2) Les prolongements de l’exégèse allégorique (Abr., 77-84)

Arrivé à ce point de son exposé, Philon pourrait vraisemblablement s’arrêter, après avoir développé un propos cohérent et complet, qui a montré comment l’exégèse allégorique permettait d’illustrer le parcours de l’âme du monde vers elle-même, pour apprendre à connaître le vrai Dieu, justifiant ainsi l’injonction faite à Abraham de quitter sa patrie. Philon choisit pourtant de poursuivre sa réflexion, en deux temps successifs, qui brisent la correspondance entre le temps d’exégèse littérale et le premier moment de l’exégèse allégorique, et rendent incertaines les frontières entre les modes d’exégèse.

Le premier ajout est d’emblée présenté comme un prolongement direct de la fin du développement, sous la forme d’une « preuve très claire de la migration » (τεκμήριον δὲἐναργέστατον τῆς ἀποικίας ; § 77) : Philon, après avoir expliqué quelle était la migration de l’âme, revient donc sur celle-ci pour ajouter un élément qui la confirme. Il s’agit bien d’un élément nouveau, puisque Philon construit son développement autour d’un verset qui intervient, d’un point de vue narratif, à la suite de ce qu’il a exposé dans l’un et l’autre temps de son exégèse : ὤφθηδὲὁθεὸςτῷἈβραάμ (« Et Dieu 66 se fit voir à Abraham » ; Gn 12, 7). Ce verset est situé après l’évocation de la sortie d’Abraham de Kharran (Gn 12, 4) et Philon, passant par-dessus les versets qui décrivent le parcours d’Abraham en Canaan (Gn 12, 5-6) en tire une confirmation de son propos. Il affirme de façon quelque peu surprenante qu’il se produit « exactement en même temps que la migration du sage » (εὐθὺς ἅμα τῇ μεταναστάσει τοῦ σοφοῦ ; § 77), alors qu’Abraham a déjà quitté non seulement la Chaldée, mais encore Kharran. Philon poursuit une lecture des étapes de la migration dont les délimitations sont rien moins qu’évidentes à la lecture du texte scripturaire sur lequel il s’appuie : il semble voir dans toute la succession des étapes (Canaan, Sichem, Béthel) le déroulement d’une seule et même migration. La succession des deux adverbes (εὐθὺς ἅμα) semble cependant mal s’accorder avec cette inscription dans la durée, et semble viser une simultanéité avec le moment du départ.

Le statut exégétique de ce verset est particulièrement intéressant : alors que Philon vient de parler de la façon dont l’âme, au contraire des yeux, pouvait voir Dieu, il fait intervenir, dans la suite du récit scripturaire, une confirmation littérale de son exégèse allégorique. Le texte scripturaire lui-même énonce en effet ce que Philon n’avait pu décrire que par le recours à l’allégorie, la vision de Dieu, et parle de fait du « sage », c’est-à-dire de l’homme concret qui opère une migration. Cela ne fait pourtant pas de ce verset ni de son exégèse un retour à l’évocation du monde sensible. Philon parle en effet de nouveau, à propos de la vision, du fait de saisir, de comprendre (καταλαμβάνων ; § 77), et en parlant de la manifestation qu’Abraham reçoit enfin, il parle de « ce que précisément l’intelligence, en élevant son regard, vit alors pour la première fois » (ὅπερἡδιάνοιατότεπρῶτονἀναβλέψασαεἶδε ; § 78). Le regard reste intelligible, propre à l’âme. La distinction entre exégèse littérale et exégèse allégorique ne recoupe donc pas de façon simple la distinction entre monde sensible et monde intelligible : Dieu peut se faire voir à Abraham selon le sens littéral du texte, mais cela ne se comprend que du point de vue du monde intelligible auquel l’exégèse allégorique a préalablement donné accès. Il s’agit là d’une tension dans la méthode exégétique de Philon dont nous rencontrerons d’autres exemples : ils sont tous significatifs du problème que posent à Philon certains versets où il est dit que Dieu intervient et se fait voir d’une façon directe. L’exigence intellectuelle qui conduit Philon à développer un discours métaphysique cohérent sur la transcendance absolue de Dieu, l’Être, se trouve sollicitée d’une façon délicate par des versets où cette transcendance s’efface, où la distance entre Dieu et Abraham paraît se réduire ou disparaître.

