1) L’exégèse allégorique de la migration en Kharran (Abr., 68-76)

Philon marque de façon très nette, comme il le fera ensuite dans chaque autre chapitre, le passage d’un volet à l’autre de son exégèse, en qualifiant le registre respectif de chacun : αἱ δηλωθεῖσαι ἀποικίαι τῷ μὲν ῥητῷ τῆς γραφῆς ὑπʼ ἀνδρὸς σοφοῦ γεγόνασι, κατὰ δὲ τοὺς ἐν ἀλληγορίᾳ νόμους ὑπὸ φιλαρέτου ψυχῆς τὸν ἀληθῆ ζητούσης θεόν (« Les migrations qui sont représentées par la lettre de l’Écriture sont celles qui sont effectuées par un homme sage, tandis que celles qui correspondent aux lois en vigueur dans l’allégorie le sont par une âme qui aime la vertu et cherche le vrai Dieu » ; § 68).

Ce passage résume de façon très claire les enjeux des deux types d’exégèses pratiqués par Philon dans ce traité. D’une part, il y a une exégèse qui parle d’un homme, c’est-à-dire qui se place au niveau des faits concrets rapportés par le récit scripturaire, mais d’un homme qui est un sage, dont les actes sont exemplaires. Les lumières apportées par l’exposé littéral doivent non seulement expliquer le récit, mais montrer en quoi celui-ci fait voir les actions d’un sage. D’autre part, il y a une exégèse qui se place sur un autre niveau, celui de l’âme elle-même. Nous avons pu énoncer déjà qu’il ne s’agit pas de l’âme au sens où elle est en harmonie avec la vie du corps, pour exprimer la plénitude de la perfection du sage dans ce qu’elle a en propre et que le corps ne peut manifester, mais de sa vie propre. Philon opère également, de fait, une distinction entre un sens littéral qui concerne un sage, sans réflexion religieuse à proprement parler, au-delà d’une obéissance dont il ne donne pas à voir les motifs profonds, et un sens allégorique qui concerne l’âme, qui est de son côté à la recherche du vrai Dieu. Dans ces termes, la sagesse reste une réalité humaine, éventuellement guidée par un « désir céleste » (ἔρωτος οὐρανίου ; § 66), tandis que la relation à Dieu s’exprime spécifiquement dans le registre de l’allégorie. Celle-ci semble donc permettre d’illustrer la piété d’Abraham comme relation à Dieu selon des déterminations explicites, grâce à la prise en considération de l’âme pour elle-même.

La vie de l’âme fait effectivement l’objet des paragraphes qui suivent, mais d’une manière paradoxale au premier abord. En effet, devant l’annonce d’un exposé allégorique centré sur l’âme, par opposition à la vie du sage, et sans même avoir à l’esprit d’autres textes de Philon, un lecteur peut s’attendre à un développement qui s’appuie sur des catégories philosophiques plus que sur des éléments narratifs ou encyclopédiques. Or, Philon commence par proposer un rappel sur ce qu’étaient les Chaldéens, peuple duquel Abraham est issu. Philon rappelle ainsi qu’ils « dirigeaient tout particulièrement leurs efforts sur l’astronomie » (ἐν τοῖς μάλιστα διαπονήσαντες ἀστρονομίαν ; § 69). Il ne s’agit pas, toutefois, d’un développement simplement factuel, mais d’une présentation et d’une critique de leur doctrine, dont le point central est d’avoir « tout rapporté aux mouvements des astres » (πάντα ταῖς κινήσεσι τῶν ἀστέρων ἀναθέντες ; ibid.). Ils les considéraient comme les puissances qui régissaient l’univers, de sorte qu’ils « exaltaient l’essence visible, mais n’avaient aucune notion de l’essence invisible et intelligible » (τὴν ὁρατὴν οὐσίαν ἐσέμνυνον τῆς ἀοράτου καὶ νοητῆς οὐ λαβόντες ἔννοιαν ; ibid.), et finalement « pensaient que l’univers lui-même était Dieu » (τὸν κόσμον αὐτὸν ὑπέλαβον εἶναι θεόν ; ibid.).

