2) La double action providentielle de Dieu (Abr., 137-141)

Dieu est en effet « sauveur et ami des hommes » (σωτὴρ καὶ φιλάνθρωπος ; § 137) – nous retrouvons la notion de salut déjà présente à plusieurs reprises dans l’exégèse de la descente en Égypte (§ 90.98.102), et l’amour de Dieu pour les hommes évoqué dans le premier chapitre (ἕνεκαφιλανθρωπίας ; § 79) ; il peut « prendre pitié » (λαβών […] οἶκτον ; § 137), comme il l’avait fait pour Abraham et Sarah (λαβὼν δὲ τῶν ξένων οἶκτον ; § 96). C’est une qualité propre au Dieu de l’Écriture. En effet, il y a chez Platon des références à la philanthropie divine, notamment dans les Lois 153, mais il s’agit une fois encore d’une évocation de l’âge d’or, et le dieu par la suite cesse d’intervenir directement 154. Et si les dieux peuvent être pris de pitié (οἰκτίραντες ; Leg., 653 d 1) devant la peine des hommes, ils se contentent d’instituer des fêtes pour la soulager, sans agir par eux mêmes. Chez Platon, l’action des dieux est médiatisée, et relève de l’institution d’un ordre, politique ou religieux, lequel de surcroît appartient pour une part à un âge d’or révolu, alors que chez Philon, conformément aux données de l’Écriture, Dieu intervient de façon directe et proprement providentielle, pour changer le cours même d’un événement : étant le Créateur, il peut agir sur sa création.

Cette action est double : elle vise à la fois à accroître le bien et à supprimer le mal, en agissant sur la nature elle-même. Ainsi, de façon positive, Dieu « multiplia de façon particulière les unions entre des hommes et des femmes, conformes à la nature, en vue d’engendrer des enfants » (τὰς μὲν κατὰ φύσιν ἀνδρῶν καὶ γυναικῶν συνόδους γινομένας ἕνεκα παίδων σπορᾶς ηὔξησεν ὡς ἔνι μάλιστα ; § 137). Cette affirmation de Philon est sans équivalent dans aucune autre exégèse biblique et ne paraît pas avoir d’appui scripturaire direct. Il pourrait faire allusion aux filles de Lot, au nombre de quatre ou plus, Lot ayant deux filles non mariées (Gn 19, 8) mais aussi des gendres (Gn 19, 14) 155 (sauf si ces deux filles sont fiancées à ces « gendres » 156). Il montrerait ainsi qu’à travers l’union de Lot et de sa femme, Dieu suscite au milieu même de Sodome de nouvelles naissances comme réparation du mal ; toutefois cela se rattache mal au texte scripturaire. Peut-être Philon, poursuivant le jeu d’opposition entre ce passage et la descente en Égypte et donnant à son exégèse d’ensemble un trait de cohérence supplémentaire, fait-il allusion à la naissance d’Isaac comme origine de la descendance nombreuse d’Abraham. Quoi qu’il en soit, cette phrase illustre que Philon considère comme nécessaire que Dieu sauve d’une part, et punisse d’autre part : c’est le premier élément de son exégèse qui fait référence de façon explicite au caractère double de l’action de Dieu sur le monde, qui passe comme le chapitre précédent l’a montré par ses deux puissances. Cette première action, positive, consiste à renforcer ce qui est conforme à la nature afin de rétablir l’ordre au sein de la création, par un nouvel acte de création : cela correspond donc parfaitement à l’action propre de la première puissance, « Dieu ».

