A. L’exposé littéral (Abr., 89-98)

Philon entame son analyse par une mise en garde, qui laisse penser que ce qui va être expliqué ne sera pas nécessairement facilement accepté par tous les lecteurs. Parlant des actions qu’il s’apprête à rapporter, il écrit : τὸ δὲ μέγεθος αὐτῶν οὐ παντί τῳ δῆλον, ἀλλὰ μόνον τοῖς γευσαμένοις ἀρετῆς, οἳ τὰ θαυμαζόμενα παρὰ τοῖς πολλοῖς εἰώθασι χλευάζειν ἕνεκα μεγέθους τῶν περὶ ψυχὴν ἀγαθῶν (« leur grandeur n’est pas évidente pour tout un chacun, mais seulement pour ceux qui ont goûté la vertu, ceux qui ont coutume de mépriser les choses qu’admirent la plupart des gens, à cause de la grandeur des biens qui concernent l’âme » ; § 89). Cette mise en garde présente un double intérêt : d’une part, elle annonce que l’explication du sens littéral qui va suivre n’est pas évidente, et peut faire l’objet d’erreurs ou de controverses de la part du plus grand nombre ; d’autre part, elle oriente déjà d’une certaine manière l’exégèse du passage, qui est centré sur la question de la vertu et des biens de l’âme. Philon énonce ainsi que seuls ceux qui ont déjà une expérience personnelle de la vertu, qui les met à part de la majorité des gens, seront donc à même de comprendre son discours. Le lecteur est averti d’emblée du jugement qu’il doit porter, et surtout de celui qu’il doit éviter de porter.

Cet avertissement est suivi d’un autre élément introducteur, qui livre d’emblée la clé du passage : ἀποδεξάμενος οὖν ὁ θεὸς τὴν εἰρημένην πρᾶξιν αὐτίκα τὸν ἀστεῖον ἀμείβεται μεγάλῃ δωρεᾷ, τὸν γάμον αὐτῷ κινδυνεύσαντα πρὸς δυνατοῦ καὶἀκρατοῦς ἀνδρὸς ἐπιβουλευθῆναι διατηρήσας ἄψαυστόν τε καὶ σῷον (« Dieu ayant donc reçu l’action que nous avons dite, aussitôt il répond à l’homme de qualité avec un grand don, en conservant sain et sauf son mariage, menacé par un homme puissant et intempérant » ; § 90). Philon établit ainsi une continuité logique entre les deux épisodes scripturaires au-delà de leur simple juxtaposition, et livre non plus tant la leçon de l’épisode (la vertu) que son contenu : une action providentielle de Dieu. Il montre toutefois d’emblée qu’elle est une réponse à un profond manque de vertu d’un homme (ἀνδρός, « l’homme » par opposition à la femme, ou « le mari » : nous verrons l’importance que cela représente, au paragraphe 94 et dans l’interprétation allégorique du passage). Philon introduit ce faisant une détermination plus précise de la question de la vertu, en mettant en fort contraste la puissance de cet homme et son absence de pouvoir sur lui-même, avec un jeu d’opposition entre les notions de δυναμίς et de κρατός.

L’exégèse littérale que Philon développe, après avoir posé ces éléments d’introduction, est loin d’être une simple paraphrase du texte scripturaire de Gn 12, 10-20. Alors que le début du texte scripturaire est relativement bref (Καὶἐγένετο λιμὸς ἐπὶ τῆς γῆς, καὶ κατέβη Αβραμ εἰς Αἴγυπτον παροικῆσαι ἐκεῖ, ὅτι ἐνίσχυσεν ὁ λιμὸς ἐπὶ τῆς γῆς (« et il y eut une famine sur le pays, et Abraham descendit en Égypte pour y séjourner, parce que la famine était forte sur le pays » ; Gn 12, 10), Philon livre une description détaillée des raisons de la famine 75, liées à une succession de conditions météorologiques déterminées, ainsi que des raisons de la richesse de l’Égypte 76.