Philon se sert donc de ce verset tout en cherchant à en proposer une lecture qui non seulement préserve le caractère strictement intellectuel de la vision, mais encore protège l’initiative absolue de Dieu. Le paragraphe 77 décrit ainsi d’abord un Abraham chaldéen, qui « ne comprend absolument aucune nature bien agencée et intelligible, en dehors de l’univers et de la nature sensible » (ἔξω τοῦ κόσμου καὶ τῆς αἰσθητῆς οὐσίας εὐάρμοστον καὶ νοητὴν φύσιν οὐδεμίαν ἁπλῶς καταλαμβάνων). Contrairement à l’idée qu’une première prise de conscience avait été suivie, pour la renforcer, de l’injonction de migrer (§ 70-71), Philon expose que l’intelligence d’Abraham retrouve la vue, selon les termes que nous avons rappelés, uniquement « une fois qu’il a émigré et changé de lieu » (ἐπεὶδὲμετεχώρησεκαὶμεθωρμίσατο ; § 78) : « auparavant, Dieu n’était pas visible » (πρότερονοὐκἦνἐμφανής ; § 77). C’est alors seulement que l’intelligence « a retrouvé de la force de recevoir la représentation de celui qui se cachait depuis longtemps et était sans forme » (ἴσχυσεν […] τοῦ πάλαι κρυπτομένου καὶἀειδοῦς φαντασίαν λαβεῖν ; § 79). Ce n’est pas cependant par son propre effort qu’elle voit Dieu, mais seulement « à cause de l’amour des hommes » de celui-ci (ἕνεκα φιλανθρωπίας ; ibid.) : « s’étant porté à la rencontre » de l’âme, il lui « a montré sa propre nature » (προϋπαντήσας δὲτὴν ἑαυτοῦ φύσιν ἔδειξε).

L’argumentation de Philon sur ce point est encore double. Elle résulte tout d’abord d’un examen de la formulation du verset : διὸ λέγεται, οὐχ ὅτι ὁ σοφὸς εἶδε θεόν, ἀλλʼ ὅτι “ὁ θεὸς ὤφθη” τῷ σοφῷ (« c’est pour cela qu’il est dit, non pas que le sage vit Dieu, mais que “Dieu se fit voir” au sage » ; § 80), mais cet examen est aussitôt justifié par une réflexion sur la nécessité de conserver à l’Être toute sa transcendance à l’égard des capacités limitées de l’intelligence humaine. Philon parvient ainsi de nouveau à s’appuyer sur le texte pour étayer une doctrine théologique sur la nature divine.

Ce verset et son commentaire posent donc une série de problèmes très significatifs. Tout d’abord, Philon élargit son commentaire allégorique en l’appuyant sur un nouvel élément dont il n’avait pas été question jusqu’à présent, sortant ainsi du cadre qu’il paraissait s’être donné. Cela est d’autant plus surprenant que son usage du verset dans la trame de la migration brouille la chronologie du récit : il semble chercher à récapituler et ressaisir une nouvelle fois son propos, mais en déplaçant en même temps les éléments évoqués précédemment : le départ semble être immédiatement suivi de l’apparition de Dieu. Peut-être la vision globale que Philon a du passage ne correspond-elle pas véritablement ou suffisamment à la succession chronologique manifestée par le texte, l’obligeant ici à adopter plusieurs points de vue successifs : c’est le manque d’adéquation d’une première hypothèse qui le conduirait à en formuler une seconde. À moins qu’il n’ait simplement voulu insister de façon rétrospective sur la question de la manifestation de Dieu, effectivement très importante, au risque de paraître se contredire en changeant la chronologie de l’éveil de l’âme d’Abraham.

Enfin, le dernier élément notable que nous avons relevé est que la justification de l’exégèse allégorique apportée par ce verset se fait immédiatement à partir de la lettre du texte. Philon fait donc entrer le registre des réalités intelligibles dans la lettre même du texte, quand bien même celle-ci semble avoir un contenu essentiellement factuel et concret. À strictement parler, Philon procède bien à une analyse littérale : il ne change la signification d’aucun mot du verset. Mais il ne peut déployer ce sens qu’à partir d’une vision intelligible mise en évidence par l’allégorie. Le pivot est la vision, qui peut avoir en elle-même un sens sensible ou un sens intelligible, ce qui permet à Philon de glisser immédiatement d’un registre à l’autre sans introduire de technique allégorique.

La complexité du passage résulte finalement surtout du problème de la chronologie à laquelle Philon ne donne pas d’explication littérale. Il semble que l’application du développement aux réalités sensibles lui permette de se dédouaner de ce problème chronologique en présentant des épisodes distincts comme simultanés. De fait, c’est précisément ce qu’il fait dans le développement suivant, de façon plus notable encore, où la cohérence du sens intelligible paraît prendre le pas sur les questions de succession chronologique.

Cette analyse est également présentée comme une confirmation, puisqu’elle s’ouvre par ces mots : μαρτυρεῖδὲτοῖςεἰρημένοις (« témoigne de ce qui a été dit… » ; § 81). Cet enchaînement semble permettre à Philon de chercher des arguments extérieurs à la trame de l’exégèse qu’il conduit. En effet, il mobilise ici une référence éloignée, le changement de nom d’Abraham, qui intervient seulement au chapitre 17 du livre de la Genèse. Philon ne cite pas le texte, peut-être parce que celui-ci donne une autre étymologie que celle qu’il propose : καὶ οὐ κληθήσεται ἔτι τὸὄνομά σου Αβραμ, ἀλλ’ ἔσται τὸὄνομά σουΑβρααμ, ὅτιπατέραπολλῶνἐθνῶντέθεικάσε (« et on ne t’appellera plus Abram, mais ton nom sera Abraham, car je t’ai fait père de nombreuses nations » ; Gn 17, 5). Philon quant à lui propose deux étymologies, du reste classiques chez lui 67, qui lui permettent de reprendre sur un nouveau plan le passage de la terre des Chaldéens à la connaissance de Dieu : la migration (μετανάστασις) devient « échange et changement » (ὑπαλλαγὴ καὶ μετάθεσις), puis encore « transformation » (τὴνμεταβολήν), avec peut-être un jeu de Philon sur la reprise du préfixe μετα-, pour souligner la parenté du mouvement.

