A. L’exposé littéral (Abr., 107-118)

1) L’exposition de l’épisode (Abr., 107-113)

La transition que Philon opère pour commencer son chapitre est paradoxale : τὸμὲνοὖνΑἰγυπτίωνἄξενονκαὶἀκόλαστονεἴρηταιτοῦδὲτοιαῦταπεπονθότοςἄξιονθαυμάσαιτὴνφιλανθρωπίαν (« Voilà pour l’exposé de l’absence d’hospitalité et du caractère licencieux des Égyptiens ; il vaut la peine d’admirer l’amour des hommes de celui qui les a subis » ; § 107). Certes, elle permet de proposer un enchaînement entre les deux épisodes qu’il commente, alors même qu’ils sont éloignés dans le texte de la Genèse : cela assure au développement d’ensemble de Philon une impression d’unité. Cependant, non seulement la question du manque d’hospitalité n’était pas le cœur de l’exposé de Philon, sinon peut-être dans l’exposé littéral, mais encore l’illustration de l’amour des hommes, de la philanthropie d’Abraham, semble bien plutôt faire l’objet de la deuxième partie de la présentation de sa vie 104.

Derrière une transition rhétorique qui peut paraître formelle, Philon livre d’emblée l’orientation de son exposé littéral : alors que l’on attend une nouvelle illustration de la piété d’Abraham, c’est tout d’abord son amour des hommes qui va être montré. Cela est d’autant plus surprenant que les premiers mots du texte scripturaire engagent une relation directe à Dieu : Ὤφθη δὲ αὐτῷὁ θεὸς πρὸς τῇ δρυὶ τῇ Μαμβρη καθημένου αὐτοῦἐπὶ τῆς θύρας τῆς σκηνῆς αὐτοῦ μεσημβρίας (« Or Dieu se fit voir de lui près du chêne de Mambré, alors qu’il était assis à l’entrée de sa tente, à midi » ; Gn 18, 1). Le texte scripturaire s’ouvre d’une manière tout à fait claire sur l’apparition de Dieu, mais Philon, tout aussi clairement, choisit de prendre un autre point de départ, et de réserver l’exégèse de ce verset pour son exposé allégorique. Ce faisant, il paraît reprendre la distinction qu’il a opérée dans l’évocation de la migration d’Abraham, en présentant un premier niveau d’interprétation, littérale, qui efface la relation proprement dite à Dieu, avant de la déployer dans un exposé de type allégorique. Le problème est toutefois plus complexe ici, comme nous allons le voir.

En effet, Philon décrit d’emblée la vertu d’hospitalité d’Abraham, mais ceux à qui elle s’adresse ne sont pas de simples hommes :

‘ὃς μεσμηβρίας θεασάμενος τρεῖς ὡς ἄνδρας ὁδοιποροῦντας οἱ δὲ θειοτέρας ὄντες φύσεως ἐλελήθεσαν προσδραμὼν ἱκέτευε λιπαρῶς μὴ παρελθεῖν αὑτοῦ τὴν σκηνήν, ἀλλʼ ὡς πρέπον εἰσεληλυθότας ξενίων μετασχεῖν (« lui, à midi, voyant en apparence trois hommes qui faisaient route – il n’était pas visible qu’ils étaient d’une nature plus divine, court vers eux et les prie vivement de ne pas passer devant sa tente, mais, comme il convient, d’entrer et de recevoir les dons de l’hospitalité » ; § 107). ’

Cette entrée en matière est dans l’ensemble très fidèle au texte scripturaire :

‘ἀναβλέψας δὲ τοῖς ὀφθαλμοῖς αὐτοῦ εἶδεν, καὶἰδοὺ τρεῖς ἄνδρες εἱστήκεισαν ἐπάνω αὐτοῦ· καὶἰδὼν προσέδραμεν εἰς συνάντησιν αὐτοῖς ἀπὸ τῆς θύρας τῆς σκηνῆς αὐτοῦ καὶ προσεκύνησεν ἐπὶ τὴν γῆν καὶ εἶπεν Κύριε, εἰἄρα εὗρον χάριν ἐναντίον σου, μὴ παρέλθῃς τὸν παῖδά σου (« il leva son regard et de ses yeux il vit et voici : trois hommes se tenaient au-dessus de lui. Et à leur vue, il courut à leur rencontre depuis l’entrée de sa tente, se prosterna à terre, et dit : “Seigneur, si donc j’ai trouvé grâce devant toi, ne passe pas en négligeant ton serviteur” » ; Gn 18, 2-3).’

