1) La portée cosmique des fautes de Sodome (Abr., 133-137)

Ce développement illustre une fois encore comment l’exégèse littérale s’appuie sur une forme de généralisation qui puise aussi bien dans les sciences que dans la morale des éléments permettant d’illustrer la vraisemblance et la portée du récit scripturaire. Philon décrit en effet avec beaucoup de soin la situation de Sodome, sur un plan aussi bien géographique que moral, les deux étant profondément liés. Ce faisant, il semble toutefois porter la généralisation à un degré qui le conduit à exclure la presque totalité de l’histoire de Lot, alors que celle-ci constitue la trame de l’épisode scripturaire, pour ne retenir que la description méthodique des causes et des effets des vices des gens de Sodome, et la manière dont Dieu les punit : le propos de Philon opère une sélection dans le texte scripturaire pour en dégager un trait principal, la manière dont les vices des habitants de cette ville constituent une violation de leur propre nature humaine et de la nature qui met en péril toute l’humanité.

D’emblée, Philon s’efforce de présenter la situation de Sodome d’une façon aussi précise et intelligible que possible, à commencer par son nom et sa situation géographique : ἡΣοδομιτῶν χώρα, μοῖρα τῆς Χανανίτιδος γῆς, ἣν ὕστερον ὠνόμασαν Συρίαν Παλαιστίνην (« la région des gens de Sodome, partie de la terre cananéenne, que l’on a nommée par la suite Syrie palestinienne… ; § 133). Philon nomme le lieu en employant à la fois un vocabulaire d’origine scripturaire, le pays de Canaan 137, terme exclusivement présent dans les écrits bibliques ou dans la littérature qui en dépend 138, et un vocabulaire plus familier à un lecteur de la littérature grecque, la « Syrie palestinienne » : c’est ainsi qu’Hérodote, notamment, désigne la région à plusieurs reprises dans ses Enquêtes 139. Philon s’exprime ainsi à la manière d’un géographe donnant un cadre précis à son récit. Il reste ainsi fidèle au vocabulaire scripturaire tout en l’éclairant par une dénomination plus universelle.

Mais Philon se fait aussi moraliste, puisqu’il mentionne aussitôt que cette terre était « pleine d’une grande multiplicité de mauvaises actions, et en particulier de celles qui dérivent de la gloutonnerie et de la fornication » (ἀδικημάτων μυρίων ὅσων γεμισθεῖσα καὶ μάλιστα τῶν ἐκ γαστριμαργίας καὶ λαγνείας ; § 133), avec un vocabulaire particulièrement recherché qui renvoie à l’animalité de ces comportements : la gloutonnerie (γαστριμαργία) est notamment mentionnée dans le Phédon, où elle constitue l’un des vices qui conduisent les âmes à entrer dans des corps d’animaux après leur passage dans l’Hadès 140, tandis que la « fornication » (λαγνεία) décrit surtout, notamment dans le corpus hippocratique 141 comme dans les Histoires des animaux d’Aristote 142, la dimension la plus physique de l’acte d’accouplement, qu’il soit humain ou animal, ce qui explique son emploi dans un vocabulaire moral 143, comme nous l’avons déjà vu à propos du roi d’Égypte (§ 104).

Le deuxième participe va encore plus loin : ὅσα τε μεγέθη καὶ πλήθη τῶν ἄλλων ἡδονῶν ἐπιτειχίσασα(« ayant fait de la grandeur et de l’abondance considérable des autres plaisirs un poste avancé » ; § 134). L’image de la fortification avec ce qu’elle comporte d’hostile 144 est fréquente chez Philon dans un registre moral 145, notamment dans le De opificio mundi où il explique que « les plaisirs irrationnels font de la gloutonnerie et de la fornication un poste avancé » (αἱἄλογοι ἡδοναί[…] γαστριμαργίαν καὶ λαγνείαν ἐπιτειχίσασαι), et c’est cela même qui vient empêcher l’homme de vivre la vie heureuse pour laquelle il a été créé, une vie « sans peine et sans malheur, dans une profusion particulièrement abondante des biens nécessaires » (ἀπόνως καὶἀταλαιπώρως ἐν ἀφθονωτάτῃ τῶν ἀναγκαίων εὐπορίᾳ ; Opif., 79), projet que « la nature lui criait presque de façon ouverte » (μόνον οὐκ ἄντικρυς βοώσης τῆς φύσεως ; ibid.). Ce tableau de la condition originelle de l’homme est précisément l’inverse de celui que donnent à voir les habitants de Sodome – ce qui explique que leur terre « ait déjà été condamnée par le juge de l’univers » (ἤδηπαρὰτῷδικαστῇτῶνὅλωνκατέγνωστο ; § 133), dont ils rejettent de façon agressive le dessein originel pour l’homme.