Le pendant de cette action créatrice est la possibilité de détruire sa création, comme il l’a fait lors du déluge 157. Dans la mesure toutefois où le mal est localisé, le châtiment l’est aussi, quoique radical et extraordinaire. Face à des unions « qui sortent de la nature et de la loi » (ἐκφύλους καὶἐκθέσμους ; § 137), Dieu inflige « non pas les châtiments habituels mais, opérant une innovation, des châtiments hors norme et extraordinaires » (οὐχὶ τὰς ἐν ἔθει καινουργήσας δʼ ἐκτόπους καὶ παρηλλαγμένας τιμωρίας ; § 137) 158. À un désordre nouveau et dangereux, répond un châtiment qui sort de l’ordinaire, avec ce qu’implique de bouleversement le verbe καινουργῶ : la réponse s’adapte à la nature du mal. La longue explication de la déchéance morale des gens de Sodome vient donc justifier la violence du châtiment : l’exposé littéral manifeste là toute sa valeur explicative, il opère une mise en perspective qui permet d’éclairer et de défendre les détails du texte scripturaire potentiellement choquants ou difficiles à comprendre sur un plan encyclopédique ou moral. Ici, c’est la violence du châtiment qui peut nécessiter une explication.

Autrement dit, alors que l’exposé de Philon présente le châtiment comme la conséquence naturelle de la perversion de Sodome, il est possible que son exégèse se soit constituée à partir du caractère extraordinaire du châtiment comme une indication du mal tout à fait pernicieux qui avait pris possession de la ville. Si le châtiment est inouï, alors c’est que le mal venait attaquer l’ordre même de la Création. De fait, nous avons vu que Philon développe une argumentation complexe à propos du mal de Sodome, pour montrer qu’il ne s’agit pas seulement d’un mal ordinaire, comme le texte de la Genèse pouvait l’indiquer (voir Gn 13, 13), mais de quelque chose dont il devient nécessaire de penser la gravité absolue, alors que sa description du châtiment, même s’il lui donne plus d’ampleur, reste très fidèle au texte scripturaire. Le développement initial, qui s’éloigne du contenu du texte scripturaire, apparaît rétrospectivement comme une réponse à un problème directement posé par le texte : la justification d’une destruction aussi radicale de Sodome et des autres villes. Philon écrit ainsi : κελεύει γὰρ ἐξαίφνης τὸν ἀέρα νεφωθέντα πολὺν ὄμβρον οὐχ ὕδατος ἀλλὰ πυρὸς ὕειν· ἀθρόας δὲ νιφούσης ἀδιαστάτῳ καὶἀπαύστῳῥύμῃ φλογός (« Il ordonne en effet que l’air, rempli de nuages, fasse pleuvoir une pluie abondante, non pas d’eau, mais de feu ; et la flamme tombant comme neige, avec densité, en un flot continu et incessant… » ; § 138), ne faisant en quelque sorte que souligner les traits déjà présents dans le texte scripturaire : καὶ κύριος ἔβρεξεν ἐπὶ Σοδομα καὶ Γομορρα θεῖον καὶ πῦρ παρὰ κυρίου ἐκ τοῦ οὐρανοῦ (« et le Seigneur fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du soufre et du feu, d’auprès du Seigneur, depuis le ciel » ; Gn 19, 24).