Philon reprend la formulation de l’heure de la journée à l’identique (μεσμηβρίας), le regard porté par Abraham sur les trois hommes (θεασάμενος au lieu de ἀναβλέψας δὲ τοῖς ὀφθαλμοῖς αὐτοῦ εἶδεν), sa course vers eux (avec le même verbe, προσδραμών) et son invitation (dans laquelle figure à nouveau un verbe du texte scripturaire : παρελθεῖν). Il se garde bien en revanche de reprendre l’interpellation par Abraham d’un unique interlocuteur, dont l’identification engagerait trop rapidement la question générale du rapport entre les trois visiteurs et Dieu. Toutefois, et c’est sur ce plan que le développement littéral, au contraire de celui qui porte sur la migration d’Abraham, introduit déjà quelque chose de plus qu’un simple exposé factuel, Philon présente l’identité des trois hommes comme problématique : elle est dissimulée, et relève d’une « nature plus divine » (θειοτέρας […] φύσεως). La grande fidélité de Philon au texte scripturaire, dans l’ensemble, recouvre donc un choix délibéré d’en modifier quelques éléments essentiels : il fait disparaître la mention de la manifestation de Dieu au profit d’une réflexion sur la dissimulation par les trois hommes de leur nature « plus divine ». Au lieu d’aborder de front le problème de la manière dont Dieu peut se manifester directement à Abraham, il préfère partir des trois visiteurs, non pas pour s’en tenir à un exposé factuel sur des relations d’hospitalité ordinaires, mais précisément pour creuser la manière dont leur nature divine dissimulée se laisse progressivement percevoir dans le texte. Philon ne sépare donc pas Dieu et les trois visiteurs, mais il se sert de ces derniers comme d’un détour pour évoquer la manière dont quelque chose de « divin », à défaut de Dieu, se donne à voir, quoique indirectement, dans l’épisode. Plutôt que de s’attaquer de front à un problème considérable, Philon choisit de l’amener de façon progressive à travers son exégèse.

Le procédé principal qu’il emploie s’apparente à une caractéristique du commentaire littéral que nous avons déjà relevée, concernant les personnages dont Philon veut illustrer la perfection : à l’excellence du corps, répond une excellence de l’âme. Philon reprend cette vision mais, d’une façon qui caractérise l’ensemble de ce développement, rompt en quelque sorte l’équilibre au profit de la perfection de l’âme : de même que les hommes ont une nature plus divine qu’il n’apparaît, Abraham est vertueux, mais dans son âme plus encore de dans ses actions. C’est ce que manifeste l’emploi à deux reprises, de la tournure οὐ[…] μᾶλλον ἤ pour décrire la manière dont les trois visiteurs perçoivent Abraham. La première se trouve dès le paragraphe 107 : οἱ δʼ οὐκ ἐκ τῶν λεγομένων μᾶλλον ἢ τῆς διανοίας εἰδότες ἀληθεύοντα(« et eux, connaissant moins par ses paroles que par son intention qu’il était sincère… »), tandis que la seconde se trouve au paragraphe 110 : ἑστιαθέντες δʼ οὐ τοῖς εὐτρεπισθεῖσι μᾶλλον ἢ τῇ τοῦ ξενοδόχου γνώμῃ καὶ πολλῇ τινι καὶἀπεράντῳ φιλοτιμίᾳ (« faisant fête moins à ce qui avait été préparé qu’à la disposition d’esprit et au zèle d’une grande abondance et sans limite de l’hôte »). Dans les deux cas, les visiteurs se règlent non pas tant sur des actes que sur la disposition intérieure d’Abraham. Philon complète cette évocation où la qualité intérieure prend la première place en décrivant directement Abraham comme « rempli de joie en son âme » (πληρωθεὶς δὲ τὴν ψυχὴν χαρᾶς ; § 108).

