1) Le premier exposé allégorique (Abr., 119-123)

Une nouvelle fois, l’exposé commence par une transition formellement très claire :τὰ μὲν οὖν τῆς ῥητῆς ἀποδόσεως ὡδὶ λελέχθω· τῆς δὲ διʼ ὑπονοιῶν ἀρκτέον (« Que soit donc dit ainsi ce qui concerne l’exposé littéral ; il faut commencer ce qui concerne l’exposé selon les significations implicites » ; § 119). Le vocabulaire de l’allégorie employé ici est le même que celui de la récapitulation du premier chapitre (§ 88), auquel s’ajoute aussitôt le vocabulaire du symbole (σύμβολα ; § 119), dont nous avons signalé la présence sous une forme nominale ou adverbiale aux paragraphes 52 et 99. Il n’y a pas d’innovation dans cette présentation qui se contente de signaler de façon appuyée un changement de registre, sans chercher à indiquer la relation possible que l’on pourrait établir entre les deux parties du développement.

Le fondement sur lequel s’appuie le nouveau registre est précisé immédiatement : σύμβολα τὰἐν φωναῖς τῶν διανοίᾳ μόνῃ καταλαμβανομένων ἐστίν (« ce qui est dans les mots est le symbole de ce qui n’est saisi que par l’intelligence » ; § 119). Comme dans les développements précédents, Philon se focalise dans l’exposé allégorique sur un sens qui relève de l’activité spécifique de l’intelligence. Il ajoute en outre une précision sur le langage : en sus de sa valeur référentielle, qui permet de reconstituer une scène à partir des détails qu’il livre, le langage contient, mais de façon cachée, un autre sens. Le sens littéral relève de l’évidence, du sens premier du langage, tandis que l’allégorie implique de déchiffrer, à partir des mêmes mots, mais avec des outils différents, un sens propre aux réalités intelligibles. Une nouvelle fois, après l’inversion des rôles respectifs de la vertu et de l’intellect tels que le langage tendait à les définir (§ 99-102), le langage révèle ses limites, en même temps qu’il demeure le support du déchiffrement d’un nouveau sens. Notons que s’il a bien été question de διανοία (§ 107) au début de l’exposé littéral par opposition à des paroles (τῶν λεγομένων ; ibid.), c’était pour exprimer la relation, et en l’occurrence la cohérence, entre des mots et l’« intention » de celui qui les prononçait. Ici, le passage de l’un à l’autre constitue un seuil : après avoir montré la manière selon laquelle quelque chose de divin se manifestait dans la réalité concrète de la vie du sage, telle que le langage l’exprime de façon évidente, Philon expose la nécessité de franchir un pas, qui seul permet de comprendre le sens sous-jacent et plus profond des mots.

En réalité, nous allons voir que ce rapport est plus complexe : Philon justifie par le recours à l’allégorie la valeur de la lettre du premier verset, « Dieu se fit voir à [Abraham] » (Ὤφθη δὲ αὐτῷὁ θεός ; Gn 18, 1), en montrant comment d’autres détails, autour de cette affirmation, doivent être compris de façon différente de leur sens premier. Toute la lettre du texte n’est pas vouée à être allégorisée, mais seulement les éléments qui permettent de résoudre la difficulté posée par une affirmation concernant Dieu, précisément si elle est prise à la lettre. C’est finalement l’exposé littéral qui est le moins fidèle à la lettre du premier verset, parce que Philon entend ne donner toute sa valeur au verset que dans l’allégorie, c’est-à-dire à condition de définir le contexte dans lequel l’affirmation devient véritablement intelligible.

C’est ainsi que peut apparaître la continuité entre les deux volets de l’exégèse du passage scripturaire : ayant tout éclairci dans le sens littéral, sauf la manifestation en personne de Dieu, Philon cherche maintenant, en se situant à un niveau encore plus élevé, dans un registre pleinement intelligible, à expliquer comment rendre compte de cette manifestation pour elle-même, en se focalisant sur elle et les quelques détails adjacents qui permettent de la comprendre : l’heure de la journée, et la vision de trois figures. Tandis que Philon est remonté, dans le sens littéral, aussi haut qu’il le pouvait à partir de l’idée de la visite à Abraham de trois personnes qui parlent au nom de Dieu, jusqu’à en faire des anges, il franchit un nouveau pas en assimilant désormais la triple visite à Dieu lui-même.