Philon reprend et systématise également l’étendue géographique sur laquelle s’abat le châtiment. Le texte scripturaire mentionne que sont détruits « ces villes et tout le voisinage, tous ceux qui habitaient dans les villes et tout ce qui poussait de cette terre » (τὰς πόλεις ταύτας καὶ πᾶσαν τὴν περίοικον καὶ πάντας τοὺς κατοικοῦντας ἐν ταῖς πόλεσιν καὶ πάντα τὰἀνατέλλοντα ἐκ τῆς γῆς ; Gn 19, 25). Philon développe d’une façon particulièrement soignée la description de tous les environs, progressant du plus éloigné vers le plus proche : il part des étendues sauvages, de la plaine cultivée et de ses productions, des montagnes avec leurs forêts (§ 138), et finit par les habitations et les villes 159 avec leurs habitants (§ 139) 160. Le changement dans l’ordre de l’énumération permet d’opérer une gradation depuis la destruction de la nature jusqu’à celle des hommes, qui reprend de surcroît la progression depuis la mention de l’abondance de la nature jusqu’aux vices de Sodome : la destruction suit la marche des vices. Et tout comme ces dérèglements avaient conduit d’une situation d’abondance spontanée à une situation de stérilité, Philon prolonge sa description et enrichit le texte scripturaire, qui mentionne seulement ce qui pousse de la terre, en ajoutant un dernier développement : ἐπεὶ δὲ τὰἐν φανερῷ καὶὑπὲρ γῆς ἅπαντα κατανάλωσεν ἡ φλόξ, ἤδη καὶ τὴν γῆν αὐτὴν ἔκαιε κατωτάτω διαδῦσα καὶ τὴν ἐνυπάρχουσαν ζωτικὴν δύναμιν ἔφθειρεν εἰς ἀγονίαν παντελῆ (« lorsque la flamme eut consumé tout ce qui était visible, au-dessus de la terre, alors elle brûla aussi la terre elle-même, plongeant très profondément et détruisant la puissance vitale qu’elle possédait, la conduisant à une stérilité totale » ; § 140). Philon amplifie encore le châtiment en lui conférant une extension indéfinie dans la durée : il doit « empêcher que la terre puisse jamais de nouveau porter du fruit » (ὑπὲρ τοῦ μηδʼ αὖθίς ποτε καρπὸν ἐνεγκεῖν ; ibid.).

Deux explications peuvent être avancées pour justifier cet ajout. La première est une question de cohérence de l’exposé de Philon : puisque la source du mal, postulait Philon, était l’abondance des fruits de cette terre, détruire le mal complètement oblige à détruire pour de bon la fécondité de la terre elle-même. Le lien entre la richesse de la terre et les vices de ses habitants, introduit au départ par Philon, est ainsi clairement ressaisi en conclusion. La deuxième explication relève d’un constat factuel, extra scripturaire, qui intervient comme souvent chez Philon après l’élément qu’il permet d’expliquer, pour le confirmer :πίστις δὲ σαφεστάτη τὰὁρώμενα (« la preuve la plus manifeste, c’est ce que l’on voit » ; § 141). De fait, explique-t-il en faisant appel à des connaissances géographiques, le pays de Sodome demeure encore stérile et fumant à l’époque où il écrit, ce qui est du reste cohérent avec la fin de la description du texte scripturaire : ἀνέβαινεν φλὸξ τῆς γῆς ὡσεὶἀτμὶς καμίνου (« il montait une flamme de la terre, comme la fumée d’un four » ; Gn 19, 28), qui peut suggérer que la flamme est entrée dans la terre. Il en va de même également pour le deuxième élément factuel évoqué, τῆς δὲ περὶ τὴν χώραν παλαιᾶς εὐδαιμονίας ἐναργέστατον ὑπολείπεται δεῖγμα (« la manifestation la plus claire de l’ancienne prospérité du pays » ; § 141), qui est l’existence à cet endroit d’une « cité riche en habitants » (πολυάνθρωπος μὲν ἡ πόλις) et d’une « terre qui donne du fruit en abondance » (καρποφόρος ἡ γῆ), même si son attestation scripturaire est plus réduite, puisqu’il n’est fait mention que d’une seule petite ville (Gn 19, 20).

Dans les deux cas, Philon substitue à l’information scripturaire un fait empirique, censé être vérifiable, qui confirme ainsi rétrospectivement tout ce qu’il a développé jusque là : si son enchaînement est parfaitement logique, et si la conclusion est un fait authentique, alors tout ce qu’il a énoncé est vrai. Il s’agit bien d’ « une preuve du jugement rendu par la décision divine » (ἔλεγχον δίκης γνώμῃ θείᾳ δικασθείσης ; § 141).

