C. Le retour à l’exposé littéral et récapitulation (Abr., 85-88)

C’est encore la notion de migration qui organise le dernier développement de ce passage. Philon reprend le fil de la narration, comme il l’avait annoncé (§ 67), pour évoquer une nouvelle migration : δευτέραν δʼ ἀποικίαν στέλλεται λογίῳπάλιν πεισθεὶς ὁἀστεῖος οὐκέτʼ ἐκ πόλεως εἰς πόλιν, ἀλλʼ εἰς χώραν ἐρήμην (« L’homme de qualité, convaincu de nouveau par un oracle, accomplit une deuxième migration, non plus d’une ville vers une ville, mais vers une région déserte » ; § 85). Philon reformule le verset qui clôt l’épisode scripturaire : καὶἀπῆρεν Αβραμ καὶ πορευθεὶς ἐστρατοπέδευσεν ἐν τῇἐρήμῳ (« Et Abram leva le camp, fit route, et il campa dans le désert » ; Gn 12, 9). Il est de fait question du désert, mais le texte ne fait pas mention d’un oracle 68.

Il semble que Philon, constatant un nouveau départ radical de la part d’Abraham, l’interprète à la lumière du schéma constaté pour la première migration : Abraham ne peut partir que poussé par une nouvelle injonction divine. Il est possible aussi que Philon joue sur la signification qu’il donne finalement au désert, en concluant son développement par ces mots : οἱ γὰρ ζητοῦντες καὶἐπιποθοῦντες θεὸν ἀνευρεῖν τὴν φίλην αὐτῷ μόνωσιν ἀγαπῶσι, κατʼ αὐτὸ τοῦτο σπεύδοντες πρῶτον ἐξομοιοῦσθαι τῇ μακαρίᾳ καὶ εὐδαίμονι φύσει (« ceux qui cherchent et désirent trouver Dieu aiment la solitude qui lui est chère, et pour cette raison s’empressent en premier lieu de se rendre semblable à sa nature bienheureuse et bénie » ; § 87). Une vision du désert comme le lieu par excellence où Dieu se rencontre Dieu peut conduire Philon à faire de cette finalité une origine, en y discernant un dessein divin communiqué d’une manière ou d’une autre à Abraham. Notons enfin que la gradation selon laquelle Abraham migre cette fois non plus vers une cité, comme Philon le souligne, mais vers le désert, pourrait être appuyée par un jeu de contraste entre ἀστεῖος, qui renvoie étymologiquement aux qualités d’un citadin, et l’évocation du désert (εἰς χώραν ἐρήμην).

Pour le reste, Philon retrouve dans ce passage les accents du précédent exposé littéral sur la perfection d’Abraham, par laquelle il se distingue de toute autre personne : καίτοιτίςἕτεροςοὐκἂνἠχθέσθημὴμόνοντῆςοἰκείαςἀπανιστάμενοςἀλλὰκαὶἐξἁπάσηςπόλεωςἐλαυνόμενοςεἰςδυσβάτουςκαὶδυσπορεύτουςἀνοδίας; (« et certes, quel autre n’aurait-il pas été affligé non seulement d’émigrer de chez lui, mais encore d’être chassé de toute cité, vers des étendues impraticables, sans route ni chemin ? » ; § 86). La question est même répétée (Τίς δ[έ] : « et qui… ? »), pour mettre plus encore en valeur le caractère unique d’Abraham. Il est intéressant de noter que cet éloge du sage, prêt à s’arracher à tout bien sensible, subit deux inflexions par rapport à la première présentation de la migration.

La première, que nous avons déjà mentionnée, est que ce départ vise à se rapprocher de Dieu : la finalité de la migration est désormais connue. Alors qu’elle est apparue, dans le cadre de l’exposé allégorique, comme la fin de la migration de l’âme, elle apparaît désormais également de façon parfaitement claire dans un exposé strictement littéral et sensible. Philon semble s’appuyer sur les acquis de son exégèse antérieure, même en passant d’un registre d’exégèse à un autre, phénomène que nous retrouverons d’un chapitre à l’autre à propos des puissances de Dieu et de la destruction de Sodome.

