C. Le retour à la lettre du texte (Abr., 131-132)

Alors que son développement culmine sur un discours de Dieu qui semble avoir éclairci tout ce qui pouvait l’être, Philon rajoute un dernier développement, qu’il présente comme une preuve de ce qu’il vient d’énoncer : ὅτι δʼ ἡ τριττὴ φαντασία δυνάμει ἑνός ἐστιν ὑποκειμένου, φανερὸν οὐ μόνον ἐκ τῆς ἐν ἀλληγορίᾳ θεωρίας, ἀλλὰ καὶ τῆς ῥητῆς γραφῆς (« Que la triple perception, en réalité, est celle d’un unique objet, cela est manifeste non seulement à partir du regard qui relève de l’allégorie, mais aussi à partir de la lettre du texte » ; § 131). Nous retrouvons les éléments d’une transition entre registre, avec la mention de l’un (ἐν ἀλληγορίᾳ) et de l’autre (τῆς ῥητῆς γραφῆς) et l’établissement d’un parallélisme entre les deux, mais dans l’ordre inverse de celui que nous avons précédemment rencontré. De plus, alors que ces formules visent d’habitude à mettre en place une opposition, Philon y voit ici la confirmation d’une seule et même idée : l’unicité de Dieu qui se manifeste, attestée par les références à un interlocuteur unique d’Abraham.

Ainsi, « lorsque le sage prie les trois personnes qui ressemblent à des voyageurs de recevoir son hospitalité, il s’adresse à eux non comme à trois personnes, mais comme à une seule » (ἡνίκα μὲν γὰρ ὁ σοφὸς ἱκετεύει τοὺς ἐοικότας ὁδοιπόροις τρεῖς ξενισθῆναι παρʼ αὑτῷ, διαλέγεται τούτοις οὐχ ὡς τρισίν, ἀλλʼ ὡς ἑνί ; § 131), et Philon l’appuie de façon très précise sur le texte scripturaire, qu’il cite en intégralité (Κύριε, εἰἄρα εὗρον χάριν ἐναντίον σου, μὴ παρέλθῃς τὸν παῖδά σου : « Seigneur, si donc j’ai trouvé grâce devant toi, ne passe pas en négligeant ton serviteur » ; Gn 18, 3) en soulignant l’emploi de trois termes au singulier 135. Le deuxième élément que Philon cite, contrairement au premier, a déjà été évoqué par lui : « et lorsque, ayant reçu l’hospitalité, ils accordent une marque d’amitié à leur hôte, de nouveau un seul promet, comme si un seul était lui-même présent, l’engendrement d’un enfant légitime » (ἡνίκα δὲ ξενιζόμενοι φιλοφρονοῦνται τὸν ξενοδόχον, πάλιν εἷς ὑπισχνεῖται ὡς μόνος αὐτὸς παρὼν γνησίου παιδὸς σποράν ; § 132), et Philon fait suivre cette idée, de nouveau, d’une citation du verset scripturaire correspondant (Gn 18, 10), de nouveau légèrement adaptée 136.

Philon parle d’un retour à la « lettre du texte » (τῆς ῥητῆς γραφῆς) : il s’appuie sur les mots qu’il trouve dans le texte pour signifier que le texte atteste bel et bien, d’une certaine façon, qu’il y a un échange entre Abraham et Dieu. Il ne s’agit pas pour autant d’une suite ou d’une extension de l’exposé littéral. Le sens littéral du passage, selon Philon, atteste de la perfection d’Abraham, manifestée par son hospitalité, son amour des hommes, mais Dieu ne se fait pas voir à lui, et le retour à la lettre du texte que Philon opère ici ne permet pas d’introduire rétrospectivement cette manifestation dans l’exposé littéral. Le rôle de ce retour à la lettre du texte s’apparente plutôt à celui de la combinaison entre le soleil de midi et la vision triple : ce sont des éléments qui appartiennent à la lettre du texte, mais renvoient à un sens qui ne peut être qu’allégorique. La référence à l’unicité de Dieu se fait par-dessus l’interprétation littérale d’ensemble de l’épisode. Le phénomène exégétique est finalement assez similaire à celui que nous avons observé dans le premier chapitre, lorsque Philon, après avoir évoqué le sens allégorique de la migration, cite le verset scripturaire dans lequel il est question d’une manifestation de Dieu à Abraham (§ 77 sur Gn 12, 7). Nous avions montré dans quelle mesure ce retour au texte n’était possible que dans la perspective ouverte par le commentaire allégorique : c’est également ce qu’il se passe ici, les éléments scripturaires que Philon avait omis, ou interprétés à un premier niveau, ne trouvent leur sens véritable que dans la mesure où ils confirment le sens allégorique. Il faut donc à Philon un passage par l’exégèse allégorique pour rendre compte de la lettre du texte elle-même, alors que l’exposé littéral semble devoir être en quelque sorte limité par des présupposés théoriques interdisant de penser que Dieu puisse être dit se manifester en personne à Abraham dans le registre qui est celui de l’interprétation littérale, à savoir la vie concrète du sage.

Notes
135.

Philon apporte une modification au texte du verset, substituant παρὰσοί (« auprès de toi ») à ἐναντίον σου (« devant toi »). Il ne faut sans doute pas y voir l’expression d’un sens particulier, mais seulement le remplacement d’une expression scripturaire difficile. Ainsi, la même transposition est opérée à propos du verset suivant : Νωε δὲ εὗρεν χάριν ἐναντίον κυρίου τοῦ θεοῦ (« Mais Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu » ; Gn 6, 8). Philon l’introduit en effet dans un commentaire dans ces termes : διὸ νῦν φησι τὸν Νῶε χάριν εὑρεῖν παρʼ αὐτῷ (« c’est pourquoi il est dit maintenant que Noé trouva grâce auprès de lui » ; Deus, 74). Et ce n’est qu’après avoir achevé l’explication du passage, une fois que son sens ne risque plus de poser de difficulté, qu’il donne le texte scripturaire exact (Deus, 86). Dans la mesure où Philon ne cherche pas ici à expliquer un verset pour lui-même dans tous ses détails, mais à relever seulement quelques points importants, il peut se permettre de simplifier le verset pour rendre la lecture plus fluide.

136.

Les modifications qu’il apporte sont plus étendues, mais sont du même ordre que pour le verset précédent : Philon remplace le participe ἐπαναστρέφων (« revenant ») par un synonyme plus simple (ἐπανιών), et l’expression εἰς ὥρας (« l’année prochaine ») par εἰς νέωτα, dont le sens est identique, mais plus simplement exprimé.