Ce rappel permet à Philon de montrer d’où Abraham est parti puisque son origine chaldéenne paraît faire nécessairement de lui un astronome. Ce rappel concernant « la science chaldéenne des objets célestes » (τὴν τῶν οὐρανίων Χαλδαϊκὴν ἐπιστήμην ; Mos. I, 23) est fréquent chez Philon, qui l’interprète toujours dans le même sens que celui qu’il lui donne dans ce passage 60, mais il relève de façon plus large d’un lieu commun de la culture grecque puis latine 61. À rebours, le judaïsme donne peu d’exemples de cette vision des Chaldéens. Ainsi, même dans son ouvrage qui recense de nombreuses traditions rabbiniques, Louis Ginzberg n’en fait aucune mention : alors que la vie d’Abraham en Chaldée et sa lutte contre l’idolâtrie, notamment celle de son père, sont amplement développées, il n’y a qu’une seule référence à la divinisation des astres 62. Philon opère donc un croisement entre une information tirée de sa culture grecque, la présentation des Chaldéens comme des astronomes, et une critique scripturaire de l’idolâtrie et de la divinisation des astres, sans que toutefois celle-ci semble avoir été explicitement développée à l’égard des Chaldéens. À ce point du développement, l’exégèse ne paraît pas s’écarter d’un certain commentaire littéral, qui vise à faire voir le contexte intellectuel et religieux duquel Abraham est issu : Philon dénonce les doctrines erronées d’un peuple historiquement attesté, il n’y a pas d’allégorie, ni de focalisation sur la vie de l’âme. Il faut toutefois mentionner que ce croisement est reformulé par Philon dans les termes de l’opposition, centrale dans sa pensée, entre les réalités sensibles ou visibles (ὁρατήν) et les réalités invisibles et intelligibles (ἀοράτου καὶ νοητῆς).

La description du réveil d’Abraham qui vient ensuite est plus ambiguë. Philon présente une succession de participes (συντραφεὶς καὶ χαλδαΐσας, διοίξας,ἀρξάμενος) et de verbes (ἠκολούθησε, κατεῖδεν, ἐθεάσατο) qui se rapportent à un sujet masculin singulier : celui-ci ne peut qu’être Abraham, mais il n’est pas nommé, bien qu’il n’ait pas été cité depuis le paragraphe 68, indirectement en tant que sage, voire directement par son nom, depuis le paragraphe 67. Cela pourrait signaler que Philon ne veut pas se focaliser trop directement sur Abraham, mais il faut noter qu’il n’a, en réalité, pas été nommé dans le traité depuis le paragraphe 52. Quoi qu’il en soit, Philon décrit comment il a pris conscience de son erreur : « comme s’il sortait d’un sommeil profond, ouvrant l’œil de l’âme » (ὥσπερ ἐκ βαθέος ὕπνου διοίξας τὸ τῆς ψυχῆς ὄμμα ; § 70), « il a perçu ce qu’il n’avait pas observé auparavant, quelqu’un placé au poste de cocher et de pilote de l’univers et dirigeant de façon salutaire sa propre œuvre » (κατεῖδεν, ὃ μὴ πρότερον ἐθεάσατο, τοῦ κόσμου τινὰἡνίοχον καὶ κυβερνήτην ἐφεστῶτα καὶ σωτηρίως εὐθύνοντα τὸ οἰκεῖον ἔργον ; ibid.). Philon introduit dans ce paragraphe l’âme (τῆςψυχῆς), mais l’acteur demeure Abraham, le sage qui a quitté la Chaldée et les doctrines chaldéennes. Si l’accent de l’exégèse se déplace vers l’âme et la recherche de Dieu, Philon n’a donc pas encore véritablement changé de registre, pour s’en tenir à la distinction qu’il fait lui-même au paragraphe 68. Abraham connaît désormais Dieu, ce que Philon exprime en recourant au vocabulaire de la lumière : καθαρὰν αὐγὴν ἀντὶ σκότους βαθέος βλέπειν ἀρξάμενος ἠκολούθησε τῷ φέγγει (« commençant à voir un pur rayon de lumière au lieu d’une profonde obscurité, il s’attacha à la lumière » ; ibid.), mais cela demeure une expression métaphorique plus que le signe d’une démarche proprement allégorique dans laquelle la signification première d’un mot ou d’une expression scripturaire est remplacée par une autre. Philon introduit une explication au départ d’Abraham, en justifiant par un mouvement de l’âme la migration physique : il ajoute des informations à la lettre du texte, en abordant la question de l’intériorité du sage, et non pas seulement la manifestation extérieure de sa migration, mais cela ne semble pas encore suffire à caractériser un véritable développement allégorique.

