς ἀγόμενος τῆς πρὸς εὐσέβειαν ὑπομένειν τῶν συνηθεστάτων καὶ φιλτάτων ὥσπερ τινῶν ἡνωμένων μερῶν ἀπαρτᾶσθαι (« celui qui n’a pas l’intention d’offrir un sacrifice saint ne supporterait pas de s’exiler en abandonnant patrie, famille et amis, mais il semble que, sous l’influence d’une attraction plus puissante, celle qui conduit à la piété, il supporte d’être arraché à ses familiers et à ceux qui lui sont le plus chers et constituent comme des parties intrinsèques de lui-même » (Spec. I, 68).