1) L’inversion du masculin et du féminin (Abr., 99-102)

Comme nous en verrons d’autres exemples dans le traité, la transition entre les deux développements est assez lâche : ἤκουσα μέντοι καὶ φυσικῶν ἀνδρῶν οὐκ ἀπὸ σκοποῦ τὰ περὶ τὸν τόπον ἀλληγορούντων (« mais j’ai entendu aussi des hommes connaisseurs de la nature qui proposaient une allégorie du contenu de ce passage qui n’était pas loin du but » ; § 99). Philon semble proposer un développement nouveau, introduisant des réflexions d’un autre ordre, qu’il prête à des prédécesseurs qui font autorité 83, sans expliquer à l’avance la direction qu’il entend prendre dans son nouveau développement. Le passage à l’exégèse allégorique semble aller de soi : il convient seulement de le signaler par quelques termes placés en tête de développement qui marqueront clairement le changement de registre. Sans compter l’adjectif φυσικός, qui renvoie à l’idée de la véritable nature, profonde et dissimulée derrière la lettre, Philon parle de fait d’ « allégorie » (ἀλληγορούντων), puis d’une manière de parler « symbolique » (συμβολικῶς). Il s’agit d’un vocabulaire que Philon a déjà employé auparavant, au paragraphe 68 (κατὰ δὲ τοὺς ἐν ἀλληγορίᾳ νόμους : « selon les lois de l’allégorie ») comme au paragraphe 72 (κατὰ σύμβολον : « de façon symbolique ») 84.

Dans les deux cas, Philon semble donner au terme d’allégorie une extension large, réservant le vocabulaire du symbole à la signification d’une réalité précise. Dans le développement précédent, le terme s’appliquait à la compréhension du sens de Kharran, une fois son étymologie explicitée. Or, il s’agit précisément du même emploi, ici : οἳ τὸν μὲν ἄνδρα συμβολικῶς ἔφασκον σπουδαῖον εἶναι νοῦν ἐκ τῆς περὶ τοὔνομα ἑρμηνευθείσης δυνάμεως τεκμαιρόμενοι τρόπον ἀστεῖον ἐν ψυχῇ (« ils disaient que le mari, de façon symbolique, est le bon intellect, jugeant à partir de la traduction de la signification attachée au nom qu’il était une disposition raffinée dans l’âme » ; § 99). À partir d’une étymologie, que Philon omet d’ailleurs de rapporter 85, un sens peut être conféré à une réalité ou à un personnage, sur le plan de la vie de l’âme. C’est encore la même méthode qui permet de donner une signification allégorique au personnage de Sarah : τὴν δὲ τούτου γυναῖκα ἀρετήν, ἧς τοὔνομά ἐστι Χαλδαϊστὶ μὲν Σάρρα, Ἑλληνιστὶ δὲ “ἄρχουσα”, διὰ τὸ μηδὲν ἀρετῆς ἀρχικώτερον εἶναι καὶἡγεμονικώτερον (« et sa femme est la vertu, dont le nom est en hébreu “Sarah”, en grec “souveraine”, parce que rien n’est plus propre à gouverner et à diriger que la vertu » ; ibid.). La seule différence est que Philon mentionne l’étymologie du nom, sans doute parce qu’il se l’est pleinement appropriée 86.

À cette première transposition allégorique, celle des deux personnages principaux du récit, Philon ajoute une réflexion sur le mariage (γάμος ; § 100) : le terme, que nous avons déjà relevé dans l’exposé littéral 87 peut donc également avoir une signification dans la vie de l’âme, il représente en quelque sorte une notion charnière qui permet de passer sans solution de continuité du sens littéral au sens allégorique. Philon, plus précisément, oppose deux mariages, de même qu’il avait opposé celui du sage à celui qui servait de prétexte au roi afin d’assouvir son désir pour Sarah. De fait, c’est le « plaisir » qui « arrange » le premier type de mariage (ἁρμόζεται ἡδονή ; ibid.), lequel « reçoit une union de corps » (σωμάτων κοινωνίαν ἔλαχεν ; ibid.). Le roi n’est pas nommé, mais ce type d’union est l’écho de sa tentative de s’unir à Sarah : ce qu’il appelle mariage figure une union uniquement corporelle. L’autre mariage est arrangé par la sagesse (σοφία ; ibid.) et reçoit « des raisonnements qui cherchent une purification, et des vertus achevées » (λογισμῶν καθάρσεως ἐφιεμένων καὶ τελείων ἀρετῶν ; ibid.) : autrement dit, derrière l’union du sage et de son épouse, il y a une union du raisonnement 88 et de la vertu, conformément à la compréhension allégorique d’Abraham et Sarah. Dans les deux cas, le passage à l’allégorie permet de continuer à décrire les relations entre les personnages de l’exposé littéral (une tentative d’union illégitime, seulement corporelle, et l’union du sage, intelligible et vertueuse), mais sur un autre plan.