Le changement de registre se fait toutefois plus net avec le paragraphe 71, où Philon paraît reformuler l’injonction adressée à Abraham en lui donnant une signification nouvelle. Le destinataire du discours demeure manifestement Abraham : αὖθίς φησιν ὁἱερὸς λόγος αὐτῷ(« la parole sacrée lui dit encore » ; § 71), mais Dieu s’adresse à lui « pour affermir la vision qui est apparue dans son intelligence de façon plus sûre » (ὅπως[…] βεβαιώσηται τὴν φανεῖσαν ὄψιν ἐν τῇ διανοίᾳ παγιώτερον ; ibid.). Il est donc question d’une vision intelligible, ce dont la lettre du texte scripturaire ne parlait pas : Philon approfondit son exégèse en entrant progressivement dans la vie de l’âme, de ce qui ne se voit qu’avec le regard de l’intelligence.

Le contenu des paroles adressées à Abraham est plus clair encore :

‘“τὰ μεγάλα, ὦ οὗτος, ὑποτυπώσει βραχυτέρων πολλάκις γνωρίζεται, πρὸς ἅ τις ἀπιδὼν ηὔξησε τὴν φαντασίαν ἀπεριγράφοις μεγέθεσι. Παραπεμψάμενος οὖν τούς τε κατʼ οὐρανὸν περιπολοῦντας καὶ τὴν Χαλδαϊκὴν ἐπιστήμην μετανάστηθι πρὸς ὀλίγον χρόνον ἀπὸ τῆς μεγίστης πόλεως, τοῦδε τοῦ κόσμου, πρὸς βραχυτέραν, διʼ ἧς δυνήσῃ μᾶλλον καταλαβεῖν τὸν ἔφορον τοῦ παντός” (« Ô toi, lesgrandeschosessontconnues, souvent, paruneesquissederéalitéspluspetites : enfaisantunecomparaisonaveccelles-ci, on étendlavisionreçue à des échellessansborne. Renvoie donc au loin ceux qui parcourent les cieux, ainsi que la science chaldéenne, émigre pour un peu de temps hors de la grande cité, celle de l’univers, vers une plus petite, grâce à laquelle tu pourras recevoir une meilleure compréhension de celui qui régit l’univers » ; § 71).’

Philon commence ici à remplacer de façon claire la lettre du texte scripturaire par d’autres réalités : le départ d’une grande cité pour aller vers une plus petite 63. Le passage du macrocosme qu’est le ciel à un microcosme dont il n’a pas encore livré l’identité relève d’une transposition, dans le registre de l’activité de l’esprit, de la terre d’origine, la Chaldée, et de la terre dans laquelle Abraham doit se rendre, qui est Kharran. Le fait que le texte scripturaire mentionne explicitement deux « terres », l’une qui doit être quittée (ἐκ τῆς γῆς σου ; Gn 12, 1) et l’autre qui constitue le terme de la migration (εἰς τὴν γῆν ; ibid.), permet à Philon d’établir une forme d’identité entre elles. Plus précisément, il joue sur le fait que la Chaldée est, comme il vient de le rappeler, une terre d’astronomes, pour en faire la figure du macrocosme : résider en Chaldée, c’est être astronome, ce qui correspond dans l’âme à un regard porté continuellement sur l’univers. Philon a donc commencé par rappeler de façon factuelle l’identité des Chaldéens, afin de pouvoir justifier son interprétation allégorique de la Chaldée. Cela explique que le développement allégorique ait commencé, d’une façon paradoxale, par cet excursus sur les Chaldéens.

Quant à Kharran, Philon en livre dès le paragraphe suivant l’explication, après avoir récapitulé l’injonction adressée à Abraham en reprenant les termes du texte scripturaire : διὰ τοῦτο τὴν πρώτην ἀποικίαν ἀπὸ τῆς Χαλδαίων γῆς εἰς τὴν Χαρραίων λέγεται ποιήσασθαι (« c’est pourquoi il est dit qu’[Abraham] a effectué la première migration depuis la terre des Chaldéens vers celle des gens de Kharran » ; § 72). Philon s’attache manifestement à livrer de façon très claire les termes de son allégorie, en montrant comment il passe de la lettre à son interprétation. Ce souci de clarté n’entre pas moins en tension d’une manière qui paraît insoluble avec la chronologie du texte scripturaire, puisque Philon confirme ici ce que nous avons déjà relevé, à savoir que les paroles adressées à Abraham au début du chapitre 12 de la Genèse sont la cause de son départ de Chaldée pour Kharran, alors que celui-ci a déjà été rapporté dans le texte scripturaire deux versets auparavant (Gn 11, 31). Le problème se pose dans les autres passages où Philon rappelle le trajet de la migration d’Abraham 64, mais il ne s’y arrête jamais, ce qui peut être compris comme le signe qu’il n’y voit là aucune difficulté qui nécessiterait d’être éclaircie, par un biais ou un autre – ou au contraire que la difficulté est telle qu’il s’en tient à son interprétation d’ensemble sans entrer dans des considérations qui pourraient la miner.