Le recours à des savoirs encyclopédiques, dont nous avons vu qu’il était propre au sens littéral, peut avoir deux justifications. La première est que Philon s’efforce de présenter un récit clair et cohérent pour rendre plus vraisemblables les actions des protagonistes et justifier la nécessité où ils étaient de descendre en Égypte affronter les périls évoqués par le passage, indiquant une première forme de nécessité (la famine) qui en précède une deuxième (la contrainte exercée par Pharaon sur Sarah). Mais il s’agit encore sans doute de montrer que du point de vue même d’Abraham, le choix de la descente en Égypte est la conséquence d’une réflexion bien informée sur la situation, d’une contrainte assumée. Abraham figure du reste à la charnière entre la description de la famine et celle de la richesse de l’Égypte : πυθόμενος οὖν Ἀβραάμ[…] (« Abraham, donc, ayant appris… » ; ibid.). Le caractère réfléchi de cette descente en Égypte, qui résulte d’une contrainte forte, permet de donner un certain poids à Abraham, dont la figure s’efface ensuite du passage, et sert peut-être de compensation. En effet, le texte scripturaire fait mention ensuite, sur trois paragraphes, du projet conçu par Abraham que Sarah se présente comme sa sœur, pour que lui-même ne risque pas de se faire tuer (Gn 12, 11-13), ce que Philon passe sous silence, malgré des allusions postérieures, alors qu’il s’agit de l’un des nœuds du récit.

Il préfère mettre en valeur le personnage de Sarah. Alors qu’elle est qualifiée dans le passage omis par Philon de « femme au visage plaisant » (γυνὴ εὐπρόσωπος ; Gn 12, 11), puis présentée comme « très belle » (καλή[…] σφόδρα ; Gn 12, 14) Philon étend ses qualités à toute sa personne : elle est « en son âme la meilleure et en son corps la plus belle des femmes de son temps » (τήν τε ψυχὴν ἀρίστη καὶ τὸ σῶμα τῶν καθʼ αὑτὴν περικαλλεστάτη ; § 93). La raison de ce détail supplémentaire peut être le souci de faire de Sarah la digne compagne du sage : elle n’est pas seulement belle, mais elle possède avant tout une âme parfaite. Mais il s’agit aussi d’un premier élément par lequel Philon met en relief le personnage de Sarah comme un personnage doté d’une perfection qui lui est propre, ce qui jouera un rôle essentiel dans l’exposé littéral et plus encore dans l’exposé allégorique.

Le troisième personnage essentiel du récit est Pharaon, que Philon appelle « roi » (τῷ βασιλεῖ ; § 93), avec un terme plus neutre et qui peut s’intégrer plus facilement à une réflexion générale sur le pouvoir. Philon mentionne en passant « ceux des Égyptiens qui étaient aux responsabilités » (τῶν Αἰγυπτίων οἱἐν τέλει ; ibid.), qui « aperçoivent Sarah, admirent sa beauté et l’annoncent au roi » (ταύτην ἰδόντες[…] καὶ τῆς εὐμορφίας ἀγάμενοι μηνύουσι τῷ βασιλεῖ ; ibid.), avec un commentaire général sur les gens de pouvoir 77 : mais c’est le « roi » qui prend ensuite, seul, le premier rôle 78, alors que le texte scripturaire ne mentionne que les actions des Égyptiens pour Pharaon. Philon fait de ce dernier le responsable unique, focalisant toute son attention sur lui : il présente ses actions de manière à faire de lui tout l’opposé d’un sage. En effet, s’il « contemple » (θεασάμενος ; § 94), ce n’est que la beauté sensible de Sarah, pas celle de son âme ; il « ne tient guère compte de la pudeur ni des lois établies en vue du respect des hôtes » (βραχὺ φροντίσας αἰδοῦς καὶ νόμων τῶν ἐπὶ τιμῇ ξένων ὁρισθέντων ; ibid.), à rebours de l’exigence fondamentale dans le monde grec de l’hospitalité. Enfin, et surtout, il fait preuve de duplicité : ἐνδοὺς ἀκρασίᾳ διενοεῖτο λόγῳ μὲν αὐτὴν ἀγαγέσθαι πρὸς γάμον, τὸ δʼ ἀληθὲς αἰσχύνειν (« renonçant à tout contrôle sur lui-même, il songeait en parole à la mener au mariage, mais en réalité à la déshonorer » ; ibid.). Philon reprend l’idée d’une absence de maîtrise de soi rendue plus grave par la qualité de souverain du roi (ἀκρατοῦς, § 90) et il y ajoute un effort de dissimulation : contrairement donc à Sarah, parfaite de corps et d’esprit, le roi joue sur les apparences et néglige toute vertu. Le travail de son intelligence (διενοεῖτο) n’est pas le lieu d’une connaissance du monde, mais de la mise en place de stratagèmes immoraux 79.