La perfection d’Abraham est également une perfection telle qu’elle déborde en quelque sorte sur ceux qui l’entourent : βραδὺς γὰρ οὐδεὶς πρὸς φιλανθρωπίαν ἐν οἴκῳ σοφοῦ (« en effet, personne n’est lent pour l’amour des hommes dans la maison d’un sage » ; § 109). Philon se livre ici à une généralisation de la description des préparatifs, qu’il a paraphrasés dans le paragraphe précédent : Abraham se hâte (ἔσπευσεν Αβρααμ : « Abraham se hâta » ; Gn 18, 6), demande à Sarah de se hâter, (Σπεῦσον : « Hâte-toi » ; ibid.) et ordonne enfin au serviteur (τῷ παιδί ; Gn 18, 7) de faire de même (ἐτάχυνεν : « il le pressa » ; ibid.). La vertu du sage touche ceux qui l’entourent, entourage que Philon étend, pour lui donner plus de force, en évoquant « des femmes et des hommes, des esclaves et des hommes libres » (γυναῖκες καὶἄνδρες καὶ δοῦλοι καὶἐλεύθεροι ; § 109), là où le texte ne mentionne que trois personnages, s’inscrivant toutefois effectivement dans les catégories explicitées par Philon. Cette partie de l’éloge du sage peut donc s’appuyer de près sur le texte scripturaire.

De façon réciproque, Abraham et Sarah sont en mesure de s’interroger sur ce qu’expriment les actes et les paroles des visiteurs. Ce sont tous, à tout le moins, des philosophes : ils s’expriment « par le biais d’un seul des trois, le meilleur » (διʼ ἑνὸς τοῦ τῶν τριῶν ἀρίστου ; § 110), évitant de « parler tous ensemble en même temps » (λέγειν[…] ἐν ταὐτῷ πάντας ἀθρόους ; ibid.), ce qui ne serait pas digne de philosophes (ἀφιλόσοφον ; ibid.). Le fait que ce soit « le meilleur » qui s’exprime relève encore d’une volonté de Philon de montrer qu’à tous points de vue dans ce récit la vertu atteint son paroxysme, voire dépasse les frontières ordinaires. Le don qu’ils font à Abraham est de cet ordre : παρέχουσιν ἆθλον ἐλπίδος μεῖζον αὐτῷ, υἱοῦ γνησίου γένεσιν εἰς νέωτα βεβαιωθησομένην ὑποσχόμενοι (« ils lui accordent une récompense qui dépasse son espoir, en lui promettant la naissance d’un fils légitime qui sera rendue certaine l’année suivante » ; ibid.). À la perfection du sage, que les visiteurs reconnaissent dans son âme plus que dans ses paroles, et qui s’étend au-delà de sa propre personne, les visiteurs répondent par un don qui possède un caractère également excessif.

Cela demande à Abraham et Sarah un nouvel effort. Leur première réaction est de ne pas « s’attacher fermement » (βεβαίωςπροσεῖχον ; § 111) à ce qui leur est annoncé, « à cause du caractère incroyable de ce fait » (ἕνεκα τοῦ περὶ τὸ πρᾶγμα ἀπίστου ; ibid.). Dans le contexte de ce passage marqué par les vertus parfaites des différents personnages, et plus généralement dans le cadre d’un développement sur la piété d’Abraham, le rapprochement de l’adjectif ἀπίστου et de l’adverbeβεβαίως, qui appartient à une famille de mots fréquemment attachés au vocabulaire de la πίστις chez Philon 105, permet de penser que l’enjeu est d’accorder sa πίστις non pas au sens de simple « confiance », mais comme vertu de « foi », celle que Philon présente à la fin du traité, en lui consacrant tout un développement (§ 262-273) comme « la reine des vertus » (τὴν βασιλίδα τῶν ἀρετῶν ; § 270. Il s’agit en tout cas d’une confiance en quelque chose qui dépasse l’espoir (ἐλπίδοςμεῖζον ; § 110) et les capacités humaines ordinaires 106, et relève d’une connaissance de Dieu.

