2) La visite d’anges (Abr., 114-118)

D’emblée, Philon s’attache explicitement à montrer comment le sens littéral lui-même est une illustration de la vertu de piété : τὸ μὲν οὖν φιλόξενον τοῦἀνδρὸς εἴρηται, πάρεργον ὂν ἀρετῆς μείζονος· ἡ δʼ ἀρετὴ θεοσέβεια ἧς δεῖγμα σαφέστατον τὰ νῦν λεχθέντα ἐστὶν ὡς ἐπὶ ξένων ἀνδρῶν (« Il a donc été parlé de l’hospitalité de l’homme, qui est l’accessoire d’une vertu plus haute : la vertu est la piété, dont la preuve la plus manifeste est ce qui vient d’être dit comme s’il était question d’hôtes humains » ; § 114). Cette transition s’apparente aux transitions qui articulent de façon générale exposé littéral et exposé allégorique, récapitulant le propos précédent, et rappelant le registre dans lequel son sens était mis en évidence. Le premier registre, ici, est la présentation des hôtes comme des êtres humains, envers lesquels s’exerçait la philanthropie d’Abraham, tandis qu’il va être question désormais d’une vertu plus grande (ἀρετῆς μείζονος), la piété (θεοσέβεια), ou plus précisément la « piété envers Dieu » : Philon utilise non pas εὐσεβεία, très fréquent chez lui 114, mais θεοσέβεια, beaucoup plus rare 115 et qui n’est pas employé ailleurs dans le traité. Il tient manifestement à souligner qu’il va être désormais question plus directement de Dieu. Cette transition bien articulée ne fait pas pour autant passer du registre littéral au registre allégorique : aucun terme du vocabulaire de l’allégorie n’est présent, et c’est le paragraphe 119 qui marquera clairement le passage à l’exposé allégorique.

Il s’agit donc toujours d’un exposé littéral, mais dont l’enjeu est de dépasser un premier niveau où il était question seulement d’hommes (ἀνδρῶν). Or, c’est précisément ce à quoi la fin du premier temps a conduit, en parlant de prophètes mais aussi d’anges : ce nouvel exposé n’est donc pas à strictement parler une relecture du premier niveau sur un plan supérieur, mais il reprend la progression déjà amorcée dans l’exposé, à travers la figure de Sarah, et la poursuit.

Plus précisément, Philon s’attache à répondre à l’alternative qu’il vient de poser sans la résoudre, entre les deux identifications possibles des visiteurs comme prophètes ou comme anges. Dans les deux cas, ce sont des messagers de Dieu, mais les uns sont des hommes, les autres ont une nature supérieure. La première interprétation est attribuée à « certains » : εἰ δʼ εὐδαίμονα καὶ μακάριον οἶκον ὑπέλαβον εἶναί τινες, ἐν ᾧ συνέβη καταχθῆναι καὶἐνδιατρῖψαι σοφούς (« si certains ont supposé qu’était heureuse et fortunée une maison dans laquelle il est arrivé que soient conduits et séjournent des sages » ; § 115). Il est difficile de cerner de qui Philon peut parler ici, pour autant qu’il parle de personnes réelles. Le Targum du Pentateuque, par exemple, dans ses deux versions, parle bien de visites d’anges 116, de même que les textes de la tradition rabbinique rassemblés par Louis Ginzberg  117 : il s’agirait sans doute quoi qu’il en soit d’interprètes littéralistes, se tenant de près à la lettre du texte, tout en cherchant à présenter Abraham sous un jour favorable, comme philanthrope. Selon cette lecture, les visiteurs sont des sages (σοφούς ; § 115) qui rendent visite à un autre sage (σοφοῦ ; § 109).