Face à lui, Sarah est appelée simplement τὴν ἄνθρωπον (« la personne humaine » ; ibid.). L’usage de ce terme au féminin se rencontre en grec, mais il est unique chez Philon, ce qui le rend particulièrement remarquable, et empêche d’y voir une simple recherche de variation dans l’expression. Face à un homme dépourvu de toute sagesse, faisant preuve de duplicité, Philon peut chercher à présenter Sarah comme une figure humaine exemplaire, accomplie à la fois dans son corps et dans son âme. Plus précisément, le roi n’est pas capable de voir la qualité de l’âme de Sarah et ne s’attache qu’à son corps, à son apparence, cherchant en quelque sorte à la séparer en des réalités distinctes, alors qu’il s’agit d’une personne humaine à part entière. Nous verrons que cela n’est pas non plus sans incidence sur l’exposé allégorique et la valeur qu’accorde Philon à Sarah.

Sarah occupe de nouveau le premier rang dans la suite de l’exposé littéral. Alors que le texte scripturaire mentionne à cet endroit les richesses données par les Égyptiens à Abraham en échange de Sarah 80, Philon se tait sur ce détail qui peut l’embarrasser s’il suggère une acceptation de la part d’Abraham, ou au moins une lâcheté qui le conduit à garder le silence et accepter ces richesses. Au contraire, il tire parti d’un silence du texte sur l’attitude de Sarah, et à un degré moindre d’Abraham, pour en tirer un argument sur leur disposition d’esprit dans cette épreuve. Leur absence de réaction montre d’abord leur faiblesse : Sarah, « dans une terre étrangère, chez un souverain sans maîtrise de lui-même et au cœur cruel, est dénuée de protecteur » (ἐν ἀλλοτρίᾳ γῇ παρʼ ἀκρατεῖ τε καὶὠμοθύμῳ δυνάστῃ τοῦ βοηθήσοντος ἀποροῦσα ; § 95), tandis qu’Abraham, présenté comme son mari (ὁἀνήρ), c’est-à-dire celui qui devrait jouer ce rôle, est mentionné seulement dans une parenthèse, pour préciser qu’il « n’avait pas de force pour prévenir la menace, dans la crainte où il se trouvait de plus puissants que lui » (οὐδὲ γὰρ ὁἀνὴρ ἔσθενεν ἀρήγειν τὸν ἐπικρεμάμενον ἐκ τῶν δυνατωτέρων φόβον δεδιώς ; ibid.). Ce n’est donc qu’à ce moment de son exposé, peut-être en lien avec l’extrême profusion des richesses qu’il reçoit et qui illustrent la puissance de ceux qui les lui offrent, que Philon fait finalement mention de la crainte et de l’impuissance d’Abraham que le texte scripturaire rappelait au moment de sa descente en Égypte (Gn 12, 11-13). Au lieu de mettre en avant un stratagème préalable d’Abraham pour sauver sa vie 81, qui conduit directement à mettre en danger Sarah, Philon s’efforce de montrer seulement l’absence de toute possibilité pour Abraham d’agir autrement.

Abraham étant écarté voire effacé du récit, c’est Sarah qui est présentée comme la figure essentielle : ἐπὶ τὴν τελευταίαν ἅμʼ ἐκείνῳ καταφεύγει συμμαχίαν τὴν ἐκ θεοῦ(« elle se réfugie, en même temps que lui, dans sa dernière alliance, celle avec Dieu » ; § 95). Abraham ne fait que suivre Sarah qui est celle qui fait véritablement preuve de confiance en Dieu, de piété. C’est donc d’abord pour Sarah que Dieu « le bienveillant, le favorable, qui combat pour ceux qui subissent l’injustice » (ὁ εὐμενὴς καὶἵλεως καὶὑπέρμαχος τῶν ἀδικουμένων ; § 96) intervient, en infligeant au roi des châtiments. Cela est conforme au texte scripturaire qui précise : καὶἤτασεν ὁ θεὸς τὸν Φαραω ἐτασμοῖς μεγάλοις καὶ πονηροῖς καὶ τὸν οἶκον αὐτοῦ περὶ Σαρας τῆς γυναικὸς Αβραμ (« Et Dieu éprouva Pharaon et sa maison par des épreuves grandes et pénibles à propos de Sarah la femme d’Abram » ; Gn 12, 17). Dieu n’agit pas d’abord pour Abraham, mais pour Sarah, et Philon le confirme d’ailleurs à la fin du passage en commençant par écrire : τοῦτον τὸν τρόπον ἡ μὲν ἁγνεία τῆς γυναικὸς διασῴζεται (« De cette façon, la chasteté de l’épouse est sauvée » ; § 98).

