3. Les visiteurs de Mambré (Abr., 107-132)

Le troisième chapitre consacré à l’illustration de la piété d’Abraham s’attache au commentaire du chapitre 18 de la Genèse, qui rapporte une manifestation de Dieu à Abraham au chêne de Mambré et l’hospitalité que ce dernier accorde à trois visiteurs. La simultanéité de ces deux visites a posé un problème exégétique majeur à tous les commentateurs, juifs ou chrétiens, du texte : y a-t-il deux visites entièrement distinctes, deux visites qui s’entremêlent, Dieu dialoguant avec Abraham pendant qu’il reçoit les trois visiteurs 103, ou bien ne s’agit-il que de deux aspects d’une même manifestation divine ? La mention de Dieu d’une part, d’hommes d’autre part, conduit à première vue Philon à distinguer comme il l’a déjà fait précédemment entre une lecture littérale, relevant de l’exposé de faits sensibles, qui permet de rendre compte de la visite des trois hommes, et une lecture allégorique, traitant de réalités intelligibles, qui traite de la vision de Dieu par l’âme.

En réalité, nous allons voir que l’exégèse de Philon est plus complexe : l’exposé littéral est redoublé pour permettre de faire voir les trois hommes progressivement comme des êtres divins, à défaut d’être Dieu lui-même, tandis que l’exposé allégorique s’appuie sur des bases différentes de celles de l’exposé littéral pour rendre compte de la manière dont Dieu se manifeste de façon à la fois triple et une. L’ensemble du passage représente donc une élévation progressive du regard jusqu’à l’unicité de Dieu, l’enjeu central du texte étant de montrer à quelles conditions il est possible de parler d’une manifestation de Dieu. Mais cette exégèse se fait au prix d’une complexification du discours littéral et d’une rupture lors du passage au discours allégorique : alors que l’exposé littéral paraît illustrer l’amour des hommes (φιλανθρωπία ; § 107) et le caractère hospitalier d’Abraham (τὸ φιλόξενον ; § 104), c’est seulement l’exposé allégorique qui permet de développer la notion de « piété » (εὐσέβεια ; § 129). Enfin, au terme de son développement allégorique, Philon opère un retour surprenant à la lettre du texte pour conclure l’exposé et confirmer par elle que le texte permet d’appuyer l’idée d’une manifestation de Dieu dans son unicité que l’allégorie a pu mettre en évidence.

L’intervention directe de Dieu dans la lettre du texte, dont nous avons déjà pu constater les problèmes qu’elle posait à Philon, pousse les ressources de l’exégèse à leurs limites : la succession du sens littéral et du sens allégorique est à la fois un outil très puissant pour rendre compte de la double dimension de l’épisode, et en même temps, ici, un cadre contraignant qui ne permet pas à Philon de développer une exégèse pleinement intégrée de l’épisode scripturaire.

Notes
103.

C’est la vision qui domine dans le Targum du Pentateuque (SC 245) comme dans les textes rassemblées par Louis Ginzberg dans les « légendes des Juifs » (The Legends of the Jews, op. cit.).