Philon développe l’opposition radicale entre ces deux mariages 89 mais, d’une manière quelque peu surprenante, il le fait non pas, comme précédemment, sur le plan de leur valeur morale – même si cela reste, en toile de fond, un enjeu essentiel du passage –, mais du point de vue de la relation spécifique, pour l’un et pour l’autre, entre l’élément masculin et l’élément féminin qui s’y unissent. Au mariage physique, où « l’élément mâle donne sa semence » (σπείρει μὲν τὸἄρρεν ; § 101), et « l’élément femelle reçoit la semence » (γονὴν δʼ ὑποδέχεται τὸ θῆλυ ; ibid.), Philon oppose un autre type d’union, qu’il qualifie d’ailleurs plutôt de « rencontre » (σύνοδον ; ibid.) et qui a lieu « dans les âmes » (ἐν ψυχαῖς ; ibid.), où les rôles sont inversés :ἡ μὲν ἀρετὴ τάξιν γυναικὸς ἔχειν δοκοῦσα σπείρειν πέφυκε βουλὰς ἀγαθὰς καὶ λόγους σπουδαίους καὶ βιωφελεστάτων εἰσηγήσεις δογμάτων, ὁ δὲ λογισμὸς εἰς τὴν ἀνδρὸς χώραν τάττεσθαι νομισθεὶς τὰς ἱεροπρεπεῖς καὶ θείαςὑποδέχεται σποράς (« la vertu, qui semble avoir la place de la femme, se trouve engendrer des volontés bonnes, des pensées de valeur et la suggestion des doctrines les plus utiles à la vie, tandis que le raisonnement, que l’on pense assigné à l’emplacement du mari, reçoit les semences proprement sacrées et saintes » ; ibid.). Contre les évidences (δοκοῦσα ; νομισθείς), Philon propose donc une vision paradoxale sur les rôles respectifs de la vertu et du raisonnement, qu’il appuie de façon très claire sur le vocabulaire de l’engendrement qu’il avait déjà employé pour l’union des corps 90.

Or il ne fait que creuser encore ce paradoxe en attribuant au langage ce qu’il ne craint pas de qualifier de « tromperie » :μήποτε τὸ λεχθὲν ἔψευσται διʼ ἀπάτην ὀνομάτων : « ou bien peut-être ces paroles mentent-elles à cause d’un caractère trompeur des mots » ; § 100), puisque c’est le langage qui donne à la vertu (ἀρετή) un genre féminin, et au raisonnement (λογισμός) un genre masculin. Il faut en réalité, explique Philon, dépasser le langage (τὰς ἐπισκιαζούσας κλήσεις ἀπαμφιάσας : « en ayant retiré les appellations créatrices d’obscurité ») pour « voir en toute clarté les réalités nues » (γυμνὰ τὰ πράγματα βουληθείη καθαρῶς ἰδεῖν ; § 101). Cet au-delà du langage que Philon appelle à voir est très important pour la compréhension des enjeux de son exégèse : nous avons déjà vu que Dieu était au-dessus aussi bien du monde sensible que du monde intelligible, représentant un troisième terme au-dessus de la distinction entre exégèse littérale et exégèse allégorique. Ici, de façon semblable, après avoir transposé dans l’allégorie deux figures, l’une masculine, Abraham, l’autre féminine, Sarah, en leur faisant correspondre des mots qui ont le même genre, selon un procédé généralisé chez lui, Philon enjoint de dépasser encore l’intermédiaire qu’est le langage pour accéder à une véritable compréhension qui se situe au-delà.

Encore une fois, la méthode exégétique à deux niveaux paraît recouvrir en réalité des modalités plus complexes, où le deuxième niveau lui-même peut être inadéquat : s’il y a bien des réalités intelligibles qui fonctionnent comme un couple, leur identification réelle outrepasse les distinctions habituelles fixées par le langage, que Philon reprend de façon généralisée ailleurs dans son œuvre : Abraham et Sarah sont interprétés de façon très courante, en s’appuyant sur une certaine analogie contenue dans le langage, comme les figures de réalités intelligibles désignées par un terme du même genre, surtout lorsqu’ils sont interprétés ensemble, comme couple. Du moins, Sarah est toujours interprétée comme la vertu (ἀρετή), parfois la sagesse (σοφία) d’une figure, celle d’Abraham, qui est quant à elle beaucoup moins souvent allégorisée 91 : Abraham représente le sage, celui qui recherche la vertu, mais cela ne constitue pas en soi une interprétation allégorique.