La description des châtiments infligés au roi est beaucoup plus développée que dans le texte scripturaire, signe de leur importance. Philon reprend la question de la cohérence entre corps et esprit en montrant que les châtiments touchent le roi « dans son corps et son âme » (σῶμα καὶ ψυχήν ; § 96). De plus, alors que le texte scripturaire ne précise pas la nature des châtiments, Philon explique qu’ils viennent précisément corriger les fautes mêmes du roi : « de sorte que tous les élans conduisant au plaisir étaient brisés, mais que les préoccupations contraires entraient en lui : être débarrassé d’épreuves infinies » (τὰς μὲν ἐφʼ ἡδονὴν ἀγούσας ὀρέξεις ἁπάσας ἐκκεκόφθαι, τὰς δʼ ἐναντίας παρεισεληλυθέναι φροντίδας περὶἀπαλλαγῆς ἀνηνύτων βασάνων ; ibid.). L’action de Dieu vient s’appliquer là où le mal est commis, et où il était dissimulé. De la sorte, il constitue même, indirectement, une forme d’entraînement à la sagesse : ὑφʼ ὧν γυμναζόμενος μεθʼ ἡμέραν καὶ νύκτωρ ἐξετραχηλίζετο (« étant harassé par elles jour et nuit, il était brisé » ; ibid.) : le verbe γυμνάζω peut en effet renvoyer aussi bien au vocabulaire de l’exercice, pour signifier une éducation, qu’à celui de souffrances tragiques 82. Quant à la maison du roi (ὁ οἶκος αὐτῷ ; § 97), mentionnée par le texte scripturaire, Philon ne l’oublie pas, dans la mesure où les châtiments que subissent ceux qui entourent le roi viennent punir leur complicité, pour ne pas dire le fait qu’ils ont « presque accompli l’injustice » (μόνον οὐ συγχειρουργησάντων τὸἀδίκημα ; ibid.).

C’est à ce point de l’épisode scripturaire que Philon arrête son exposé, sans évoquer le dénouement, les questions de Pharaon montrant sa bonne foi, et le départ d’Abraham et des siens. Le découpage opéré par Philon, la présentation qu’il fait des vices du roi par opposition à la perfection de Sarah, le poids qu’il donne aux châtiments infligés par Dieu montre que ce qui l’intéresse, c’est d’exposer la manière dont Dieu intervient pour punir tout vice, qui plus est s’il s’exerce contre le sage et son épouse. Philon met donc en scène avant tout la manière dont Dieu apporte le salut à la vertu, même s’il l’intègre dans un développement plus large sur la relation entre Dieu et le sage, dont la conclusion de l’exposé littéral donne une claire attestation.