Philon procède en s’appuyant sur un élément mentionné dans le sens littéral mais qui n’y jouait aucun rôle : l’heure de la journée, « midi » (μεσημβρίας ; Gn 18, 1 ; voir § 107). De fait, la nouvelle exégèse ne constitue pas à proprement parler un approfondissement de l’exposé littéral : Philon part sur de nouvelles bases pour exposer un sens différent qui ne se superpose pas immédiatement au contenu de son exposé littéral, les éléments qu’il mobilise étant d’emblée considérés comme des expressions figurées, ou plus précisément analogiques, d’une réalité concernant l’âme. Philon décrit en effet la situation de l’âme (ἡ ψυχή ; § 119) lorsqu’elle est « comme à midi » (καθάπερ ἐν μεσημβρίᾳ ; ibid.), expression qui signifie qu’elle « est éclairée par Dieu et tout entière remplie d’une lumière intelligible » (θεῷ περιλαμφθῇ καὶὅλη διʼ ὅλων νοητοῦ φωτὸς ἀναπλησθεῖσα ; ibid.). Dans ces conditions, l’âme « saisit une triple représentation » (τριττὴνφαντασίαν […] καταλαμβάνει ; ibid.). Cependant Philon ajoute d’emblée une hiérarchie, puisque cette vision est en fait celle « d’un seul véritable objet » (ἑνὸςὑποκειμένου ; ibid.), c’est-à-dire « de l’un comme existant, des deux autres comme des ombres rayonnant à partir de celui-là » (τοῦ μὲν ὡς ὄντος, τῶν δʼ ἄλλων δυοῖν ὡς ἂν ἀπαυγαζομένων ἀπὸ τούτου σκιῶν ; ibid.).

Cette présentation n’est pas sans lien avec l’exposé littéral : Philon reprend le terme d’image, de représentation (φαντασία) qui figurait dans les deux parties de celui-ci (§ 113-118), et il exprime de nouveau, avant de la développer longuement, la hiérarchie entre les trois figures (§ 110). Mais Philon va désormais plus loin, et surtout il s’appuie sur une analogie avec une réalité sensible et concrète qui n’a rien à voir avec son exposé littéral : si le sens allégorique peut être établi à partir d’une analogie avec le monde sensible, et à partir d’éléments de la lettre du texte, ce n’est pas pour autant de façon nécessaire à partir de l’exposé littéral que Philon en tire. En effet, il fait référence ici à une image qu’il emprunte à un registre scientifique : ὁποῖόν τι συμβαίνει καὶ τοῖς ἐν αἰσθητῷ φωτὶ διατρίβουσιν (« il se produit quelque chose de ce genre également dans ce qui se passe dans la lumière sensible » ; § 119). Tout comme on peut observer, poursuit-il, qu’un objet projette souvent deux ombres, qu’il soit au repos ou en mouvement, ainsi en va-t-il dans la « lumière intelligible » (νοητοῦφωτός).

Du point de vue de la méthode allégorique, ce développement présente des traits uniques : Philon repart de la lettre du texte, mais en l’interprétant comme un autre type de référence à la réalité sensible que celle qu’il a développée en reprenant la narration du passage. Au lieu de faire voir un ensemble d’événements et de paroles et d’en montrer la cohérence d’ensemble, il se focalise sur un détail qu’il éclaire d’un point de vue scientifique. Il revient ainsi à la lettre du texte mais choisit en quelque sorte de repartir en choisissant un autre embranchement, aussi bien dans ce qu’il choisit d’expliquer (le lien entre la triple apparition et le soleil de midi), que dans la méthode qu’il applique, pour livrer un autre type d’exégèse littérale susceptible de fonder l’exégèse allégorique. Ce faisant, il confirme, d’une façon similaire à ce que les chapitres précédents ont pu montrer, qu’il existe une analogie entre les réalités sensibles et les réalités intelligibles.