En effet, Philon explique aussitôt que « la cause de l’absence de toute mesure dans l’intempérance fut l’abondance continue des ressources » (αἴτιον δὲ τῆς περὶ τὸἀκολασταίνειν ἀμετρίας ἐγένετο τοῖς οἰκήτορσιν ἡ τῶν χορηγιῶν ἐπάλληλος ἀφθονία ; § 134). Leur terre, poursuit Philon, était en effet très riche : βαθύγειος γὰρ καὶ εὔυδρος οὖσα χώρα παντοίων ἀνὰ πᾶν ἔτος εὐφορίᾳ καρπῶν ἐχρῆτο (« la région étant dotée d’une terre profonde et étant bien arrosée, jouissait chaque année d’une grande quantité de fruits de toute sorte » ; ibid.). Il faut souligner que cette description est absente de l’épisode que Philon commente : il élargit sa perspective et remonte jusqu’à un passage antérieur du livre de la Genèse qui décrit la richesse de la région, lorsque Abraham et Lot se séparent et que ce dernier vient y résider 146 : elle est alors comparée notamment au « jardin de Dieu » (ὁ παράδεισος τοῦ θεοῦ ; Gn 13, 10), c’est-à-dire au jardin d’Éden, au « paradis ». Philon mentionne, comme le texte scripturaire, l’abondance de l’eau et y il ajoute les fruits nombreux que celle-ci permet, en écho probablement de la description du jardin d’Éden, planté d’arbres et bordé par les quatre bras d’un fleuve (voir Gn 2, 9-10).

Pourtant, au lieu d’être un paradis, cette terre devient la cause d’un profond dérèglement : à la « profusion très abondante des biens nécessaires » (ἀφθονωτάτῃ τῶν ἀναγκαίων εὐπορίᾳ ; Opif., 79) originellement promise à l’homme, s’oppose « l’abondance continue des ressources » (§ 134), désormais source de mal. Le lien établi entre les deux par Philon trouve une justification indirecte dans l’Écriture. En effet, lorsqu’il est question pour la première fois de Sodome, dans le passage que nous avons rappelé, il est écrit : οἱ δὲἄνθρωποι οἱἐν Σοδομοις πονηροὶ καὶἁμαρτωλοὶἐναντίον τοῦ θεοῦ σφόδρα (« Or les hommes de Sodome étaient extrêmement méchants et pécheurs devant Dieu » ; Gn 13, 13). S’il n’y a pas de lien logique explicite entre la richesse de la région et la méchanceté de ses habitants, la juxtaposition des deux informations peut être interprétée comme le signe d’une relation de cause à effet. Mais il reste alors à expliquer en quoi l’abondance produit l’intempérance.

À l’exemple de ce qu’il explique dans le De opificio mundi, Philon pourrait montrer que des « désirs irrationnels » sont venus causer l’intempérance. Toutefois, il également possible que le dérèglement vienne de ce que la terre produit d’elle-même plus que « les biens nécessaires » (τῶν ἀναγκαίων) et suscite un autre excès. La citation légèrement raccourcie de deux vers de Ménandre permet de trancher en ce sens : μεγίστη δʼ ἀρχὴ κακῶν[…] τὰ λίαν ἀγαθά (« la plus grande source des maux, ce sont les biens en excès » 147). Cette citation est intéressante à double titre : non seulement elle permet de confirmer la manière dont Philon interprète ici le dérèglement moral des gens de Sodome, mais elle appuie aussi cette vision scripturaire sur une forme de maxime tirée de la littérature grecque dont la signification converge avec la leçon de l’Écriture, du moins telle que l’interprète Philon. Sa lecture du passage est ainsi fondée sur une forme de sagesse dont l’autorité est extérieure à l’Écriture mais la confirme.