Le sens qu’il donne à Kharran est présenté d’une façon qui introduit enfin une dimension allégorique claire : Χαρρὰν δὲἙλληνιστὶ “τρῶγλαι” λέγονται, κατὰ σύμβολον αἱ τῶν ἡμετέρων αἰσθήσεων χῶραι, διʼ ὧν ὥσπερ ὀπῶν ἑκάστη διακύπτειν πέφυκε πρὸς τὴν τῶν οἰκείων ἀντίληψιν (« Kharran se dit en grec “grottes” : de façon symbolique, ce sont les sièges de nos sens, à travers lesquels, comme par des ouvertures, il est donné à chacun de se pencher pour appréhender les réalités qui lui sont propres » ; § 72). Deux éléments participent ici de l’allégorie : le premier est la traduction d’un mot en grec depuis sa signification en hébreu, ce qu’exprime le verbe passif λέγονται. Cela revient à considérer que le texte lui-même suggère un sens latent mais qui peut apparaître facilement. Cette première transposition, qui décrypte le nom, est suivie d’une deuxième, qui vise à faire apparaître, sur un autre plan, le rôle que tient dans le texte ce nom en fonction de son sens désormais éclairci. C’est ici le passage proprement dit à l’allégorie, que Philon désigne par l’expression κατὰ σύμβολον : « de façon symbolique ». C’est l’un des termes qu’il utilise tout au long du traité pour signifier qu’une réalité scripturaire doit être comprise autrement, la traduction du nom n’étant que l’amorce qui permet cette transposition. Le symbole est ici la référence aux « grottes », qui sont une image, celles des sens, parce qu’elles constituent un emplacement creusé vers l’intérieur, mais qui ouvre sur l’extérieur, à la manière des sens. L’image suggérée de façon indirecte par le texte scripturaire est appliquée à la vie de l’âme, en l’occurrence à l’activité des sens : cela correspond au nouveau registre annoncé par Philon au début de son exposé allégorique.

Il reste encore toutefois à expliciter jusqu’au bout l’image, en justifiant pourquoi Abraham est invité à migrer, en son âme, du macrocosme de l’univers aux grottes qui représentent les sens. C’est ce que fait Philon dans les paragraphes qui suivent, maintenant qu’il est pleinement entré dans l’allégorie, c’est-à-dire dans la vie de l’âme. Il commence par expliquer que les sens n’ont pas d’utilité (ὄφελος ; § 73) « si l’intellect invisible, n’assiste pas de l’intérieur, comme un marionnettiste, ses propres facultés » (εἰ μὴ νοῦς ἀόρατος καθάπερ θαυματοποιὸς ἔνδοθεν ὑπήχει ταῖς ἑαυτοῦ δυνάμεσιν ; ibid.). Avec la mention de l’intellect et cette nouvelle image d’un marionnettiste, qui exerce son action sur les sens comme avec des ficelles, Philon atteint le cœur de son argumentation : τοῦτο ἔχων παρὰ σεαυτῷ τὸ παράδειγμα ῥᾳδίως οὗ σφόδρα ποθεῖς λαβεῖν τὴν ἐπιστήμην κατανοήσεις (« si tu as cet exemple auprès de toi-même, tu comprendras facilement ce dont tu désires vivement recevoir la connaissance » ; ibid.). Après avoir suggéré une analogie entre la Chaldée et Kharran, comme images respectives du macrocosme de l’univers et du microcosme de la vie de l’âme, Philon complète cette analogie en abordant la question de l’activité de l’intellect dans l’âme. Cet « exemple », ou ce « modèle » (τὸ παράδειγμα) permet en effet par analogie de connaître Dieu.