Il ne s’agit néanmoins que d’une analogie et non d’une stricte identité : la référence au monde sensible constitue un appui, mais n’explique pas entièrement les réalités intelligibles. Philon s’emploie à préciser et à corriger l’analogie pour éviter l’erreur consistant à penser que l’on « parle au sens propre des ombres à propos de Dieu » (ἐπὶ θεοῦ τὰς σκιὰς κυριολογεῖσθαι ; § 120). Philon engage encore une fois dans cette remarque une réflexion sur le langage et ses limites : il met en garde contre « l’emploi abusif du mot » (κατάχρησιςὀνόματος 119) qui n’est qu’un outil, « en vue d’une expression plus claire de la réalité que l’on expose » (πρὸς ἐναργεστέραν ἔμφασιν τοῦ δηλουμένου πράγματος), et non la réalité (τό γε ἀληθὲς ; § 120). La différence principale qu’il semble vouloir signaler est que, dans le registre de la lumière intelligible, il n’y a pas d’ombre, l’âme étant comme on l’a vu tout entière plongée dans la lumière qui vient de Dieu. De plus, Dieu étant justement la source de la lumière, il ne peut projeter à proprement parler une ombre de lui-même, mais seulement un autre type de lumière, d’image. L’image concrète mobilisée par Philon, et le sens propre des mots, ne sont suggestifs qu’une fois prise en compte la différence entre le registre sensible et le registre intelligible. Le langage dans ses modalités ordinaires reste attaché avant tout au premier, et ne permet de rendre compte du second que d’une façon indirecte, une fois corrigé par une connaissance véritable des réalités intelligibles. Il se fait alors image, mais en perdant sa référentialité première à des réalités concrètes.

Malgré un cadre formel très clair – l’alternance entre exposé littéral et exposé allégorique – le commentaire réel de Philon montre donc de nouveau une certaine complexité dans le détail de son déroulement : s’il appuie son exégèse allégorique sur une compréhension littérale de la lettre du texte, il le fait toutefois à partir de détails qui n’étaient pas mis en relation dans son exposé littéral. Philon a choisi de réordonner la matière du passage pour des motifs extérieurs à la logique interne de l’épisode, afin de faire apparaître de façon seulement progressive la manifestation de Dieu. La rigueur formelle du cadre qu’il se donne lui permet en réalité une certaine souplesse. Il peut en effet livrer une compréhension synthétique de l’ensemble du passage sans pour autant devoir s’astreindre à rendre compte de tous les détails du texte, contrairement à l’exégèse analytique et systématique des Quaestiones, et si l’exégèse allégorique constitue une réponse à l’exégèse littérale, cette réponse est ici particulière : l’analogie repose sur une nouvelle exégèse littérale indépendante de la première, mais constitue dans le même temps l’approfondissement de la question centrale du passage qui est la compréhension de la manifestation de Dieu à Abraham, sur un plan où elle peut enfin être envisagée directement. Les deux types d’exposé ne se superposent donc pas directement, mais ont tendance à converger, chacun dans leur registre propre, vers un même but.

C’est de fait sur ces nouvelles bases que Philon peut rendre compte de la manifestation de Dieu sous une forme triple. Il a en quelque sorte atteint le niveau désiré, après un nouveau mouvement d’élévation permis par l’analogie avec la lumière sensible. Maintenant qu’il est « tout près de la vérité », il peut déployer, d’une façon en quelque sorte horizontale, par un jeu d’identifications qui se passent de nouvelle justification, les termes de son interprétation : « le Père de toutes choses est au centre » (πατὴρ μὲν τῶν ὅλων ὁ μέσος ; § 121), c’est-à-dire, selon un vocabulaire attesté « dans les Écritures saintes » (ἐν ταῖς ἱεραῖς γραφαῖς ; ibid.), « l’Être » (ὁὤν ; ibid.) : significativement, Philon ne justifie pas le fond de son identification, mais seulement la terminologie qu’il emploie, en rappelant que l’Écriture autorise à désigner Dieu comme ὁὤν (voir Ex 3, 14), ainsi que le font aussi les philosophes. À ses côtés, « les puissances les plus anciennes et les plus proches de l’Être » (αἱπρεσβύταται καὶἐγγυτάτω τοῦὄντος δυνάμεις ; ibid.), la « puissance créatrice » (ἡ μὲν ποιητική) appelée « Dieu » (θεός) et la « puissance souveraine » (ἡ δʼ αὖ βασιλική) appelée « Seigneur » (κύριος ; § 121). S’il justifie par l’étymologie (θεός renvoie à τίθημι, dans le sens d’une création) ou la signification propre du mot (κύριος renvoie à la notion d’autorité) l’identité des puissances, la compréhension d’ensemble de la triple apparition semble aller de soi pour Philon. De fait, à la suite d’un passage du De Cherubim où il semble introduire cette théorie, ou au moins en rapporter la genèse en son esprit (Cher., 27 120), Philon l’utilise à plusieurs reprises, notamment lorsqu’il commente le premier verset du chapitre 17 de la Genèse : καὶὤφθη κύριος τῷ Αβραμ καὶ εἶπεν αὐτῷἘγώ εἰμι ὁ θεός σου (« le Seigneur se fit voir à Abram et lui dit : “Je suis ton Dieu” » ; voir QG III, 39 et Mutat., 12-32), mais également, comme nous le verrons, dans son exégèse du même épisode dans les Quaestiones.