Il est notable que ces sages ont la capacité de « voir dans les âmes » (ἐνεώρων ταῖς ψυχαῖς ; § 115), pour discerner que leurs hôtes ne souffrent d’aucune passion incurable (πάθος[…] ἀνίατον ; ibid.). Cette faculté, dans le chapitre précédent, était réservée à Dieu : μόνῳ γὰρ ἔξεστι θεῷ ψυχὴν ἰδεῖν (« il n’est possible qu’à Dieu de voir l’âme » ; § 104). Toutefois, il s’agissait alors de mettre au jour la duplicité du roi d’Égypte, contre l’évidence de ses actions et de ses paroles. Il n’y en a pas moins chez ces sages une pénétration des âmes qui dépasse l’ordinaire, puisque Philon affirme qu’ils « n’auraient pas même daigné ne serait-ce que jeter un coup d’œil » (οὐκ ἂν ἀξιώσαντας ἀλλʼ οὐδʼ ὅσον διακῦψαι μόνον) à la demeure d’Abraham s’ils n’avaient connu sa pureté, ce qui implique de leur part une connaissance qui précède un examen de l’ensemble des actions d’Abraham tel que les visiteurs ont pu le conduire dans le premier exposé littéral. Cette première hypothèse donne donc à voir des sages dont la venue constitue en elle-même une récompense et une occasion de félicité pour cet autre sage qu’est Abraham, puisqu’ils attestent par leur seule présence de la perfection de sa demeure.

Philon ne réfute pas l’intérêt de cette lecture, qui correspond du reste en partie au contenu de son premier exposé littéral, mais il en propose une qui selon lui va plus loin, sous la forme d’un parallélisme qui souligne les spécificités de sa propre hypothèse : ἐγὼ δὲ οὐκ οἶδα, τίνα ὑπερβολὴν εὐδαιμονίας καὶ μακαριότητος εἶναι φῶ περὶ τὴν οἰκίαν, ἐν ᾗ καταχθῆναι καὶ ξενίων λαχεῖν ὑπέμειναν ἄγγελοι πρὸς ἀνθρώπων (« pour ma part, je ne sais quel surcroît de bonheur et de félicité je pourrais dire qu’il y a pour la maison dans laquelle des anges ont accepté d’être conduits et de recevoir des biens d’hospitalité offerts par des êtres humains » ; ibid.). Philon s’attarde plus longuement sur l’identité de ces anges. Il en parle comme de « natures sacrées et divines, serviteurs et lieutenants du Dieu premier, par l’ambassade desquels il fait connaître tout ce qu’il veut annoncer à notre race » (ἱεραὶ καὶ θεῖαι φύσεις, ὑποδιάκονοι καὶὕπαρχοι τοῦ πρώτου θεοῦ, διʼ ὧν οἷα πρεσβευτῶν ὅσα ἂν θελήσῃ τῷ γένει ἡμῶν προθεσπίσαι διαγγέλλει ; § 115). Du point de vue de l’exégèse qu’il propose, cette présentation constitue le véritable dévoilement de la nature « plus divine » des visiteurs antérieurement évoquée (§ 107) : ici, ce sont pleinement des « natures sacrées et divines » (ἱεραὶ καὶ θεῖαι φύσεις) et elles sont directement liées à Dieu, de façon beaucoup plus proche que les prophètes qui demeurent des hommes.

C’est donc manifestement cette nature supérieure, pleinement divine, et donc le « surcroît de bonheur et de félicité » (ὑπερβολὴν εὐδαιμονίας καὶ μακαριότητος) que représente leur venue, qui suffit à rendre préférable l’hypothèse qu’il s’agit d’anges. Alors que nous avons vu que le bonheur et la félicité sont propres à la nature de Dieu (§ 87), ce surcroît conduit la maison d’Abraham à vivre pleinement de la vie divine. Cela signifie que le critère de choix entre les différentes lectures possibles est le degré de perfection des visiteurs et donc la grandeur du don qui est fait à Abraham : plus le don est élevé, et conféré par des natures divines, plus l’hypothèse a de raison d’être préférée. À la suite d’un premier développement où Philon a montré des vertus extrêmes, et alors qu’il cherche à rendre compte de la manière dont le divin se manifeste dans la vie concrète d’Abraham et Sarah, la meilleure hypothèse est celle qui rapproche le plus les visiteurs de Dieu. L’argument sur l’identité des visiteurs ne relève donc pas d’une analyse de tel ou tel élément du texte caractérisant les visiteurs, qui contribuerait à construire un modèle d’interprétation, mais au contraire d’une perspective générale portée sur le texte qui informe les détails de l’exégèse développée par Philon. Si l’on ne voit pas que l’exégèse vise à résoudre la question de la manifestation de Dieu à Abraham de façon progressive, palier par palier, l’exégèse de Philon peut sembler arbitraire.