Philon va plus loin : à partir des données scripturaires que nous avons rappelées, il développe la manière dont les habitants de Sodome se sont progressivement pervertis, en faisant écho à des réflexions platoniciennes. Ainsi, il explique à propos des biens fournis par la terre : ὧν ἀδυνατοῦντες φέρειν τὸν κόρον ὥσπερ τὰ θρέμματα σκιρτῶντες ἀπαυχενίζουσι τὸν τῆς φύσεως νόμον (« ne pouvant en supporter la satiété, en bondissant comme des animaux ils rejettent comme un joug la loi de la nature » ; § 135). La description des hommes comme des animaux, dans le cadre d’un récit décrivant une forme d’âge d’or, trouve plusieurs attestations chez Platon, aussi bien dans le Politique (271 e 5-7) que dans les Lois (713 d 2-3), lorsqu’il décrit comment les hommes étaient dirigés par Dieu (Θεός ; Pol., 271 e 5), c’est-à-dire Cronos, ou par des démons (δαίμονας ; Leg. III, 713 d 2). Or, dans cet état, les hommes bénéficiaient de biens abondants : ϕήμην τοίνυν παραδεδέγμεθα τῆς τῶν τότε μακαρίας ζωῆς ὡς ἄϕθονά τε καὶ αὐτόματα πάντ’ εἶχεν (« Nous avons donc reçu une tradition qui représentait l’heureuse vie des gens de ce temps-là comme pourvue de toutes choses en abondance et sans travail » ; Leg. III, 713 c 2-4 148). De même, dans le Politique, Platon écrit : καρποὺς δὲἀϕθόνους εἶχον ἀπό τε δένδρων καὶ πολλῆς ὕλης ἄλλης, οὐχ ὑπὸ γεωργίας ϕυομένους, ἀλλ’ αὐτομάτης ἀναδιδούσης τῆς γῆς (« ils avaient à profusion les fruits des arbres et de toute une végétation généreuse, et les récoltaient sans culture sur une terre qui les leur offrait d’elle-même » ; Pol., 272 a 3-5 149). Philon, à partir du texte scripturaire, développe donc une vision similaire à l’âge d’or décrit par Platon. Son exégèse se nourrit ainsi d’une réflexion philosophique sur la manière dont une société se développe et se pervertit.

La réflexion ne s’appuie pas seulement dans ses principes généraux et son évocation générale des dérèglements sur les textes de Platon. L’image des animaux qui bondissent constitue ainsi un autre emprunt au philosophe. Celui-ci s’en sert dans le cadre de la période qui succède à l’âge d’or : laissés à eux-mêmes, les hommes connaissent des dérèglements, comme la suite du développement des Lois l’illustre, évoquant celui qui,

‘gonflé d’orgueil, exalté par la richesse, les honneurs ou encore la beauté physique […], enflamme son âme de démesure ; […] il s’en adjoint d’autres qui lui ressemblent pour bondir désordonnément et tout bouleverser ; [mais] il ne se passe pas longtemps avant qu’il donne à la Justice une satisfaction d’importance et se ruine de fond en comble avec sa maison et sa cité » (ἐξαρθεὶς ὑπὸ μεγαλαυχίας, ἢ χρήμασιν ἐπαιρόμενος ἢ τιμαῖς, ἢ καὶ σώματος εὐμορϕίᾳ[…] ϕλέγεται τὴν ψυχὴν μεθ’ ὕβρεως […]ἔτι ἄλλους τοιούτους προσλαβὼν σκιρτᾷ ταράττων πάντα ἅμα […] μετὰ δὲ χρόνον οὐ πολὺν ὑποσχὼν τιμωρίαν οὐ μεμπτὴν τῇ δίκῃἑαυτόν τε καὶ οἶκον καὶ πόλιν ἄρδην ἀνάστατον ἐποίησεν ; 716 a 5-b 5 150).’

Philon reprend à Platon l’image de l’action de « bondir » (σκιρτῶντες) pour évoquer ceux qui veulent s’affranchir d’un joug et refusent de se soumettre docilement à un pasteur en adoptant une conduite vertueuse, allant ainsi d’eux-mêmes à leur perte.