La deuxième inflexion tient à la présentation de la finalité du départ d’Abraham au désert (ἐξομοιοῦσθαι τῇ μακαρίᾳ καὶ εὐδαίμονι φύσει). Alors que nous avions pu discerner des éléments de stoïcisme dans la présentation de la sagesse d’Abraham, la formule finale constitue vraisemblablement une référence platonicienne ou plus précisément médioplatonicienne. On peut en effet caractériser le moyen platonisme notamment par « la définition […] du souverain bien platonicien comme “l’assimilation à Dieu dans la mesure du possible”, l’ὁμοίωσις θεῷ κατὰ τὸ δυνατόν, en se référant principalement pour cela au Théétète, 176 a et b » 69. Le rapprochement est d’autant plus significatif que chez Platon la formule intervient dans un contexte de fuite, similaire à la migration effectuée par Abraham : διὸ καὶ πειρᾶσθαι χρὴἐνθένδε ἐκεῖσε ϕεύγειν ὅτι τάχιστα. Φυγὴ δὲὁμοίωσις θεῷ κατὰ τὸ δυνατόν (« c’est pourquoi il faut s’efforcer de fuir d’ici, vers là-bas, au plus vite. La fuite est l’assimilation à Dieu dans la mesure du possible » ; 176 a 8-b 2 70). Dans le même temps, néanmoins, Philon parle de la « nature » (φύσις) de Dieu, semblant également faire écho à la formule stoïcienne selon laquelle le souverain bien consiste à « vivre selon la nature » (ἀκολούθως τῇ φύσει ζῆν), formule à laquelle Philon a d’ailleurs fait écho dans le prologue du traité à propos des patriarches qui se sont « attachés à suivre la nature » (ἀκολουθίαν φύσεως ἀσπασάμενοι ; § 6). Certes, comme le note Valentin Nikiprowetzky rappelant les analyses de Völker, Philon paraît employer « indifféremment » les deux formules 71, et le terme de φύσις peut servir aussi à désigner Dieu 72. Cependant, la mention explicite de Dieu dans notre passage, d’un Dieu transcendant au monde qu’il a créé, exclut une vision trop stoïcienne.

Philon peut d’ailleurs peut-être encore s’éloigner du stoïcisme dans ce passage sur un autre point : Abraham s’éloigne précisément de chez lui, de la terre ou de la patrie « qui lui est propre », τῆςοἰκείας 73, pour affronter une terre inhospitalière, et s’y rendre semblable à Dieu. Cela peut constituer une référence polémique au stoïcisme dans la mesure où « pour les Stoïciens la perfection absolue du sage s’enracine dans l’οἰκείωσις, c’est-à-dire dans l’adaptation instinctive à un monde considéré comme bon, alors que chez Platon la perfection relative du philosophe se réalise en grande partie contre un monde dans lequel le mal est une présence nécessaire » 74. Abraham est invité à quitter une forme d’habitation, d’adaptation au monde, pour se conformer à la nature divine. L’expression de « solitude qui est chère à Dieu » (τὴν φίλην αὐτῷ μόνωσιν) est peut-être également d’origine platonicienne : on rencontre le terme μόνωσις, comme une marque de perfection, dans le Timée, où il désigne la qualité que le démiurge a donnée au ciel, pour qu’il soit, « selon son unicité, semblable au vivant parfait » (ἵνα[…] κατὰ τὴν μόνωσιν ὅμοιον ᾖ τῷ παντελεῖ ζῴῳ ; Ti., 31 b 1).

Le chemin de sagesse que Philon dessine pour Abraham, y compris comme homme, dans la migration, le conduit donc à une rencontre toujours plus intime avec Dieu, selon des inflexions platoniciennes plus que stoïciennes, dans la mesure où les Stoïciens méconnaissent la transcendance de Dieu par rapport au monde. Il n’est pas à exclure toutefois que, plutôt qu’un rejet du stoïcisme, auquel il emprunte beaucoup par ailleurs, Philon cherche plutôt à opérer une reconfiguration de celui-ci en conservant uniquement les aspects qui lui paraissent compatibles avec les données de l’Écriture, et en infléchissant les autres dans le sens de la reconnaissance d’un Dieu créateur et pilote de son œuvre.

Il faut encore noter un élément important : Philon ne livre pas de commentaire allégorique de cette deuxième migration. Sans doute celle-ci serait en quelque sorte superflue, puisque le sens de la migration est déjà pleinement donné dans le sens littéral, dans la continuité à la fois du premier exposé littéral et de l’exposé allégorique qui le suit. Au lieu de devoir développer deux registres différents, sensible puis intelligible, ou littéral puis allégorique, pour manifester la piété d’Abraham, Philon peut désormais les réunir dans un seul exposé, de nature littérale, grâce à l’exégèse allégorique qui lui a permis de faire comprendre en vérité la relation d’Abraham à Dieu.