En effet, lorsque Sarah « prise de honte, nie qu’elle ait ri » (καταιδεσθεῖσαν ἠρνῆσθαι τὸν γέλωτα) 107 quand elle se voit demander, dans une citation du texte scripturaire : « toute parole venant de Dieu est-elle sans pouvoir ? » (“μὴἀδυνατεῖ παρὰ τῷ θεῷ πᾶν ῥῆμα;” ; § 112, voir Gn 18, 14 108), Philon y voit le signe qu’elle est rappelée à un savoir qu’elle possédait déjà, « pour l’avoir appris presque depuis sa petite enfance » (σχεδὸν ἐξ ἔτι σπαργάνων τουτὶ τὸ δόγμα προμαθοῦσα). Elle doit reconnaître que la promesse excessive qui lui est faite est bien dans l’ordre de ce que Dieu peut faire et qu’elle a toujours admis : du fait qu’elle retrouve cette connaissance droite, son regard lui aussi s’élève et lui permet d’aller plus loin dans sa perception des visiteurs : τότε μοι δοκεῖ πρῶτον οὐκέθʼ ὁμοίαν τῶν ὁρωμένων λαβεῖν φαντασίαν, ἀλλὰσεμνοτέραν (« C’est alors, me semble-t-il, qu’elle commence à ne plus avoir la même représentation de ceux qu’elle voit, mais une représentation plus vénérable » ; § 112).

L’usage du vocabulaire technique stoïcien de la perception (φαντασία, l’image transmise par les sens 109) peut être significative, alors que le texte scripturaire ne mentionne aucunement le regard porté par Sarah sur les visiteurs. Philon interprète en effet la réaction de Sarah comme le signe d’un changement intérieur qui améliore directement la perception de l’identité des visiteurs, laquelle représente précisément l’enjeu central de son exégèse : c’est du reste ce qui semble justifier qu’il intervienne à la première personne (μοι δοκεῖ) pour souligner le franchissement d’un seuil, qui marque une étape de son raisonnement. Il y a donc plus qu’une simple perception, mais un travail intérieur de Sarah qui engage la manière dont elle reçoit cette perception. Si le vocabulaire de la perception est employé à dessein par Philon, il semblerait donc possible de faire l’hypothèse que Philon fait allusion à quelque chose comme une καταληπτικὴ φαντασία, d’une « représentation compréhensive », ou « impression cognitive », c’est-à-dire celle dont les Stoïciens « disent qu’elle est le critère des choses, qui provient de ce qui est, et qui est scellée et imprimée en conformité exacte avec ce qui est » 110. Sarah reçoit une représentation juste de la nature des trois visiteurs en mobilisant sa connaissance sur Dieu, sous les traits d’une vertu qui s’apparente à la foi, à la πίστις, à laquelle Philon a fait allusion précédemment.

Ou du moins, à défaut d’une représentation encore parfaitement exacte, le vocabulaire philosophique permet de rendre compte d’un progrès de type à la fois moral et religieux : Sarah reçoit la représentation de « prophètes » (προφητῶν ; § 113), ou bien d’ « anges, qui se seraient transformés, passant d’une nature spirituelle et psychique à une apparence anthropomorphe » (ἀγγέλων μεταβαλόντων ἀπὸ πνευματικῆς καὶ ψυχοειδοῦς οὐσίας εἰς ἀνθρωπόμορφον ἰδέαν ; ibid.). Comme l’exprime Philon sur un registre philosophique, Sarah remonte au-delà de l’apparence sensible ou de la forme (ἰδέα), pour pénétrer la nature (οὐσία) cachée des visiteurs. Mais cela n’est encore qu’une première étape (πρῶτον), un progrès manifesté par l’emploi du comparatif σεμνοτέραν (« plus vénérable » ; § 112), et Sarah doute encore, peut-être parce que sa propre vertu n’est pas parfaite. Le développement de Philon n’a pas encore atteint son terme, il n’a pas encore réussi à faire voir quelle était finalement la véritable nature des visiteurs.

