Conclusion

L’exégèse littérale proposée par Philon semble donc d’emblée orientée vers l’interprétation de type allégorique qu’il développe dans un second temps. Si l’on excepte les raisons données sur la sauvegarde par Dieu du couple formé par Abraham et Sarah, qui s’appuie sur des éléments extérieurs aux données scripturaires du passage, Philon organise sa réflexion autour de l’opposition entre deux types d’union, à travers laquelle se jouent les relations entre trois personnages : Sarah, au centre, et Abraham et le roi chacun de leur côté, le premier conçu comme un exemple positif, l’autre comme un exemple négatif. Pour une part, l’exégèse allégorique constitue la mise en lumière de ce qui se passe au niveau littéral entre les personnages, en évoquant la vie de l’âme en elle-même, mais d’une manière qui demeure entièrement en prise sur les faits de la narration. Ainsi, c’est parce que le roi est intempérant alors que Sarah est vertueuse que leur rencontre concrète constitue un véritable conflit dont le personnage vicieux sort vaincu par les souffrances que suscite la vision de la vertu : Philon ne propose pas un sens différent du sens littéral, mais resserre seulement la focalisation de son développement sur la vertu d’un personnage et sur l’intellect intempérant de l’autre. Derrière les relations concrètes entre individus se jouent des relations entre les parties de l’âme. Entre Abraham et Sarah, il semble qu’il faille voir la manière dont Abraham se laisse conduire entièrement par sa vertu de piété, le paradoxe étant que l’éloge de sa conduite est d’autant plus vif qu’il apparaît moins dans l’épisode. Cela explique qu’il apparaisse pour l’essentiel seulement au début de l’exposé littéral, ainsi que dans une brève mention au cœur du récit, puis à nouveau uniquement au tout début de l’exposé allégorique, alors même que la fin de ce développement, après avoir porté sur le roi, semble le concerner directement.

Il faudrait encore ajouter que l’interprétation allégorique de l’action d’Abraham ne tient véritablement que si Philon s’appuie exclusivement sur la relecture littérale qu’il propose de l’épisode, sans la mise en place préalable par Abraham d’un stratagème qui fait passer Sarah pour sa sœur, et qui semble difficile à éclaircir au sens moral comme dans un registre allégorique : si c’est Abraham qui organise une telle substitution d’identité pour Sarah, il semble difficile de faire en même temps de Sarah la figure de la piété qui permet à l’intellect de produire de bonnes conceptions. Il faut pour que l’interprétation allégorique de Philon ait un sens que la figure d’Abraham en tant que celui qui prend des décisions de lui-même s’efface et que seule Sarah soit réellement actrice. C’est ce qui explique que la seule initiative d’Abraham rapportée par Philon se situe dans la mise en place de la situation du passage et soit la décision de descendre en Égypte. À partir de là, il est privé de toute action.

Concernant l’exégèse allégorique en tant que telle, elle recouvre une certaine complexité, puisqu’elle s’ouvre par un développement sur l’inversion qu’il faut opérer, dans l’âme, dans la relation entre la vertu et l’intellect, celle-là assumant le rôle de l’élément masculin, et celui-ci assumant le rôle de l’élément féminin. Ce retournement va contre l’évidence qui établit une analogie entre le genre des mots et le genre des réalités qu’ils désignent, et implique de dépasser la capacité de représentation du langage lui-même. Si cela apparaît sans grande conséquence sur le conflit entre Sarah et le roi, ou entre la vertu et le vice, dans lequel c’est la vertu qui assume finalement le rôle de combattant de l’homme, et peut-être sa vertu cardinale spécifique, l’ἀνδρεία, la portée est beaucoup plus grande dès lors qu’il s’agit de rendre compte de la soumission d’Abraham, ou de son intellect, à Dieu, par la piété : il y a quelque chose d’indicible, une dimension véritablement transcendante qui oblige à dépasser pour de bon les catégories habituelles : Abraham est une figure totalement effacée derrière sa vertu de piété accomplie, signe qu’il se soumet avec une parfaite passivité aux directives divines que sa vertu de piété lui permet de recevoir.

Nous retrouvons ainsi dans ce deuxième développement du De Abrahamo une relation plus complexe entre les différents niveaux de compréhension qu’une simple opposition entre sens littéral et sens allégorique, où le sens sensible de l’un serait éclairé par la mobilisation d’une réalité intelligible analogue. S’il y a un premier sens qui relève des réalités sensibles et un deuxième qui permet de le fonder de façon plus solide dans les réalités intelligibles, dans la vie de l’âme, ce deuxième sens lui-même ouvre sur un troisième registre qui transcende à la fois le premier et le deuxième sens. Le rapport de Philon à la philosophie stoïcienne est un bon témoin de cette relation plus complexe : Philon assume pour une grande part une vision stoïcienne de la vertu, de l’âme et de l’intellect, mais il la soumet à une réalité d’ordre supérieur et véritablement transcendante, qui ne peut pas même être enfermée dans le sens allégorique. La succession, pour un même passage du sens littéral et du sens allégorique, est un moyen privilégié d’approfondir le sens d’un épisode biblique au-delà de ce que le texte pris à la lettre laisse voir, mais la vertu de piété d’Abraham que Philon illustre et par laquelle le patriarche, dans son corps ou dans son âme, entre en relation avec Dieu pour se soumettre à lui, nécessite d’ouvrir l’un et l’autre niveau d’exégèse à une réalité qui les dépasse tous les deux. Le passage d’un premier à un deuxième niveau d’interprétation ne fait en un sens que mettre en évidence la nécessité d’un sens supérieur qui confine à l’indicible.