Philon, en effet, après avoir rapidement évoqué la chasteté de Sarah qui a été sauvée, insiste à nouveau sur la figure d’Abraham, de façon d’autant plus surprenante qu’il était préalablement effacé. Le don que fait Dieu vise tout d’abord à « manifester l’excellence et la piété » d’Abraham (τὴν καλοκἀγαθίαν καὶ εὐσέβειαν[…] ἐπιδείξασθαι ; § 98) : il semble que, conformément aux termes de l’introduction du passage (voir § 90), il faille y voir une allusion aux preuves antérieures de piété d’Abraham, plutôt qu’à celle qu’il a peu manifestée au cours de l’épisode, y compris dans l’exposé de Philon, malgré l’insistance générale de ce dernier sur la vertu du patriarche. En outre, en faisant davantage que protéger Abraham et Sarah, mais encore en préservant leur mariage (ἀσινῆ καὶἀνύβριστον[…] τὸν γάμον : « leur mariage [conservé] sans dommage ni outrage » ; ibid.), Dieu a exercé un geste providentiel à l’égard d’une union « qui donnerait naissance à tout un peuple, le plus cher à Dieu des peuples » (ὃς[…] ἔμελλεν[…] γεννᾶν[…] ὅλον ἔθνος καὶἐθνῶν τὸ θεοφιλέστατον ; ibid.), doté du don de « sacerdoce et de prophétie » (ἱερωσύνην καὶ προφητείαν ; ibid.). Philon va donc chercher au dehors de l’épisode scripturaire sa logique profonde : le mariage d’Abraham mérite d’être protégé en vertu du peuple qui en sera issu, Israël. L’élargissement considérable de la perspective dans cette conclusion, pour rendre compte du sens spécifique de cet épisode, rend d’autant plus manifeste l’absence d’illustration de la piété d’Abraham dans ce récit : ou bien elle n’est qu’indirecte, Dieu venant confirmer par son intervention les actes antérieurs d’Abraham, ou bien il faut penser que l’exposé littéral, malgré les déplacements d’accent, les silences et les ajouts de Philon, ne suffit pas à rendre compte de façon suffisante de la manière dont s’exerce véritablement la piété d’Abraham dans cet épisode.

L’exégèse littérale menée par Philon présente donc plusieurs caractéristiques qui ne sont pas des trahisons du texte, mais relèvent du choix de donner un relief particulier aux différentes informations, pour livrer un regard d’ensemble cohérent sur le texte. Le rôle d’Abraham paraît être largement effacé ; au contraire, Sarah, même si elle n’agit pas concrètement ni ne prononce aucune parole, se voit mise en valeur de façon beaucoup plus forte que dans le texte scripturaire, avec notamment l’ajout de sa perfection d’âme et de sa confiance envers Dieu, qui paraît dépasser et guider celle d’Abraham, dont le traité doit pourtant illustrer la piété. Enfin, la présentation du roi, en contrepoint de Sarah, permet à Philon de développer la question de la perfection morale et des châtiments qu’exerce Dieu contre ceux qui commettent des injustices et font preuve de duplicité entre ce qu’ils affirment et ce dont ils ont l’intention. Ce qui apparaît donc de façon centrale dans la vision de Philon, c’est un conflit entre la vertu (si l’on reprend le terme ἀρετή, mentionné dans l’avertissement initial, au paragraphe 89, bien qu’il n’apparaisse plus ensuite), et le vice, qui est mené par Dieu lui-même, à propos de Sarah, dans l’intérêt d’Abraham. Cela nécessite de rendre compte de la psychologie des personnages, du moins dans la mesure où leurs attitudes concrètes sont en désaccord avec leurs actes : ainsi le roi prétend agir en toute bonne foi, mais se livre à ses penchants immodérés, tandis que Sarah, parfaite de corps et d’esprit, semble ne rien faire contre le roi, alors qu’elle se réfugie dans l’alliance avec Dieu d’où lui viendra précisément le secours.

Les mérites d’Abraham évoqués dans ce passage semblent demeurer extérieurs à l’épisode : ils le précèdent, dans le rappel de la migration qu’il a effectuée avec piété, et le suivent de loin avec l’évocation du peuple hébreu qui descend de lui. Ces arguments sont justifiés au regard des méthodes de l’exégèse littérale, qui allègue des faits extérieurs au passage commenté, qu’ils soient scripturaires ou non, pour éclairer le sens d’un événement ou d’un épisode. Il n’en demeure pas moins qu’ils ne peuvent occulter la difficulté de l’effacement d’Abraham dans l’exposé de Philon, qui lui semble imposé par le texte scripturaire : tout détail supplémentaire sur l’action et la situation d’Abraham dans cet épisode risquerait de rendre son attitude plus ambiguë et contestable. Tous ces éléments représentent, comme nous allons maintenant le voir, des pierres d’attente pour l’exposé allégorique : celui-ci ne vise pas tant à résoudre les difficultés du sens littéral, au sens où elles disparaîtraient, qu’à les mettre en évidence pour retourner la signification que l’on pouvait leur prêter.