Deux conséquences peuvent être tirées de cette présentation paradoxale. La première est que le paradoxe ne se manifeste pas qu’à l’égard du sens commun véhiculé par le langage : elle entre aussi en forte tension avec une doctrine de l’âme telle qu’on la rencontre chez les Stoïciens, mais pas uniquement. On lit par exemple chez Plutarque, qui évoque la pensée stoïcienne : Κοινῶς δ’ ἅπαντες οὗτοι τὴν ἀρετὴν τοῦἡγεμονικοῦ τῆς ψυχῆς διάθεσίν τινα καὶ δύναμιν γεγενημένην ὑπὸ λόγου, μᾶλλον δὲ λόγον οὖσαν αὐτὴν ὁμολογούμενον καὶ βέβαιον καὶἀμετάπτωτον ὑποτίθενται (« Tous ces philosophes cependant s’accordent sur ce principe que la vertu est une disposition de la partie directrice de l’âme et une faculté produite par la raison ou plutôt qu’elle est la raison conséquente avec elle-même, ferme et constante » ; De la vertu morale, 441 C 92). On peut trouver également chez Sénèque une expression semblable d’une forme d’identité entre raison et vertu 93, mais pour l’essentiel la doctrine stoïcienne est résumée par le passage d’Aétius que nous avons déjà rappelé dans le chapitre précédent concernant la prééminence dans l’âme de la partie rationnelle, qui en est la partie directrice.

Chez un philosophe médioplatonicien comme Plutarque, aucun des différents traités qu’il consacre à la vertu 94 ne lui donne un rôle approchant de celui que Philon développe ici. Au mieux, il présente une certaine vertu comme « indépendante de l’irrationnel et résidant dans l’intelligence pure et inaccessible aux passions, qui est un extrême, se suffisant à soi-même, et une faculté de la raison » (ἀπροσδεὴς τοῦἀλόγου καὶ περὶ τὸν εἰλικρινῆ καὶἀπαθῆ νοῦν συνισταμένη, αὐτοτελής τίς ἐστιν ἀκρότης τοῦ λόγου καὶ δύναμις ; De la vertu morale, 444 B). La vertu ne s’identifie alors pas, selon lui, à la raison parfaite comme chez les Stoïciens qu’il critique, mais elle reste, comme elle peut l’être chez eux, une faculté (δύναμις) de la raison.

Chez Philon, la relation est inversée : il n’y a rien, a-t-il rappelé d’emblée, qui soit ἡγεμονικώτερον, c’est-à-dire « plus directeur » que la vertu (§ 99), si l’on veut conserver le vocabulaire stoïcien auquel il se réfère sans aucun doute. Or la partie directrice de l’âme, chez les Stoïciens, est la raison, comme Plutarque et Aétius le rappellent. Philon semble donc sciemment aller à contre-courant de traditions philosophiques antérieures, et notamment du stoïcisme. La préséance qu’il accorde à la vertu relève donc d’un choix délibéré dont la motivation doit être cherchée dans un travail de compréhension du texte scripturaire.

En effet, et c’est le deuxième élément significatif de ce développement, une telle présentation de la vertu permet à Philon de rendre compte, à travers l’allégorie, du sens de l’exposé littéral. Cette vision de la vertu permet de rendre compte de l’effacement d’Abraham et de la relative prééminence de Sarah dans l’exposé littéral. En effet, Philon dit du λογισμός qu’il est « mû, éduqué, aidé et globalement 95 compté dans le fait de subir » (κινούμενος καὶ παιδευόμενος καὶὠφελούμενος καὶ συνόλως ἐν τῷ πάσχειν ἐξεταζόμενος ; § 102), et que précisément « cette passivité est pour lui le seul salut » (τὸ πάθος αὐτῷ τοῦτο μόνον ἐστὶ σωτήριον ; ibid.). La référence à l’éducation ne peut manquer de rappeler qu’Abraham, comme nous l’avons rappelé, est le symbole de la vertu liée à l’enseignement (§ 53) : Philon donne à cet élément du discours allégorique une caractéristique générale d’Abraham. De plus, l’aide que reçoit le raisonnement ainsi que sa passivité font écho directement à l’attitude d’Abraham dans le passage scripturaire, et dans la présentation qu’en a donnée Philon : par deux fois déjà il a évoqué le salut donné par Dieu au mariage d’Abraham (σῷον : « sauf » ; § 90) ou à la vertu de Sarah (διασῴζεται : « est sauvée » ; § 98), tandis qu’Abraham se contentait de subir de façon parfaitement passive.