C’est l’objet des trois paragraphes qui suivent (§ 74-76), dont le propos essentiel est livré dans le premier :

‘οὐ γὰρ ἐν σοὶ μὲν νοῦς ἐστιν ἡγεμὼν ἐπιτεταγμένος ᾧ καὶ τοῦ σώματος ἅπασα κοινωνία πειθαρχεῖ καὶἑκάστη τῶν αἰσθήσεων ἕπεται, ὁ δὲ κόσμος, τὸ κάλλιστον καὶ μέγιστον καὶ τελεώτατον ἔργον, οὗ πάντα τὰἄλλα συμβέβηκεν εἶναι μέρη, βασιλέως ἀμοιρεῖ τοῦ συνέχοντος καὶἐνδίκως ἐπιτροπεύοντος (« il n’est pas possible qu’il y ait en toi un intellect, institué comme chef, auquel obéissent toutes les réalités du corps qui sont associées, et que suit chacun des sens, mais que l’univers, l’ouvrage le plus beau, le plus grand et le plus achevé, de qui toutes les autres réalités se trouvent être des parties, ne bénéficie pas d’un roi qui le maintienne en un tout et l’administre avec justice » ; § 74). ’

Il y a donc une analogie entre l’âme et le monde, dans la mesure où, en chacune, se trouve un principe directeur. La mention de l’intellect comme « chef » (ἡγεμών) peut constituer une référence à la doctrine stoïcienne sur l’âme, dont la raison est le principe « hégémonique », comme le rappelle par exemple Aétius : Οἱ Στωϊκοί φασιν εἶναι τῆς ψυχῆς ἀνώτατον μέρος τὸἡγεμονικόν […] καὶ τοῦτο λογισμὸν καλοῦσιν (« Les Stoïciens disent que la partie directrice est la partie supérieure de l’âme […]. Ils l’appellent aussi la partie raisonnante » ; IV, 21, 1-4 65).

Philon précise toutefois de nouveau que le roi est invisible (ἀόρατος), comme l’est l’intellect : c’est une manière d’aller contre la représentation stoïcienne de Dieu comme le principe immanent à l’univers, plutôt que comme son créateur et celui qui le dirige. Philon assume la vision stoïcienne de l’âme, mais s’appuie sur son exégèse et sur l’analogie qu’il dresse entre âme et univers pour contester la représentation stoïcienne de l’univers : ὁ κόσμος οὐκ ἔστιν ὁ πρῶτος θεός, ἀλλʼ ἔργον τοῦ πρώτου θεοῦ, τοῦσυμπάντων πατρός, ὃς ἀειδὴς ὢν πάντα φαίνει μικρῶν τε αὖ καὶ μεγάλων διαδεικνὺς τὰς φύσεις (« l’univers n’est pas le Dieu premier, mais l’œuvre du Dieu premier, le père de toutes choses, celui qui, n’ayant pas de forme, fait tout apparaître en montrant la nature des petites comme des grandes choses » ; § 75). Il faut donc peut-être comprendre cette exégèse comme un débat avec le stoïcisme, partant du même point, la vie de l’âme, pour l’ouvrir à une vérité sur Dieu qu’il méconnaît.

Le dernier élément d’analyse concerne la raison de l’invisibilité de Dieu « pour les yeux du corps » (σώματος […]ὀφθαλμοῖς ; § 76) : Philon propose deux types d’explication, l’un essentiellement religieux (θνητὸνἀιδίουψαύεινοὐχὅσιονἦν : « c’était une chose impie que le mortel touche l’éternel » ; ibid.), l’autre physique, lié à la « faiblesse de notre vue » (ἀσθένειαντῆςἡμετέραςὄψεως ; ibid.), puisqu’elle « n’est pas même capable de regarder vers les rayons qui proviennent du soleil » (οὐδὲ ταῖς ἀφʼ ἡλίου προσβλέπειν ἀκτῖσιν οἵα τέ ἐστι ; ibid.) et donc encore moins de contempler « les rayonnements qui jaillissent de l’Être » (τὰς ἀπὸ τοῦὄντος ἐκχεομένας αὐγάς ; ibid.). La juxtaposition de ces deux explications manifeste clairement le double registre sur lequel Philon se place : son propos se veut à la fois religieux, traitant de la piété, et philosophique, examinant la réalité de façon rationnelle, l’une et l’autre permettant, de façon convergente, de rendre compte du rapport des hommes à Dieu. Elles constituent également, du même fait, les deux dimensions que recouvre l’allégorie : Philon explique en effet par elles pourquoi ce ne sont pas les yeux du corps, mais par conséquent ceux de l’âme, qui peuvent voir Dieu : le dépassement de la réalité sensible se fait, dans l’exégèse, par le moyen de l’allégorie, qui recouvre à la fois une perspective religieuse et une perspective métaphysique.