Il n’y en pas moins d’importantes différences entre les deux auteurs : si Philon se nourrit de Platon et y fait largement référence, il développe une pensée qui lui est propre. Ainsi, Platon ne lie pas directement l’abondance et la déchéance morale, contrairement à ce que fait Philon : il voit au contraire la source de la dégradation des mœurs dans le manque de certains biens et l’apparition du commerce (704 d 5-705 b 6). Plus fondamentalement, Philon ne parle pas comme dans les Lois d’un âge d’or, où l’abondance résulterait d’une sage gestion de la cité grâce à l’autorité d’un démon, par opposition aux problèmes que rencontrent les hommes laissés seuls. Si sa description est plus proche de celle du Politique, ce dernier traité évoque toutefois lui aussi un âge d’or, sous la conduite de Cronos (ἐπὶ Κρόνου ; 272 b 2), dans un passé révolu, qui appartient au mouvement de rotation en sens contraire de l’univers. Enfin, il s’agit surtout d’un passé mythique, comme l’Étranger le précise à deux reprises en commençant son récit (μεγάλου μύθου, 268 d 9 ; τῷ μύθῳ μου ; 268 e 4). Philon décrit au contraire un phénomène historique, dont il apporte des preuves un peu plus loin (§ 140-141). De plus, il est essentiel de noter que Philon se place en dehors de tout cadre politique. Il parle d’une terre et de ses habitants, mais évite d’aborder la question du point de vue de l’organisation d’une cité : sa réflexion est plus fondamentale et plus immédiate, elle concerne le rapport direct des hommes aux biens que la terre peut proposer. Il n’y a pas de souverain intermédiaire pour discipliner les hommes : c’est directement « la loi de la nature » (τὸν τῆς φύσεως νόμον ; § 135) qu’ils rejettent 151.

De ce fait, son discours est à la fois plus simple et plus radical que celui de Platon : les dérèglements des hommes ne posent pas le problème de l’établissement d’une juste constitution, ils sont des atteintes directes à la nature, à l’ordre inscrit dans le monde par son Créateur. Contrairement à Abraham, qui est l’une de ces « lois vivantes et rationnelles » évoquées par Philon en ouverture du traité (ἔμψυχοι καὶ λογικοὶ νόμοι ; § 5) parce qu’il a su voir « que la nature elle-même, ce qui est conforme à la vérité, était la loi la plus ancienne » (τὴν φύσιν αὐτήν, ὅπερ ἐστὶ πρὸς ἀλήθειαν, πρεσβύτατον θεσμόν ; § 6), les gens du pays de Sodome enfreignent la loi la plus fondamentale, et leurs actes sont donc d’emblée d’une gravité extrême. Enfin, alors que les hommes qui se rebellent chez Platon vont d’eux-mêmes à leur perte, Philon fait intervenir un Dieu qui juge, et qui apporte un châtiment. Il unifie ainsi la loi de nature et la volonté de Dieu : Dieu punit lui-même ceux qui enfreignent la loi de la nature, alors que les dieux grecs, qui ne sont pas les créateurs du monde, ne punissent pas non plus ceux qui contreviennent aux lois. Seule s’exerce à leur encontre une forme de justice immanente, qui s’oppose à l’intervention providentielle de Dieu dans sa création.