Une autre question demeure : la nature de la vision d’Abraham. Philon s’arrête à l’élément problématique de l’échange avec Sarah, dont il fait un pivot de son exégèse, parce qu’il lui ouvre la possibilité de relier vertu de foi et connaissance de la nature divine des hôtes, mais il laisse ce faisant Abraham dans l’ombre, sans doute parce que c’est la réaction de Sarah qui lui permet d’opérer dans son commentaire un premier basculement concernant la vision des visiteurs, alors que rien n’est dit explicitement dans le texte sur l’attitude d’Abraham face à eux. Peut-être est-il associé à Sarah dans le changement de regard, comme il l’était dans le doute (§ 111), dans la mesure où le verbe de la proposition infinitive qui décrit cette perception, λαβεῖν, n’a pas de sujet exprimé. Les traducteurs modernes (L. Cohn en allemand 111, F. H. Colson en anglais 112, J. Gorez en français 113) ont tous restitué Sarah comme sujet, à la suite du paragraphe 112 où elle est de fait sujet d’un verbe à l’infinitif (γελάσαι) et d’un verbe à l’indicatif (ᾔδει). L’absence de pronom indiquant le sujet du verbe peut néanmoins laisser la place à une certaine indétermination et inclure Abraham. Philon en tout cas ne cherche pas à rendre compte de l’attitude d’Abraham à partir d’autres passages scripturaires. Il aurait pu, pourtant, comme il le fait dans les Quaestiones in Genesim, expliquer qu’ « Abraham échappe en quelque sorte à la réprimande, étant affermi dans une pensée de foi immuable et inébranlable, parce que, à celui qui croit en Dieu, tout doute est étranger » (QG IV, 17 sur Gn 18, 13-14), rappelant sans doute par ces mots qu’Abraham a pu rire sans encourir de reproche (voir Gn 17, 17), car sa foi avait déjà été reconnue par Dieu (voir Gn 15, 6).

La disparition d’Abraham derrière la figure de Sarah, qu’il soit réellement passé sous silence, ou pleinement associé à Sarah, souligne que Philon ne cherche pas à livrer un exposé systématique du passage qui rende compte de la position de chacun des personnages. Son but est de mettre en avant les éléments de l’épisode qui lui permettent de construire progressivement l’élucidation de la nature divine des visiteurs. Le premier aperçu du passage qu’il a livré permet, à travers la réaction de Sarah, de faire apparaître un premier seuil : la nature « plus divine » des visiteurs est devenue un objet de perception. Nous verrons dans la deuxième partie de notre étude que la démarche de Philon dans les Quaestiones in Genesim, pour rendre compte de ce même passage, est très différente : le fait que Philon soit obligé de commenter le texte de façon systématique par petites unités le conduit au contraire à mettre en avant comme principe général d’organisation de son commentaire le problème de la vision d’Abraham. La latitude que lui donne l’exégèse du De Abrahamo, en abordant le texte de façon synthétique, lui offre une plus grande liberté dans le choix des éléments sur lesquels il insiste, et lui permet de répondre progressivement à la question de la manifestation du divin dans le cours de la narration, en commençant par parler de visiteurs en apparence humains, mais qu’une vertu de foi en Dieu permet de reconnaître comme des êtres plus divins. Entre la philanthropie du début du passage et la piété que cet épisode biblique doit aussi illustrer, la foi fait figure de vertu intermédiaire, mise en évidence par l’hésitation de Sarah.

La manifestation du divin n’est cependant pas encore complète, y compris au sens littéral : arrivé au terme d’un premier exposé qui couvre l’ensemble de l’épisode, Philon ajoute en effet un nouveau développement, de longueur sensiblement égale, qui revient à nouveau sur le sens littéral du texte, mais propose un approfondissement de la compréhension de la nature des visiteurs et de leur mission, en élevant encore un peu plus le regard vers le divin.

