Conclusion

Toute l’exégèse développée par Philon à propos de l’épisode de la visite reçue par Abraham au chêne de Mambré apparaît comme une tentative de justifier le premier verset : Ὤφθη δὲ αὐτῷὁ θεός (« Dieu se fit voir à lui » ; Gn 18, 1). Philon répugne manifestement à assumer ces mots comme la description d’un événement concret, et préfère élaborer une exégèse dont chaque étape constitue un palier permettant de montrer comment la vision de Dieu nécessite non seulement un regard de l’âme, mais encore une élévation et une purification de celle-ci. Ce n’est qu’à cette condition que le texte scripturaire peut alors être considéré comme la description d’une vision qui relève du registre des réalités intelligibles.

L’exégèse de Philon, loin d’opposer une lecture littérale évidente du texte, suivie de la révélation par la méthode allégorique d’un sens caché, implique au contraire que la lettre du texte soit hétérogène : si la plupart des éléments composent un récit tout à fait cohérent, renvoyant à des événements vraisemblables et illustrant de façon claire les vertus d’Abraham, d’autres posent au contraire problème et ne peuvent être pris, au pied de la lettre, comme la description de réalités concrètes. C’est le cas de la manifestation de Dieu à Abraham et de tous les éléments du texte qui permettent de l’appuyer, dont l’enjeu est considérable. Philon ne peut en faire totalement l’économie, puisqu’il s’agit de l’information centrale d’un texte qu’il reconnaît comme une parole divine, mais le souci d’en donner une interprétation rationnellement acceptable le conduit à développer une exégèse complexe.

Tout d’abord, l’interprétation littérale doit servir en quelque sorte de marchepied justifiant que Dieu choisisse de récompenser Abraham. Alors que le texte semble parler uniquement de la vertu de philanthropie d’Abraham, tandis que la promesse qui lui est faite est explicitement rattachée à Dieu, Philon s’efforce de montrer qu’Abraham ne fait pas seulement preuve d’amour pour les hommes, mais aussi de piété : c’est l’enjeu général de cette section du traité, et il le formule lui-même en disant que l’hospitalité est une vertu accessoire de la piété (§ 114). Cependant, il ne démontre pas clairement ce qu’il affirme : la nature du regard porté par Abraham sur les visiteurs n’est jamais précisée (l’ambiguïté du paragraphe 107 n’est jamais levée), et Philon cherche surtout à montrer la perfection admirable d’Abraham comme hôte. Peut-être faut-il chercher la preuve de sa piété dans l’attitude des visiteurs qui reconnaissent en lui un « compagnon d’esclavage » et lui apportent une récompense venant de Dieu : cela revient toutefois à restreindre l’illustration de la piété d’Abraham au seul fait que Dieu le récompense, comme l’exposé littéral du chapitre sur la descente en Égypte semblait le suggérer. Or, l’exposé allégorique, contrairement à celui du précédent chapitre, ne peut guère être conçu comme l’illustration que l’interprétation littérale, une fois transposée et éclairée, manifeste la piété d’Abraham.

En effet, il y a une forme de rupture entre les deux volets de l’exégèse, puisque Philon repart d’un nouveau point, laissé de côté dans l’exposé littéral, et développe un discours sur la manifestation de Dieu dont les étapes ne paraissent pas pouvoir correspondre au contenu de l’exposé littéral : ni Sarah ni Abraham ne semblent pouvoir correspondre aux étapes inférieures de la vision, où sont appréhendées les puissances. S’il est question de piété, il ne semble pas que cela puisse correspondre à une illustration spécifique des actions rapportées par le texte scripturaire à propos d’Abraham. Philon développe une réflexion à partir d’un seul problème, l’alternance d’une vision simple et d’une vision triple, et en déploie la cohérence propre sans plus se référer au texte scripturaire. Il livre pour finir une présentation de la piété qui dépasse le cadre de celle qu’exerce Abraham, mais éclaire de façon plus générale la question de la contemplation de Dieu, des différents degrés de piété qui y conduisent et des différentes récompenses accordées par Dieu à ceux qui s’attachent à lui en fonction de leurs motivations réelles.