En définitive, il apparaît que ce premier développement allégorique repose fondamentalement sur le principe d’une analogie entre réalités humaines et réalités divines, qui permet d’exprimer leur similitude, dans leur ordre propre, à savoir respectivement la vie de l’âme et l’univers – à condition d’avoir déjà dépassé les réalités simplement sensibles qui faisaient l’objet de l’exposé littéral. Ce principe général se fonde sur une correspondance dans le texte scripturaire : c’est le passage d’une terre à une autre, de Chaldée en Kharran, qui exprime la migration d’une réalité à une autre, qui lui est similaire. Mais il faut encore que le texte présente des points d’accroche à l’exégèse, pour que celle-ci puisse montrer comment la ressemblance entre deux éléments du texte constitue de fait une référence à ces deux réalités analogues que sont le monde et l’âme, c’est-à-dire pour qu’il y ait une véritable allégorie. Celle-ci s’explique donc d’une part par la représentation généralement attachée aux Chaldéens, celle d’un peuple d’astronomes ; d’autre part, et il s’agit là des ressources les plus poussées de l’allégorie, elle s’explique par une traduction du nom de Kharran, « cavernes », puis une explication de l’image que celui-ci porte, si on l’applique à la vie de l’âme, à savoir les sens. Le résultat de l’allégorie est un exposé doctrinal cohérent, qui prend position par rapport à la pensée stoïcienne, et fait intervenir en plus de ce discours métaphysique une composante religieuse.

Le discours allégorique n’est donc pas un simple jeu sur des images pour faire dire au texte autre chose. Il est tout d’abord une réponse apportée aux questions laissées par l’exposé littéral : celui-ci présentait l’exemplarité d’Abraham, mais sans expliquer pourquoi il agissait ainsi, sans illustrer sa piété. Cette réponse nécessite la mise en place d’un discours théologique, dans la mesure où il propose une réflexion d’ordre métaphysique sur la manière dont Dieu est présenté, agit et parle dans le texte scripturaire. Ce discours théologique n’est pas autonome, mais s’articule de façon précise au texte, grâce à la méthode allégorique : c’est en cela qu’il constitue un véritable éclairage sur l’exposé littéral, tout en introduisant un autre registre, à la fois métaphysique et religieux. En l’état, Philon semble donc avoir besoin de l’allégorie et d’un discours focalisé sur l’âme pour faire apparaître la piété d’Abraham. C’est ce qui peut expliquer que Philon ait besoin d’un rappel qui relève de l’exégèse littérale sur les Chaldéens : il a écarté du sens littéral tout ce qui touchait directement à Dieu, or les Chaldéens sont caractérisés par leur fausse doctrine à l’égard des astres, et donc de Dieu. Philon se concentre dans l’exposé littéral sur l’exemplarité du départ d’Abraham, et confie à l’exégèse allégorique la dimension à la fois métaphysique et religieuse de l’épisode, et partant sa dimension polémique, qui fait voir la véritable sagesse.

Notes
60.

Gig., 62 ; Ebr., 94 ; Migr., 178-187 ; Her., 97-99.289 ; Congr., 49-50 ; Mutat., 16 ; Somn. I, 53 ; Virt., 212, etc.

61.

Voir par exemple Cicéron, De divinatione, I, i, 2, qui rappelle que le nom des Chaldéens est celui de leur peuple.

62.

L. Ginzberg, The Legends of the Jews, Philadelphia, Jewish Publication Society of America, 1909, t. I, p. 212-213.

63.

Il est singulier de constater que cette approche constitue en quelque sorte le contraire de la perspective adoptée par Socrate dans la République de Platon : c’est la considération d’une réalité plus grande, la cité, qui doit permettre en second lieu de rendre compte de la justice dans l’âme (Resp. II, 368 e 2-369 a 3). Si Philon s’inspire de Platon, sa perspective est donc opposée : repartir d’une expérience proche, celle de l’intellect humain, pour remonter jusqu’à la réalité la plus haute, Dieu.

64.

Voir notamment Migr., 177-187.

65.

La traduction de ce passage, qui a été intégré dans les Stoicorum Veterum Fragmenta (SVF II, 836) est celle de l’édition française de A. A. Long et D. N. Sedley, Les philosophes hellénistiques, t. II, Les Stoïciens, Paris, Flammarion, 2001, p. 341 (nous noterons désormais l’ouvrage par son seul titre Les philosophes hellénistiques).