Si Philon ne justifie pas l’utilisation de cette image, c’est qu’elle n’est pas en soi la fin de son commentaire allégorique, mais le moyen qu’il utilise pour rendre compte précisément du problème qui est le sien : la manifestation de Dieu, qui est un, sous une forme triple, ou comme il le formule lui-même, comprendre pourquoi l’Être, « flanqué par les gardes » (δορυφορούμενος ; § 122) que sont ses puissances, « présente à l’intelligence qui est dotée de la vision la représentation tantôt d’une figure, tantôt de trois » (παρέχει τῇὁρατικῇ διανοίᾳ τοτὲ μὲν ἑνὸς τοτὲ δὲ τριῶν φαντασίαν ; ibid.). Philon retrouve le fil général de son argumentation en montrant que l’explication de ce phénomène repose sur le regard porté par l’intelligence elle-même : « lorsqu’elle se trouve être totalement purifiée » (ὅταν ἄκρως τύχῃ καθαρθεῖσα ; ibid.), elle reçoit la représentation d’une seule figure (ἑνός ; ibid.). En effet, l’intelligence dépasse alors la « pluralité des nombres » (τὰ πλήθη τῶν ἀριθμῶν ; ibid.), et même la « dyade » (δυάδα, ibid.), pour atteindre la « monade » (μονάδος ; ibid.). Elle atteint de ce fait « l’idée pure et simple qui, en elle-même, n’a besoin d’absolument rien » (τὴν ἀμιγῆ καὶἀσύμπλοκον καὶ καθʼ αὑτὴν οὐδενὸς ἐπιδεᾶ τὸ παράπαν ἰδέαν ; ibid.).

Cette description de l’Être sous l’aspect de la monade n’a rien d’original. On peut la rapprocher notamment d’un développement similaire au début du deuxième livre des Legum Allegoriae (Leg. II, 2) où Philon écrit, à propos de la solitude de Dieu : χρῄζει γὰρ οὐδενὸς τὸ παράπαν (« il ne nécessite en effet absolument rien »), ou encore : ὁ θεὸς μόνος ἐστὶ καὶἕν, οὐ σύγκριμα, φύσις ἁπλῆ (« Dieu est seul et un, n’est pas un composé, sa nature est simple »), et enfin : ὁ δὲ θεὸς οὐ σύγκριμα οὐδὲἐκ πολλῶν συνεστώς, ἀλλʼ ἀμιγὴς ἄλλῳ (« Dieu n’est pas un composé, il n’est pas formé de plusieurs éléments, mais il est sans mélange d’autre chose »). Et il ajoute, au paragraphe suivant : τέτακται οὖν ὁ θεὸς κατὰ τὸἓν καὶ τὴν μονάδα, μᾶλλον δὲἡ μονὰς κατὰ τὸν ἕνα θεόν (« Dieu donc existe selon l’un et la monade, mais plutôt la monade existe selon le Dieu un » ; Leg. II, 3).