Notes
104.

C’est ce que Philon rend explicite à la charnière entre les deux volets de son développement : τοσαῦτα μὲν περὶ τῆς τοῦ ἀνδρὸς εὐσεβείας, εἰ καὶ πολλῶν ἄλλων ἐστὶν ἀφθονία, λελέχθω. Διερευνητέον δὲ καὶ τὴν πρὸς ἀνθρώπους αὐτοῦ δεξιότητα· τῆς γὰρ αὐτῆς φύσεώς ἐστιν εὐσεβῆ τε εἶναι καὶ φιλάνθρωπον (« Tous les éléments qui concernaient la piété de cet homme, même s’il y en a une grande abondance d’autres, les voilà relatés ; mais il faut aussi s’attacher de près à son habileté envers les hommes : en effet, il appartient à la même nature d’être pieuse et d’aimer les hommes » ; § 208).

105.

Poster., 13 ; Deus, 54 ; Plant., 70 et 82 ; Ebr., 205, Abr., 275 ; Ios., 100 et 107, etc.

106.

« Ils étaient en effet déjà trop avancés en âge et avaient renoncé à cause de leur grande vieillesse à l’engendrement d’un enfant » (ἤδη γὰρ ὑπερήλικες γεγονότες διὰ μακρὸν γῆρας ἀπεγνώκεσαν παιδὸς σποράν ; § 111).

107.

Le texte scripturaire, ce que Philon omet, parle clairement de peur (ἐφοβήθη ; Gn 18, 15). Celle-ci sera interprétée au § 206 comme la crainte de s’être arrogé une prérogative réservée à l’Être (la joie), donc avant tout comme un sentiment de révérence religieuse, et non comme un simple effroi. À défaut de parler explicitement de peur, ici, Philon parle toutefois également d’un sentiment religieux dont le retour à la conscience de Sarah provoque cette honte. L’effacement de la peur en tant que telle demeure néanmoins surprenant et fait ressortir plus clairement qu’il s’attache à lire tout ce passage dans une perspective de vertu et de confiance en Dieu où un sentiment de pure peur ne trouverait pas sa place.

108.

Le texte critique de la Septante donne μὴ ἀδυνατεῖ παρὰ τῷ θεῷ ῥῆμα. La présence de l’adjectif πᾶν est attestée dans plusieurs versions par Wevers (Genesis, J. W. Wevers (éd.), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1974, p. 186), mais il n’est pas possible de la corroborer chez Philon en l’absence d’autres citations du passage en grec, même si le lemme de la quaestio IV, 17 sur Gn 18, 14 semble suggérer son absence (« Est-ce que quelque chose serait impossible à Dieu ? » selon Mercier, « Numquid Deo difficile erit verbum ? » selon Aucher, et « Can it be that anything is impossible for God ? » selon Marcus ; voir l’introduction de notre deuxième partie pour les références de ces traductions). Philon pourrait avoir ajouté l’adjectif de son propre fait, toujours dans un souci de porter toute vertu ou toute puissance divine à son paroxysme, afin de renforcer la remontrance adressée à Sarah et d’augmenter sa confusion.

109.

Voir Opif., 166 pour un exposé plus complet de cette théorie de la perception telle que la reprend Philon.

110.

[…]ἣν κριτήριον εἶναι τῶν πραγμάτων ϕασί, τὴν γινομένην ἀπὸ ὑπάρχοντος κατ’ αὐτὸ τὸ ὑπάρχον ἐναπεσϕραγισμένην καὶ ἐναπομεμαγμένην (Diogène Laërce, VII, 46 ; nous adaptons la traduction donnée dans Les philosophes hellénistiques, II, op. cit., p. 188).

111.

Die Werke Philos von Alexandria, L. Cohn (éd.), Breslau, M. und H. Marcus, t. I, 1909.

112.

Philo, VI, F. H. Colson (éd.), London/Cambridge (Mass.), The Loeb Classical Library, 1935.

113.

De Abrahamo (OPA).