Si Philon peut tirer de son interprétation du chapitre 13 de la Genèse le fait que les gens de Sodome « recherchent ardemment le vin pur en quantité et les mets délicats » (ἄκρατον πολὺν καὶὀψοφαγίας[…] μεταδιώκοντες ; § 135), par allusion aux productions de la terre, il revient au chapitre 19 et franchit une étape supplémentaire lorsqu’il évoque dans la même énumération les « accouplements qui sortent de la loi » (ὀχείαςἐκθέσμους ; ibid.). C’est le premier élément de l’exposé littéral de Philon qui provient directement de l’épisode qu’il commente. Il décrit le moment où les gens de Sodome entourent la maison de Lot et lui demandent : Ποῦ εἰσιν οἱἄνδρες οἱ εἰσελθόντες πρὸς σὲ τὴν νύκτα; ἐξάγαγε αὐτοὺς πρὸς ἡμᾶς, ἵνα συγγενώμεθα αὐτοῖς (« Où sont les hommes qui sont entrés chez toi cette nuit ? Amène-les-nous, afin que nous ayons des rapports avec eux » ; Gn 19, 5). Philon, qui ne suit pas la trame narrative de l’épisode scripturaire, transforme ce détail en un vice généralisé qui explicite la notation scripturaire du chapitre 13 sur la méchanceté des habitants de la ville. Alors qu’au chapitre 18, Dieu dit à Abraham : Κραυγὴ Σοδομων καὶ Γομορρας πεπλήθυνται, καὶ αἱἁμαρτίαι αὐτῶν μεγάλαι σφόδρα (« La clameur de Sodome et de Gomorrhe est devenue très grande et leurs fautes sont très graves » ; Gn 18, 20), mais ajoute aussitôt qu’il va descendre pour savoir si leur conduite est effectivement telle (Gn 18, 21), Philon considère d’emblée que la faute des gens de Sodome est caractérisée, car elle découle des raisons qu’il a rappelées et ne peut constituer un simple événement isolé. L’exégèse littérale vise ici à établir des lois générales pour montrer toute la logique d’un processus conduisant aux pires fautes et au châtiment divin.

Philon, toutefois, n’évoque pas d’emblée la « sodomie ». La nécessité de montrer une dégradation croissante des mœurs le conduit à exposer d’abord des étapes intermédiaires : οὐ γὰρ μόνον θηλυμανοῦντες ἀλλοτρίους γάμους διέφθειρον (« en effet, ils ne se contentaient pas, dans leur folie pour les femmes, de détruire les mariages des autres » ; § 135). Peut-être faut-il y voir une allusion au fait que Lot propose aux assaillants de leur livrer ses deux filles, sachant que c’est quelque chose qu’ils pourraient accepter, mais précisément « elles n’ont pas connu d’homme » (αἳ οὐκ ἔγνωσαν ἄνδρα ; Gn 19, 8), et les assaillants refusent. Notons que le premier stade de la déchéance des gens de Sodome peut rappeler l’intempérance du roi d’Égypte, deux chapitres plus haut dans le traité, qui s’en prend au mariage d’Abraham et Sarah : dans la mesure où l’Égypte est elle aussi décrite comme un pays riche, et le texte scripturaire comparant lui aussi la terre de Sodome à la fois au « jardin de Dieu » et à l’Égypte (Gn 13, 10), il n’est pas impossible qu’il y ait une association implicite de la part de Philon entre les deux. Le roi était d’ailleurs caractérisé notamment par son intempérance (ὁἀκόλαστος ; § 103), comme les gens de Sodome (τὸἀκολασταίνειν ; § 134).Philon pourrait ainsi chercher à donner une cohérence d’ensemble à son propos, tout en soulignant, par contraste le caractère bien plus grave encore des fautes des gens de Sodome, qui leur attire un châtiment bien plus radical.

Philon s’étend plus longuement sur la question des unions entre hommes, amplifiant largement les éléments d’information du texte scripturaire. La gravité du vice est suggérée par des termes qui marquent un bouleversement de l’ordre naturel. Le premier constat est la confusion extérieure des genres : ἄνδρες ὄντες ἄρρεσιν ἐπιβαίνοντες (« bien qu’étant des hommes, ils assaillaient des mâles »). Elle se manifeste par une ignorance de la « nature générique commune » (τὴν κοινήν[…] φύσιν) de ceux qui s’accouplent, avec sans doute un jeu sur φύσις qui exprime en grec à la fois la nature d’une chose, en écho à la loi de la nature enfreinte par eux, et une modalité de cette nature, la détermination du sexe d’une personne. Philon a insisté sur la définition stricte des genres à propos de l’exégèse allégorique de la vertu et de l’intellect – quitte à montrer qu’elle s’inverse dans l’âme, mais sans se dissoudre – en les caractérisant par l’activité de l’un et la passivité de l’autre : cette distinction est également ignorée par les gens de Sodome, avec pour conséquence de rendre impossible la fécondité : ἀτελῆ γονὴν σπείροντες (« répandant une semence stérile » ; § 135) – sans que cela ne conduise à une quelconque prise de conscience : ὁ δʼ ἔλεγχος πρὸς οὐδὲν ἦν ὄφελος, ὑπὸ βιαιοτέρας νικωμένων ἐπιθυμίας (« cette preuve n’était d’aucune aide, vaincus qu’ils étaient par un désir plus violent » ; ibid.). Alors qu’il est manifeste que l’acte sexuel n’a plus aucune fécondité, contrairement à sa nature propre, la force du désir est venue en remplacer totalement la finalité. Philon déroule ainsi méthodiquement, à partir d’un simple élément factuel du texte scripturaire, les conséquences de ce vice, en présentant de façon ordonnée les caractères de la nature masculine et les conséquences de sa perturbation. L’exposé de Philon vient rendre explicite la logique intrinsèque d’événements que le texte scripturaire présente sans les expliquer.