Sans revenir sur le détail des étymologies en tant que telles, qui ne présentent aucun caractère d’originalité par rapport aux autres passages où Philon les mobilise, nous voyons que ce passage manifeste de nouveau comment Philon joue sur l’étymologie supposée d’un nom hébreu pour en tirer ensuite une signification dans le contexte scripturaire où il intervient. Ici, le changement de nom caractérise un personnage central, dans sa transformation de chaldéen en sage. Philon cite la traduction de chacun des deux noms (§ 82), puis les développe successivement (§ 82-83), et enfin récapitule leur signification (§ 84), dans la droite lignée de l’opposition entre l’ancienne situation d’Abraham et la nouvelle. S’il y a une nuance, elle figure dans la mention que le sage (ὁσοφός) « se fait de nombreux reproches sur sa vie antérieure » (πολλὰκατεμέμψατοτῆςπροτέραςζωῆςἑαυτόν) : Philon ajoute au portrait du sage sa capacité à revenir sur lui-même et à pratiquer un examen de conscience sur sa propre vie et sur ses erreurs.

Le recours à l’étymologie, puis l’explication du sens qui en découle dans la perspective de la vie de l’âme, selon les deux étapes déjà observées à propos de Kharran, permettent de caractériser ce passage comme une exégèse de type allégorique. Dans le même temps, une fois encore, Philon fait référence de façon claire à la personne du sage, dont il avait annoncé qu’elle appartenait à l’exégèse littérale (§ 68). Dans ce développement comme dans le précédent, il semble intégrer l’exégèse proprement allégorique au cadre général de la migration géographique du sage, qui relèverait de l’exégèse littérale. La relation est cependant plus complexe, ici, puisque Philon explique le changement subi par Abraham lors de sa migration en recourant à un épisode beaucoup plus tardif, avant lequel vient s’intercaler, y compris dans la trame du De Abrahamo, l’évocation de la deuxième migration, puis encore, et surtout, tout le chapitre suivant sur la descente en Égypte (Gn 12, 10-20). Il y a bien une anticipation, qui est utilisée pour compléter la compréhension de l’épisode initial de la migration.

Il apparaît dès lors que Philon donne à la notion de migration envisagée dans ce passage une étendue plus grande et sans doute aussi une configuration différente de celle que le texte scripturaire lui accorde. Ce qui compte, c’est le principe d’une migration qui fait d’Abraham un sage, qu’il ait d’abord une illumination, reçoive préalablement une parole, ou encore que Dieu lui apparaisse du fait même qu’il opère une migration. Si Philon s’affranchit en partie de la chronologie, jusqu’à éclairer ce premier épisode par un autre plus tardif, comme s’il se déroulait immédiatement à la suite, c’est dans le registre des réalités intelligibles qu’il le fait. Autrement dit, il se permet peut-être une certaine distance par rapport aux questions de chronologie du fait qu’il décrit non plus seulement le parcours particulier d’un homme, mais le chemin parcouru par une âme d’une façon qui ne peut être aussi clairement circonscrite dans le temps qu’un fait concret. Différents passages scripturaires, rapprochés ou non, pourraient renvoyer à une même réalité, y compris sous des aspects différents et potentiellement contradictoires. Dans notre passage, c’est l’idée de migration qui s’impose, par-dessus les questions de précision chronologique : elle organise le développement littéral, pour mettre en valeur la vertu du sage qui accepte de se détacher de tous les biens liés à sa patrie ; elle organise aussi le développement allégorique, selon plusieurs modalités, qui sont le départ de Chaldée pour Kharran, la manifestation de Dieu qui fait suite à la migration et enfin le changement de nom d’Abraham. Plutôt que de pratiquer une exégèse assez proche de la lettre du texte, Philon a préféré se focaliser sur une notion et quelques éléments clés qui l’appuient : la Chaldée et Kharran, la vision de Dieu, le changement de nom.

Notes
66.

Le texte scripturaire a κύριος (« Seigneur ») : il ne s’agit sans doute que d’une facilité de la part de Philon pour éviter de devoir s’attarder sur le passage d’une dénomination à l’autre, et continuer à parler de Dieu (θεός).

67.

Leg. III, 83 ; Cher., 4-7 ; Gig., 62 ; Mutat., 61-69.