Le vocabulaire de la dyade est plus significatif pour notre passage : la monade et la dyade ont leur origine dans une arithmologie pythagoricienne, attestée encore dans le moyen-platonisme, et jusqu’à Porphyre 121, la monade désignant le démiurge, et la dyade la matière. Philon reprend en partie à son compte ce vocabulaire : δυὰς μέντοι καὶ τριὰς ἐκβέβηκε τὴν κατὰ τὸἓν ἀσωματότητα, ὅτι ἡ μὲν ὕλης ἐστὶν εἰκών, διαιρουμένη καὶ τεμνομένη καθάπερ ἐκείνη, τριὰς δὲ στερεοῦ σώματος, ὅτιπερ τριχῆ τὸ στερεὸν διαιρετόν (« cependant la dyade et la triade ont dépassé l’incorporéité qui correspond à 1 : la dyade est l’image de la matière, divisée et fractionnée comme elle ; et la triade, celle du corps solide, puisque le solide est divisible suivant trois dimensions » ; Leg. I, 3 122). En parlant de dyade à propos des puissances, Philon décrit des réalités qui sont liées à la matière, à travers lesquelles Dieu exerce son action sur le monde. Cela permet d’établir un lien avec l’exposé littéral où ce n’était pas Dieu directement qui se manifestait, mais ses « serviteurs et lieutenants » (§ 115) : la connaissance de Dieu n’était qu’indirecte, et mesurée surtout par ses effets sur le monde, sur Abraham comme sur sa maison. Philon illustre par l’exposé allégorique comment la monade elle-même peut se faire voir, lorsque l’intelligence « se trouve purifiée au plus haut degré » (ἄκρως τύχῃ καθαρθεῖσα ; § 121).

Cette purification est exprimée à partir d’une image très courante chez Philon, celle des mystères et de l’initiation : τριῶν δὲὅταν μήπω τὰς μεγάλας τελεσθεῖσα τελετὰς ἔτι ἐν ταῖς βραχυτέραις ὀργιάζηται (« [l’Être présente la perception de] trois figures, lorsque [l’intelligence], n’étant pas encore initiée aux grands mystères, célèbre encore les petits » ; § 122). Le travail de l’intelligence ne suffit pas en lui-même, mais nécessite comme une « initiation », c’est-à-dire implique de recevoir une révélation plus haute pour s’accomplir. Sans cela, explique-t-il, l’intelligence qui est dans cet état « ne peut saisir l’Être sans quelque chose d’autre hors de lui-même » (μὴ δύνηται τὸὂν ἄνευ ἑτέρου τίς ἐξ αὐτοῦ μόνου καταλαβεῖν), elle ne le peut que « par ses actions, lorsqu’il crée ou dirige » (διὰ τῶν δρωμένων, ἢ κτίζον ἢἄρχον ; § 122).

Cela encore constitue une forme de réponse à l’exposé littéral, où Philon a présenté comment les paroles adressées à Sarah, lui rappelant sa connaissance de la puissance sans limite de Dieu, l’ont conduite à percevoir la nature divine de ses interlocuteurs, en revenant à sa foi (πίστις) en Dieu. Un passage du Quis rerum divinarum heres sit sur la foi d’Abraham peut permettre d’étayer ce rapprochement : μόνῳ θεῷ χωρὶς ἑτέρου προσπαραλήψεως οὐῥᾴδιον πιστεῦσαι (« il n’est pas facile de faire confiance à Dieu seul, en dehors de la présence conjointe d’autre chose » ; Her., 92) ; en effet, dans notre passage, l’expression rappelée ci-dessus, τὸὂν ἄνευ ἑτέρου[…] καταλαβεῖν, lui fait écho. La suite immédiate du passage évoque la nécessité de « se purifier » (τὸἐκνίψασθαι ; Philon écrit ici καθαρθεῖσα), et se conclut ainsi : μόνῳ δὲ πιστεῦσαι θεῷ τῷ καὶ πρὸς ἀλήθειαν μόνῳ πιστῷ μεγάλης καὶὀλυμπίου ἔργον διανοίας (« mettre sa confiance en Dieu seul, qui est aussi le seul digne de foi en ce qui concerne la vérité, est l’œuvre d’une intelligence grande et olympienne » ; Her., 93). Dans la foi en Dieu, et en Dieu seul, sans autre manifestation sensible, l’intelligence (διανοία) témoigne de sa perfection et de sa pureté : chez Sarah, dans l’exposé littéral, il y a une progression de ce genre vers un regard plus clair, par la foi, même s’il demeure encore imparfait.