La gradation ne s’arrête pas au passage des unions avec des femmes aux unions entre hommes, conduisant à l’incapacité de féconder. Elle conduit également à la perversion des personnes, en modifiant leurs caractères (ἐθίζοντες : « habituant » ; § 136), en « transformant en femmes les corps par la mollesse et la douceur » (τὰ σώματα μαλακότητι καὶ θρύψει γυναικοῦντες ; ibid.152, mais encore et surtout « en travaillant à rendre les âmes dégénérées » (τὰς ψυχὰς ἀγεννεστέρας ἀπεργαζόμενοι ; ibid.). Les hommes ne sont donc pas seulement atteints dans leur masculinité au niveau de ses effets extérieurs, la fécondité : ils sont également atteints dans leur identité propre, par une « maladie de la féminité » (θήλειαν[…] νόσον, qui reprend, mais de façon beaucoup plus expressive, la « folie pour les femmes » : θηλυμανοῦντες, § 135) et un « mal invincible » : κακὸνδύσμαχον. Philon retrouve ici des accents traditionnels de la littérature grecque classique contre les hommes efféminés, mais en leur donnant une résonance très profonde, dramatique : τό γε ἐπʼ αὐτοὺς ἧκον μέρος τὸ σύμπαν ἀνθρώπων γένος διέφθειρον (« quant à la part du moins qui leur revenait, ils détruisaient le genre humain tout entier » ; § 136). Le mal atteint ici son sommet : si Philon précise que la destruction relève uniquement d’une partie du genre humain (τό[…] μέρος), elle n’en atteint pas moins un stade critique, ou un seuil : l’humanité finit par pouvoir être atteinte en tant que telle, parce que cette dégradation, si elle s’étend dans le monde entier, chez les Grecs comme les Barbares (Ἕλληνες ὁμοῦ καὶ βάρβαροι ; ibid.), peut constituer un exemple nuisible, un modèle mortifère, comme le suggère l’emploi du verbe ζηλῶ avec la notion d’émulation qu’il comporte (« admirer, rivaliser avec »). Dans cette hypothèse, « les villes seraient successivement désertées, vidées comme par une épidémie » (ἠρήμωντο ἂν ἑξῆς αἱ πόλεις ὥσπερ λοιμώδει νόσῳ κενωθεῖσαι ; § 136), Philon insistant une dernière fois sur ce qu’il présente comme une pathologie s’attaquant à l’ordre normal de la vie biologique et morale.

Le soin apporté par Philon à son développement, pour montrer jusqu’où s’étend ou risque de s’étendre le mal, permet de comprendre comment un cas isolé, celui d’une région de Canaan, mérite une punition aussi radicale que celle qui va s’abattre. Philon propose une analyse morale systématique, partant de l’abondance des biens et du refus de la loi de la nature, pour montrer comment cette déchéance morale ponctuelle est en réalité potentiellement une atteinte contre toute l’humanité. Le vocabulaire est recherché, violent, et connaît lui aussi une gradation qui montre comment tout repère est perdu et comment les unions sexuelles qui doivent apporter la vie sont perverties au point d’apporter la mort. À de nombreux égards, ce passage constitue donc un écho de l’épisode de la descente d’Abraham et Sarah en Égypte : le vice initial est similaire (l’absence de respect pour le mariage d’un autre, par intempérance, dans un pays également riche), mais il conduit beaucoup plus loin, et de même que, dans un sens positif, le mariage d’Abraham et de Sarah, protégé de toute atteinte, doit conduire à la naissance d’un peuple choisi, « pour le genre humain tout entier » (ὑπὲρ παντὸς ἀνθρώπων γένους ; § 98), de même, dans un sens négatif, le vice des gens de Sodome met en péril toute l’humanité. C’est donc sans surprise que Philon poursuit son développement par la description d’un châtiment providentiel, qui est lui aussi beaucoup plus violent que celui qu’a subi le roi d’Égypte.