Un autre élément peut également être souligné : Philon parle ici de natures très rapprochées de Dieu, de « serviteurs et lieutenants du Dieu premier » (ὑποδιάκονοι καὶὕπαρχοι τοῦπρώτου θεοῦ). Sans anticiper sur le détail de l’analyse de l’exposé allégorique, une telle présentation peut aussi viser à introduire progressivement, de façon sous-jacente, la théorie des puissances que Philon va ensuite développer. C’est ce que peut également suggérer l’expression de « Dieu premier » (τοῦ πρώτου θεοῦ), rare chez Philon. Elle n’est employée de façon positive que dans deux autres passages : nous avons rencontré le premier à propos de l’idolâtrie des Chaldéens, qui ne comprennent pas que « le monde n’est pas le Dieu premier, mais l’œuvre du Dieu premier » (ὁ κόσμος οὐκ ἔστιν ὁ πρῶτος θεός, ἀλλʼ ἔργον τοῦ πρώτου θεοῦ ; § 75) ; le second, identique, se trouve dans le De migratione Abrahami où Philon récapitule le parcours d’Abraham, qui ne comprenait pas au départ que le monde (τὸν κόσμον) était τοῦ πρώτου θεοῦ δημιούργημα (« une création du Dieu premier » ; Migr., 194) 118. Même s’il est toujours question d’Abraham, l’emploi de l’expression dans notre passage est un peu différent : il ne s’agit pas de décrire un Dieu unique et créateur contre la divinisation des astres ou de l’univers, mais d’évoquer un regard ascendant qui remonte par delà des serviteurs jusqu’au Dieu unique, origine de tout, qui les a envoyés. Nous verrons que cette perspective est amplement développée, sur un plan différent, par l’exégèse allégorique.

Développant l’idée que les visiteurs d’Abraham ont perçu la perfection d’Abraham et la confirment par leur seule présence, Philon présente deux motifs d’éloge importants qui montrent à quel point la scène est pénétrée par une vie proprement divine. Abraham est d’abord vu par les anges comme le « pilote » (κυβερνήτου ; § 116) accompli de sa maison : c’est un éloge particulièrement élevé, dans la mesure où c’est la même responsabilité qu’exerce Dieu à l’égard du monde, et l’intellect dans l’âme (§ 70 et 84). Abraham est dans sa maison comme Dieu dans sa création. Le deuxième motif d’éloge adressé à Abraham est plus saisissant encore, puisqu’il rapproche étroitement les visiteurs d’Abraham, qui est considéré par les anges comme « parent et compagnon d’esclavage ayant cherché refuge auprès de leur maître » (συγγενῆ καὶὁμόδουλον[…] τῷ αὐτῶν προσπεφευγότα δεσπότῃ ; § 116). Abraham et ces êtres spirituels que sont les anges sont ainsi placés sur le même plan, étant soumis de la même manière à Dieu : sans être de nature divine, Abraham est à la fois présenté comme une figure analogique de Dieu, et égalé aux anges dans sa soumission à Dieu. Philon amplifie ainsi considérablement la description, qu’il avait amorcée dans le premier exposé littéral, de la manière dont le monde humain et le monde divin entrent en contact : alors que les visiteurs pouvaient pénétrer les pensées d’Abraham et contempler sa perfection, désormais la perfection d’Abraham le rapproche de leur nature divine. Les frontières entre les deux mondes s’estompent.