Enfin, Philon revient à la lettre du texte pour appuyer le fait que c’est bien Dieu qui se révèle de façon unique : ces éléments paraissent constituer la clé de voûte et la pointe de l’argumentation, dans la mesure où la conclusion du développement constitue également son éclaircissement définitif. Ce retour à la lettre du texte permet d’expliciter le problème que Philon se pose en réalité depuis le début mais qu’il n’a pas formulé directement : il cherche à expliquer comment la manifestation de Dieu mentionnée dès le début de l’épisode peut être reprise aussitôt, au deuxième verset, comme une triple manifestation. Contrairement à la tradition rabbinique, qui a juxtaposé de diverses façons ces deux apparitions, Philon considère qu’il s’agit d’une même apparition et propose une lecture à la fois plus simple (il n’y a fondamentalement qu’une seule visite) et beaucoup plus complexe à justifier au regard de sa théologie, qui lui interdit de penser que Dieu se manifeste comme un homme de façon sensible. Il se trouve donc contraint de commencer par développer un premier niveau de lecture où il n’est question que des visiteurs conçus comme des anges, avant de déployer dans l’exégèse allégorique la manière de comprendre que Dieu puisse apparaître à la fois comme un et comme trois. N’ayant pas posé de bases dans son exposé littéral sur lesquels appuyer cette nouvelle argumentation, il lui donne un tour général, ou dogmatique, c’est-à-dire qu’il délivre un enseignement cohérent qui s’éloigne d’une exégèse proprement dite du texte, laquelle se limite à la mise en place de l’image de la vision triple au soleil de midi.

Il y a donc dans ce passage une forme de disjonction entre le récit de la vie d’Abraham, et la leçon générale que l’on peut en tirer : alors que l’épisode précédent donnait à voir un ensemble de faits auxquels correspondait de façon étroite une compréhension allégorique, livrant à la fois un enseignement sur la vertu de piété et un éclairage sur le sens du texte, Philon propose ici une exégèse plus morcelée, guidée par une question générale qui ne s’articule qu’imparfaitement à la présentation synthétique de l’épisode développée dans son commentaire littéral. De ce fait, l’exégèse présente des ruptures : la philanthropie d’Abraham ne renvoie pas directement à sa piété ; ce n’est pas la piété d’Abraham lui-même qui est éclairée par l’exposé allégorique ; la récompense donnée à Abraham et Sarah, la naissance d’Isaac, ne renvoie pas directement à l’amitié (φιλία) accordée par Dieu aux hommes les plus vertueux ; enfin, le retour à la lettre du texte n’a pas vocation à constituer un rappel de l’interprétation littérale.

Confronté à un problème métaphysique majeur, à une sorte de paradoxe absolu au regard de sa théologie, Philon ne peut donc que refuser d’accorder à une partie de la lettre du texte scripturaire une valeur littérale : il en fait des éléments d’argumentation dont le sens n’apparaît qu’au filtre d’une lecture allégorique. Le fait que le texte scripturaire soit considéré comme hétérogène et composite rend l’ensemble de l’exégèse semblablement hétérogène et composite : Philon ne peut illustrer de façon intégrée la piété d’Abraham et se voit contraint de juxtaposer et d’articuler entre eux des développements qui ne se répondent pas aussi étroitement que ceux qui composaient l’exégèse de l’épisode précédent. La cohérence narrative d’ensemble du passage entre en conflit avec une exigence théologique, si bien que l’argumentation, tout en fonctionnant certes encore selon son cadre habituel, où se succèdent lecture littérale et lecture allégorique, est constituée de deux étapes qui ne portent pas exactement sur la même lettre du texte, certains éléments parmi les importants étant réservés au second volet. Le redoublement opéré par Philon au sein de son développement littéral peut ainsi être vu comme le symptôme de l’insuffisance du premier exposé littéral, alors que Philon ne peut pas non plus en livrer une exégèse allégorique serrée : cela le conduit à proposer une lecture en quelque sorte intermédiaire, qui divinise autant que possible le passage, mais sans pouvoir conduire directement à l’exposé allégorique, le lien étant seulement assuré, de façon extrinsèque, par la réflexion sur les modalités de la manifestation de Dieu, qui trouve une réponse distincte dans l’exposé allégorique.

Nous verrons que la méthode des quaestiones, s’attachant au commentaire de chaque verset de façon systématique, permet à Philon, au prix de certaines particularités, de livrer une exégèse à la fois littérale et allégorique de ce passage qui prend en compte la dimension aussi bien sensible qu’intelligible de son contenu, mais en faisant passer la frontière à un autre endroit.