Notes
137.

L’adjectif Χανανῖτις ne se trouve en tant que tel que deux fois dans l’Écriture (Gn 46, 10 et Is 19, 18), mais le substantif Χανααν y figure 98 fois, dont 48 fois dans le livre de la Genèse. L’emploi de l’adjectif plutôt que du substantif relève probablement d’un souci de fluidité stylistique, notamment parce que l’adjectif se décline, ce qui le rend plus facilement identifiable que le nom hébreu qui ne se décline pas.

138.

À côté de l’Exode d’Ézéchiel le Tragique, d’un fragment de Nicolas de Damas, du Livre des Jubilés, et des Oracles sybillins et surtout des Testaments des douze patriarches, il faut encore citer un texte qui n’appartient pas au judaïsme hellénisé, mais dépend du texte scripturaire, à savoir l’œuvre historique de Cornélius Alexandre qui a écrit une histoire des Juifs dont il reste des fragments, où le nom de Canaan se rencontre à une dizaine de reprises.

139.

I, 105 ; II, 106 ; III, 91 ; IV, 39 ; voir encore III, 5 : ἡ <γῆ> έστι Συρίων τῶν Παλαιστίνων καλεομένων (« la terre des Syriens dits Palestiniens »).

140.

Phd., 81 e 5-82 a 1 ; voir encore Phdr., 238 b 1 ; Tim., 73 a 6.

141.

Il y figure à vingt-trois reprises.

142.

HA, 575 a 21.

143.

Par exemple chez Xénophon, Mem. I, vi, 8 ; II, i, 1.4.16 ; II, vi, 1.

144.

Littéralement, le terme désigne une fortification à la frontière du territoire ennemi dans un but offensif.

145.

Il y en a vingt-quatre occurrences.

146.

Καὶ ἐπάρας Λωτ τοὺς ὀφθαλμοὺς αὐτοῦ εἶδεν πᾶσαν τὴν περίχωρον τοῦ Ιορδάνου ὅτι πᾶσα ἦν ποτιζομένη–πρὸ τοῦ καταστρέψαι τὸν θεὸν Σοδομα καὶ Γομορρα – ὡς ὁ παράδεισος τοῦ θεοῦ καὶ ὡς ἡ γῆ Αἰγύπτου ἕως ἐλθεῖν εἰς Ζογορα(« Et Lot leva les yeux et vit que tout le pays avoisinant le Jourdain était tout entier arrosé – c’était avant que Dieu ne détruise Sodome et Gomorrhe – comme le jardin de Dieu et comme le pays d’Égypte jusqu’à Zogora » ; Gn 13, 10).

147.

Ἀρχὴ μεγίστη τῶν ἐν ἀνθρώποις κακῶν / ἀγαθά, τὰ λίαν ἀγαθά (fragment 724 de l’édition de T. Kock).

148.

Traduction d’É. des Places (CUF).

149.

Traduction d’A. Diès (CUF).

150.

Traduction d’É. des Places (CUF).

151.

Chez Platon, il est question d’une « autorité selon la nature » (ἀρχήν […] κατὰ φύσιν ; 690 b 6-8 et 714 e 7), mais elle exprime seulement la supériorité du fort sur le faible : cela renvoie à un état de fait.

152.

Le verbe γυναικόω est extrêmement rare : il apparaît dans le corpus hippocratique pour qualifier une opération chirurgicale, et ne se trouve qu’à une seule reprise chez Philon (Somn. II, 184) pour définir le passage de l’état de jeune fille à l’état de femme par une relation sexuelle. Dans notre passage, il s’agit également de désigner des unions sexuelles qui altèrent radicalement l’identité de ceux qui les subissent.