De fait, Philon ajoute que la venue de ces visiteurs de nature divine ne peut pas avoir été sans effet sur cette maison si bien pilotée : « toutes les parties de la maison se consacrent plus encore à progresser, inspirées en quelque sorte par le souffle d’une vertu très parfaite » (ἔτι μᾶλλον ἐπιδοῦναι πάντα τὰ μέρη τῆς οἰκίας πρὸς τὸ βέλτιον αὔρᾳ τινὶ τελειοτάτης ἀρετῆς ἐπιπνευσθέντα ; § 116). Philon reprend ici sur un nouveau plan l’exégèse des versets indiquant la hâte à servir les visiteurs qu’Abraham insuffle à Sarah et au serviteur (Gn 18, 6-7) : la présence des anges pousse Abraham à faire preuve d’une vertu toujours plus parfaite, et celui-ci, en pilote qu’il est, entraîne à son tour sa maisonnée derrière lui. Du point de vue de l’exégèse, ce détail est significatif : Philon propose une deuxième explication, mais plus approfondie, d’un détail qu’il a déjà analysé. La différence entre les deux tient à ce que la première fois la vertu dont faisait preuve toute la maisonnée d’Abraham tenait seulement à l’excellence du maître, tandis que Philon fait maintenant percevoir l’action des anges qui s’exerce sur cette maison. Sans passer pour autant dans un registre allégorique, Philon donne une nouvelle profondeur à une même réalité, en montrant que les vertus humaines sont finalement entraînées par une vertu divine. Philon ne fait pas intervenir Dieu de façon directe dans le récit, mais montre la trace tangible de son influence par la médiation des anges.

La relation de réciprocité entre vertus humaines et vertus divines est également manifestée dans la manière dont les anges se présentent comme des convives exemplaires vis-à-vis d’Abraham : τὸ δὲ συμπόσιον οἷον εἰκὸς γενέσθαι, τὴν ἐν εὐωχίαις ἀφέλειαν ἐπιδεικνυμένων πρὸς τὸν ἑστιάτορα τῶν ἑστιωμένων καὶ γυμνοῖς ἤθεσι προσαγορευόντων καὶὁμιλίας τὰς ἁρμοττούσας τῷ καιρῷ ποιουμένων (« le banquet fut tel qu’il convenait, ceux qui étaient reçus manifestant à celui les recevait la simplicité des réjouissances, parlant avec lui avec des mœurs dépouillées et faisant des discours adaptés à la circonstance » ; § 117). Ainsi, les vertus d’Abraham l’élèvent vers Dieu, tandis que la perfection des anges leur permet de se comporter en hommes accomplis, et de rendre à l’hospitalité d’Abraham ce qui lui revient.

Philon profite encore de la dynamique de son éloge pour éviter de rendre compte d’un problème crucial de compréhension du passage voué à une longue tradition d’exégèses : comment est-il possible, puisque les anges sont des êtres immatériels, qu’ils « donnent la représentation de gens qui mangent, sans manger ? » (τὸ μὴἐσθίοντας ἐσθιόντων παρέχειν φαντασίαν ; § 118). L’emploi du terme φαντασία pourrait être l’occasion d’une nouvelle explication technique sur la manière dont des yeux humains perçoivent les actions d’êtres divins. Or Philon se contente d’admettre d’emblée qu’il s’agit de quelque chose de « prodigieux » (τεράστιον ; ibid.), avant de dire qu’il s’agit « pour ainsi dire d’une simple conséquence » (ὡςἀκόλουθα ; ibid.). Il procède, dans une forme de pirouette démonstrative, par surenchère : que des natures divines puissent manger est « prodigieux », mais il est « particulièrement extraordinaire » (τερατωδέστατον) que les anges, « étant incorporels, aient pris l’apparence d’hommes par faveur pour l’homme de bien » (ἀσωμάτους ὄντας εἰς ἰδέαν ἀνθρώπων μεμορφῶσθαι χάριτι τῇ πρὸς τὸν ἀστεῖον ; § 118). Philon déplace ainsi le questionnement sur le sens du texte d’un registre technique et métaphysique vers une dimension morale pour susciter une admiration plus profonde. Les modalités précises d’une manifestation divine importent peu au regard de sa finalité : τοῦ παρασχεῖν αἴσθησιν τῷ σοφῷ διὰ τρανοτέρας ὄψεως, ὅτι οὐ λέληθε τὸν πατέρα τοιοῦτος ὤν (« fournir au sage une perception, par une vision plus claire, que sa qualité n’a pas échappé au Père » ; § 118). Les deux parties de l’exposé littéral s’achèvent sur le même constat que des êtres divins ont pris forme humaine, mais dans le deuxième cas représente un approfondissement en expliquant ce phénomène non pas par une cause matérielle, mais par une cause finale qui relève d’un ordre supérieur, car Dieu s’y communique.