Il paraît significatif à cet égard que Philon ne discrédite pas véritablement ce niveau inférieur de la vision de l’intelligence, qu’il appelle « pour ainsi dire, une seconde possibilité de navigation » (δεύτερος[…], ὥς φασι, πλοῦς ; § 123), selon l’expression platonicienne 123. Certes, cette vision ne fait que « participer d’une croyance chère à Dieu » (μετέχει δόξης θεοφιλοῦς), tandis que la première « est elle-même cette croyance chère à Dieu » (αὐτός ἐστι θεοφιλὴς δόξα), et même est tout simplement « vérité » (ἀλήθεια) : mais en défendant la valeur de ce type de vision, imparfaite, qui n’atteint pas Dieu directement, Philon peut aussi chercher à faire valoir le regard purifié mais limité d’Abraham et Sarah, qui perçoivent la nature divine de leurs visiteurs, mais ne voient pas Dieu lui-même. Il s’agit en tout cas, de fait, d’un problème exégétique important, puisque Philon annonce aussitôt qu’ « il faut présenter ce qui est montré » – à savoir la valeur relative mais incontestable de cette seconde vision – « de façon plus compréhensible » (γνωριμώτερον δὲ τὸ δηλούμενον παραστατέον ; § 123) : cela sera l’objet de la deuxième partie de l’exposé allégorique.

La manière dont il est possible d’accéder à une vision directe de Dieu continue d’apparaître comme l’enjeu majeur de l’ensemble du développement de Philon à propos de cet épisode biblique. Bien qu’il reparte d’un autre point, Philon parvient toutefois ici à illustrer les problèmes posés par l’exposé littéral à travers son exposé allégorique, qui élargit et approfondit la perspective déjà ouverte par ses premiers développements, mais en l’ouvrant à la vision même de Dieu. Toutefois, de la même manière que le premier exposé littéral demeurait insuffisant pour comprendre pleinement l’identité des visiteurs, le premier exposé allégorique nécessite lui aussi d’être expliqué plus clairement, pour rendre compte de ce que signifie l’alternance entre la vision d’une et de trois figures.

Notes
119.

Il oppose de façon semblable, dans le De sacrificiis Abelis et Caini, le fait de vouloir attribuer à Dieu de façon propre (κυριολογεῖται) ce qui est le propre de l’homme : il ne s’agit que d’un emploi abusif (κατάχρησιςὀνομάτων ; Sacrif., 101). Il rappelle encore de la même façon l’inadéquation du langage à parler de Dieu avec des mots pris dans leur sens propre (κυριολογεῖται) dans le De posteritate Caini, ce qui oblige à prendre le chemin de l’allégorie (τὴνδιʼ ἀλληγορίαςὁδόν : Poster., 7). L’association de κυριολογεῖται et κατάχρησιςfigure également dans ce même traité au paragraphe 168. Sur l’impossibilité d’employer un certain vocabulaire au sens propre à propos de Dieu, voir encore Mos. I, 75.

120.

Il existe des précédents qui ont pu nourrir la réflexion de Philon, en particulier dans la présentation, qui vient à la suite, des puissances comme des « gardes qui flanquent » l’Être (δορυφορούμενος ; § 122), comme le montre J. Dillon, The Middle Platonists, A Study of Platonism. 80 B. C. to A. D. 220, London, Duckworth, 1977, p. 161. Cela ne suffit pas toutefois à prouver si Philon a repris l’idée en elle-même à des prédécesseurs, ou bien s’il s’est seulement servi d’expressions permettant de la formuler.

121.

Voir notamment M. Zambon, Porphyre et le moyen-platonisme, Paris, Vrin, 2002.

122.

Traduction de C. Mondésert (OPA).

123.

Phd., 99 c 9-d 1 ; Plt., 300 c 2 ; Phlb., 19 c 2-3.