Notes
75.

Καρπῶν ἀφορίας ἐπὶ συχνὸν χρόνον γενομένης, τοτὲ μὲν διὰ πολλὴν καὶ ἄμετρον ἐπομβρίαν τοτὲ δὲ διʼ αὐχμὸν καὶ ζάλην, αἱ κατὰ Συρίαν πόλεις συνεχεῖ λιμῷ πιεσθεῖσαι κεναὶ τῶν οἰκητόρων ἦσαν, ἄλλων ἀλλαχόσε σκιδναμένων κατὰ ζήτησιν τροφῆς καὶ πορισμὸν τῶν ἀναγκαίων : « Il y avait eu des récoltes insuffisantes pendant une longue période, tantôt à cause de pluies prolongées et excessives, tantôt à cause de sécheresses et d’ouragans. Les villes de Syrie réduites à une famine continue était vides de leurs habitants, qui se dispersaient les uns ici les autres ailleurs, pour chercher de la nourriture et se procurer le nécessaire » (§ 92 ; traduction de J. Gorez). Notons que Philon parle des « villes de Syrie » (αἱ κατὰ Συρίαν πόλεις) : il s’agit d’un autre exemple de la manière dont il décrit des lieux non pas selon la manière dont l’Écriture les présente, d’une façon qui se voudrait historique, mais en utilisant une terminologie moderne. Nous verrons un exemple similaire à propos de la localisation de la région de Sodome au quatrième chapitre.

76.

[…] ἄφθονον εὐθηνίαν καὶ εὐετηρίαν ἐν Αἰγύπτῳ, τοῦ μὲν ποταμοῦ ταῖς πλημμύραις λιμνάσαντος ἐν καιρῷ τὰ πεδία, τῶν δὲ τὸν σπόρον εὔσταχυν ἐνεγκόντων καὶ ἀναθρεψαμένων εὐκρασίαις πνευμάτων (« … il y avait une abondance et une prospérité sans égales en Égypte – le fleuve, grâce à sa crue habituelle, avait, à point nommé, fait des plaines un marais, et les vents, grâce à leur régime modéré, avaient donné et fait croître une moisson aux beaux épis » ; § 92 ; traduction de J. Gorez).

77.

« Rien n’échappe à ceux qui ont une position élevée » (λανθάνειγὰρτοὺςἐνἐξοχαῖςοὐδέν ; § 93).

78.

Il est le seul sujet des trois participes (μεταπεμψάμενος […] καὶ θεασάμενος […], βραχὺ φροντίσας) et du verbe conjugué (διενοεῖτο) du paragraphe suivant.

79.

Notons que du point de vue de la réécriture du texte scripturaire, Philon emprunte la mention du mariage à la suite du passage, où Pharaon déclare en effet : ἔλαβον αὐτὴν ἐμαυτῷ εἰς γυναῖκα (« je l’ai prise pour moi comme femme » ; Gn 12, 19). Il se sert de cette phrase pour justifier l’intention du roi, mais en la plaçant plus haut dans le récit, et en la combinant sans doute, du point de vue de l’expression, avec le membre de verset εἰσήγαγον αὐτὴν εἰς τὸν οἶκον Φαραω (« ils la conduisirent dans la maison de Pharaon » ; Gn 12, 15), puisqu’il emploie dans le même contexte le même verbe, ἄγω, mais sans son préfixe.

80.

Καὶ τῷ Αβραμ εὖ ἐχρήσαντο δι’ αὐτήν, καὶ ἐγένοντο αὐτῷ πρόβατα καὶ μόσχοι καὶ ὄνοι, παῖδες καὶ παιδίσκαι, ἡμίονοι καὶ κάμηλοι (« EtilstraitèrentbienAbram à caused’elle, etileutdesmoutons, desveauxetdes ânes, desserviteurshommesetfemmes, desmuletsetdeschameaux » ; Gn 12, 16).

81.

« Et mon âme vivra grâce à toi » (καὶ ζήσεται ἡ ψυχή μου ἕνεκεν σοῦ ; Gn 12, 13).

82.

Voir par exemple chez Eschyle, Prométhée enchaîné (v. 586) et Agamemnon (v. 540).