L’essentiel pour Philon, de fait, est bien de montrer que le divin et l’humain entrent en communication, et même se touchent, de telle sorte que tout l’épisode baigne dans une perfection où vertus divines et humaines paraissent fusionner ou au moins se répondre sur le mode d’une parfaite réciprocité. Le véritable motif d’admiration est bien là : que Dieu arrive à communiquer au sage quelque chose de façon sensible (αἴσθησιν). Si haut que Philon élève son regard, il demeure dans le registre des réalités sensibles, de la vie concrète du sage. Si effectivement Dieu peut manifester son estime au sage de façon sensible, les détails spécifiques de l’apparition des anges sont véritablement accessoires. Sans aller encore jusqu’à l’idée, pourtant scripturaire, et parfaitement claire, que Dieu se fait voir à Abraham (Ὤφθη δὲ αὐτῷὁ θεός ; Gn 18, 1), Philon remonte aussi loin qu’il peut sans se détacher du registre littéral qui rapporte des actions concrètes. Ce n’est donc pas Dieu lui-même qui se manifeste, mais la présentation de l’épisode donnée par Philon est saturée par la manifestation d’une perfection à la fois humaine et divine qui semble effacer les limites entre les deux mondes.

Le fait que l’épisode semble surtout illustrer la philanthropie d’Abraham, et non sa piété, est rendu indifférent du fait de la perfection de la vertu d’Abraham : elle n’est que le moyen par lequel Abraham et les anges échangent et que le don de Dieu peut être révélé. Alors que le personnage d’Abraham s’était effacé au moment du doute de Sarah, il est mis en valeur de façon éclatante pour sa vertu, quand bien même ce ne serait pas explicitement une vertu de piété. C’est sa perfection, de façon générale, qui le fait entrer en relation avec Dieu et qui lui fait mériter un don. Ce dernier est d’ailleurs lui-même à peine précisé dans la fin du développement, comme « grâce faite à l’homme de bien » (χάριτι τῇ πρὸς τὸν ἀστεῖον ; § 118) : l’essentiel est la manière dont les réalités humaines et les réalités divines se mêlent l’une à l’autre, d’une façon d’autant plus étendue que, paradoxalement, Philon refuse de reprendre à son compte, dans le sens littéral, le fait que c’est bien Dieu qui se manifeste à Abraham.

Mais il est peut-être possible d’aller plus loin dans la compréhension de la vertu d’Abraham : la vertu qui est en jeu est « l’amour des hommes », qui est non seulement une vertu qui concerne les relations des hommes entre eux, mais qui est encore, en propre, une vertu divine. C’est en effet « à cause de son amour des hommes » (ἕνεκα φιλανθρωπίας ; § 79) que Dieu se manifeste à Abraham lors de sa migration. Philon peut donc chercher à montrer qu’Abraham fait preuve à l’égard des hommes de la même vertu que Dieu lui-même. L’enjeu de l’exposé littéral ne serait donc pas d’illustrer la piété d’Abraham, mais de montrer que la visite des trois personnages permet d’inverser les rôles : à la manifestation initiale de Dieu à Abraham, succède l’hospitalité parfaite d’Abraham envers des êtres divins qui se rendent semblables à des hommes pour la recevoir. Celui qui se manifeste, finalement, ce n’est pas Dieu, mais c’est Abraham, dans le regard des visiteurs, et c’est en vertu de cette manifestation que Dieu lui communique sa reconnaissance.

Ce n’est toutefois que dans son exégèse allégorique que Philon va aborder de front la question de la manifestation proprement dite de Dieu à Abraham.

Notes
114.

On en relève 162 occurrences.

115.

Il n’y en a que 9 occurrences.

116.

Le Targum du Pentateuque, op. cit., p. 184-185.

117.

L. Ginzberg, The Legends of the Jews, op. cit., p. 240-241.

118.

On retrouve deux usages identiques d’une expression similaire, mais étoffée, pour critiquer une position du type de celle des Chaldéens et de ceux qui font de l’univers (Abr., 88) ou de l’une de ses parties (Decal., 59) « le plus grand et le premier Dieu » (μέγιστον καὶ πρῶτον θεόν).