Tout l’ensemble de cette exégèse sur la migration d’Abraham se voit récapitulé au paragraphe 88 dans un dernier développement très organisé, mettant en parallèle les deux niveaux de lecture distingués par Philon. Alors que les développements qui précèdent peuvent paraître complexes et hétérogènes, Philon s’efforce de donner une impression de clarté, et de récapituler de façon très pédagogique les enjeux de sa démarche et de sa distinction entre exégèse littérale et exégèse allégorique. Il met en place une parfaite symétrie entre ce qui concerne « le sens littéral » (τὴν ῥητήν), portant sur « un homme » (ἐπ’ ἀνδρός) et ce qui concerne le sens allégorique (ici, τὴν δι’ ὑπονοιῶν, c’est-à-dire les sous-entendus, le sens implicite), portant sur l’âme (ἐπὶ ψυχῆς), et même plus précisément l’intellect (τὸν νοῦν). Celui-ci prend en quelque sorte le relais de l’âme dans les deux parallèles développés par Philon dans la suite du paragraphe : cela peut être d’une manière de préciser que, dans l’âme, c’est l’intellect qui est le véritable sujet agissant de l’allégorie. Les deux réalités, l’homme et l’intellect, sont pareillement dignes d’être aimées (ἀξιέραστον), mais le membre de phrase consacré aux mérites du second occupe plus de la moitié du paragraphe. Cette présentation semble suggérer, de fait, que Philon porte une plus grande attention à l’allégorie, soit que la lecture allégorique importe plus en elle-même, soit qu’elle nécessite d’être présentée de façon plus soignée. Cette idée peut être confirmée par le fait que ce genre de récapitulation synthétique, assignant à chacun des deux ordres d’interprétation ce qui lui revient en propre, ne se retrouve pas dans la suite du traité.

Il convient de souligner un dernier détail problématique, la formule qui clôt ce paragraphe : φύσιν ἑτέραν ἀμείνω τῆς ὁρατῆς νοητὴν ἐθεάσατο καὶ τὸν ἀμφοῖν ποιητὴν ὁμοῦ καὶἡγεμόνα (« il contempla une autre nature, meilleure que la visible : l’intelligible, ainsi que le créateur et le chef de l’une et de l’autre »). Par cette précision , Philon opère une distinction entre trois réalités : le monde sensible, ou visible ; le monde intelligible ; Dieu, créateur et chef de ces deux précédentes natures. Philon semble ici s’écarter de la teneur de son développement allégorique, où il écrit à propos du sage : ὁ δὲ σοφὸς ἀκριβεστέροις ὄμμασιν ἰδών τι τελεώτερον νοητὸν ἄρχον τε καὶἡγεμονεῦον, ὑφʼ οὗ τἄλλα δεσπόζεται καὶ κυβερνᾶται[…] (« le sage, voyant avec des yeux plus précis quelque chose d’intelligible plus parfait, souverain et chef, par qui le reste est régi et gouverné… » ; § 84). Dans ce paragraphe, Philon décrivait le passage du monde sensible à une réalité intelligible, qui est celui qui dirige tout, à savoir Dieu. Or, dans sa récapitulation finale, il distingue cette fois-ci trois réalités : la nature sensible, « visible » ; la nature « intelligible » ; et Dieu, qui crée et gouverne les deux précédentes. Celui-ci se retrouve donc placé au-dessus de la nature intelligible dans laquelle il semblait pourtant être compris quelques paragraphes plus haut (voir § 77-80). Plutôt qu’une contradiction, cela montre le statut particulier de l’Être, qui ne peut, certes, être atteint que par un travail de l’intellect, comme la suite du traité le donnera à voir, mais ne peut pour autant être pleinement connu par celui-là comme les autres réalités intelligibles.

Si l’exégèse littérale et l’exégèse allégorique donnent dans l’ensemble à voir, de façon respective, les réalités sensibles et les réalités intelligibles, Dieu, ou l’Être, ne se fond pas dans ces catégories : il dépasse le monde intelligible naturellement saisi par l’intellect, mais il peut aussi jouer un rôle dans la compréhension littérale de l’exégèse, quitte à lui donner un contenu intelligible comme c’est le cas dans les paragraphes 77 à 79.

Notes
68.

La dernière parole divine, qui ne semble avoir aucun lien avec cette migration, se trouve deux versets plus haut :Τῷ σπέρματί σου δώσω τὴν γῆν ταύτην (« À ta descendance je donnerai cette terre » ; Gn 12,7).

69.

C. Lévy, « Cicéron et le moyen platonisme : le problème du souverain bien selon Platon », Revue des études latines,68, p. 51.

70.

Nous traduisons.

71.

V. Nikiprowetzky, Le commentaire de l’Écriture…, op. cit., p. 127.

72.

Ibid., p. 127-128.

73.

Philon procède ici à une synthèse de la « maison » (οἶκος) et de la terre (γή), que doit quitter Abraham ; voir Gn 12, 1.

74.

C. Lévy, « Cicéron et le moyen platonisme », art. cit., p. 53. Il faut également mentionner l’étude qu’il fait du travail qu’opère Philon sur le concept stoïcien d’οἰκείωσις pour le détacher de sa signification première dans la philosophie du Portique : « Éthique de l’immanence, éthique de la transcendance : le problème de l’oikeiôsis chez Philon », dans C. Lévy (dir.), Philon d’Alexandrie et le langage de la philosophie. Actes du colloque international organisé par le Centre d'études sur la philosophie hellénistique et romaine de l'Université de Paris XII-Val de Marne, Créteil, Fontenay, Paris, 26-28 octobre 1995, Turnhout, Brepols, 1998, p. 153-164.