En ce qui concerne l’ἀρετή, « les belles conceptions de belles actions et paroles » (καλὰς ἐννοίας καλῶν πράξεων καὶ λόγων ; § 102) qu’elle « suggère » (ὑπηχεῖ ; ibid.) peuvent renvoyer par analogie au fait que c’est Sarah qui incite Abraham, à sa suite, à faire confiance à l’alliance de Dieu (§ 95). Mais c’est surtout la deuxième partie de l’exposé allégorique qui illustre la manière dont cette vertu active s’exerce dans sa lutte contre le vice, ou dans une lutte directe, ou bien, si elle est dépassée, en s’en remettant à Dieu. Dans le premier cas, la vertu est présentée sous un jour classique ; dans le second, elle devient une réalité transcendante.

Notes
83.

Nous ne reprendrons pas ici la question de l’identification précise de ces hommes à partir du qualificatif qu’emploie Philon : la référence à la φυσίς chez Philon a un caractère complexe, et les φυσικοὶ ἀνδρές peuvent désigner des gens versés dans l’étude de la nature, comme les Stoïciens, autant que ceux qui cherchent la signification profonde de l’Écriture, les uns et les autres contemplant la même réalité, les lois divines, à travers un objet différent, le monde ou l’Écriture. Pour une première mise au point, nous renvoyons de nouveau aux analyses de Valentin Nikiprowetzky sur l’emploi du terme φυσίς chez Philon. Citons encore, pour un état récent de la question des relations entre exégèse et φυσίς,S. Di Mattei, « Quelques précisions sur la ΦYΣIOΛOΓIA et l’emploi de ΦYΣIKΩΣ dans la méthode exégétique de Philon d’Alexandrie », Revue des études juives, 2007, vol. 166, n° 3-4, p. 411-439.

84.

C’est encore le cas, en dehors des délimitations de la section que nous étudions, au paragraphe 52, où Philon présente la signification allégorique des trois patriarches : Ὁ μὲν γὰρ πρῶτος, ἐπίκλησιν Ἀβραάμ, σύμβολον διδασκαλικῆς ἀρετῆς ἐστιν(« Le premier, en effet, dénommé Abraham, est le symbole de la vertu liée à l’enseignement »).

85.

Peut-être parce qu’elle ne correspond pas à celle qu’il a retenue précédemment, voir § 81-84.

86.

Voir Leg. II, 82 ; Leg. III, 244 ; Cher., 3 et 7 ; Her., 258 ; Mutat., 77. Notons toutefois que cette étymologie est celle qui correspond au nom reçu par Sarah beaucoup plus tard (Gn 17, 15), à savoir Σαρρα et non plus Σαρα (ou plutôt Sarah au lieu de Saraï, selon le texte hébreu, sur lequel Philon s’appuie en réalité pour justifier la valeur du changement de nom : voir Mutat., 77). Philon ne se soucie pas de cette succession chronologique, mais adopte un regard surplombant et unifiant sur l’histoire de Sarah en lui donnant d’emblée le nom qu’elle ne reçoit que plus tard.

87.

§ 90, 94, 98.

88.

Le terme λογισμός se substitue au terme de νοῦς, mais la suite du passage va montrer l’équivalence que dresse Philon entre les deux.

89.

« Les mariages dont nous avons parlé sont totalement opposés l’un à l’autre » (ἐναντιώτατοιδὲἀλλήλοιςεἰσὶνοἱλεχθέντεςγάμοι ; § 100).

90.

Pour d’autres exemples d’une telle démarche, nous renvoyons à l’étude de Leslie Baynes : « Philo, Personification and the Transformation of Grammatical Gender », The Studia Philonica Annual, XIV, 2002, p. 31-47.

91.

Voir par exemple le De congressu eruditionis gratia, mais aussi Leg. III, 217-218 ; Leg. III, 244 ; Cher., 7 et 10 ; Sacrif., 59 ; Deter., 59 ; Poster., 62 ; Her., 258 ; Mutat., 255.

92.

Traduction de J. Dumortier (CUF).

93.

Lettre 76, 9-10.

94.

Comment s’apercevoir qu’on progresse dans la vertu ; De la vertu et du vice ; La vertu peut-elle s’enseigner ; De la vertu morale.

95.

Jean Gorez traduit συνόλως par « généralement » : du fait du retournement notable opéré par Philon par rapport à la position stoïcienne, il nous paraît plus vraisemblable que l’adverbe serve à introduire une expression synthétique ramassant les différents traits du raisonnement, plutôt qu’à rapporter une opinion répandue.