À ce point de son exposé, Philon a donc rendu compte d’un pan essentiel du récit scripturaire : le châtiment extraordinaire subi par Sodome et les villes qui l’entourent, sauf une, en raison de leurs vices qui sont remontés jusqu’à Dieu (Gn 18, 21). Il l’a fait en déroulant un raisonnement méthodique sur la naissance et l’accroissement des vices dans un premier temps, puis dans un second temps sur la réponse appropriée de Dieu, qui agit de façon providentielle pour arrêter le mal qui met en cause l’ordre même de sa création. Pour ce faire, Philon a toutefois exclu tout un autre pan du récit, à savoir la visite des puissances chez Lot et la sortie de Sodome de Lot, de sa femme et de ses deux filles vers Sêgôr. Le mal de Sodome est décrit de façon très générale, et le châtiment n’est pas situé à un moment particulier du temps, il intervient uniquement comme la réponse attendue de Dieu au moment où la maladie risque de prendre trop d’extension. On ne peut pas plus généraliser la portée du texte : il ne paraît avoir qu’un rapport thématique avec les développements précédents du traité, notamment sur la descente en Égypte, sans s’inscrire dans la même trame chronologique.

C’est seulement la conclusion de l’exposé littéral qui permet de rétablir ce lien : Philon y mentionne explicitement les puissances et leur rôle dans ce passage, justifiant ainsi la continuité entre l’épisode précédent et celui-ci.

Notes
153.

« Ainsi donc, de la même façon, le dieu, dit-on, dans son amour extrême pour les hommes (ὁ θεὸς ἄρα καὶ φιλάνθρωπος ὤν), mit à notre tête la race des démons, qui nous était supérieure, et eux, avec grande facilité de leur part à notre grand avantage, ils prirent soin de nous » (713 d 6-e 1).

154.

Le châtiment de celui qui secoue son joug se produit de façon immanente, comme nous l’avons vu (Leg. III, 716 a 5-b 5).

155.

La Bible d’Alexandrie. 1. La Genèse, M. Harl (éd.) Paris, Éditions du Cerf, 1986, note sur Gn 19, 14, p. 181.

156.

Ibid., note sur Gn 19, 8, p. 179.

157.

Rappelons la longue description que Philon en donne dans la première partie du traité, à l’occasion de l’évocation de la vie de Noé (Abr., 41-46). Celle qui s’ouvre ici a donc un précédent au sein même du traité.

158.

Au premier couple ἐκφύλους καὶ ἐκθέσμους répond un autre adjectif formé sur le même préfixe : ἐκτόπους.

159.

Notons que, comme dans le texte scripturaire, c’est la première fois que les autres villes sont évoquées, même si Philon va plus loin encore que le texte scripturaire qui avait déjà fait mention de Gomorrhe avant le début de l’épisode (Gn 18, 20) et au verset précédent (Gn 19, 24) – sans parler de Sêgôr, mentionné juste auparavant (Gn 19, 20-22) mais dont Philon, qui efface tout ce qui concerne Lot, ne parle que plus loin encore.

160.

Soulignons rapidement la grande richesse de l’énumération, qui contraste une fois encore avec la brièveté du texte scripturaire. Philon semble se complaire à énumérer les types de paysages ruraux et naturels les plus différents qui soient : zones non cultivées (« champs, prés, touffus bosquets, marais boisés et bois profonds » : ἀγροὶ καὶ λειμῶνες καὶ λάσια ἄλση καὶ ἕλη δασύτατα καὶ δρυμοὶ βαθεῖς, avec notamment des jeux d’allitérations en λ et en σ) ; zones de cultures ; montagnes. La description des villes est elle aussi fouillée, aboutissant à un renversement violent : αἱ μὲν εὐανδροῦσαι πόλεις τάφος τῶν οἰκητόρων ἐγεγένητο (« les villes à la population nombreuses devinrent les tombeaux de leurs habitants »). Mais Philon va encore plus loin et opère un deuxième renversement : αἱ δʼ ἐκ λίθων καὶ ξύλων κατασκευαὶ τέφρα καὶ λεπτὴ κόνις (« les édifices, de pierre et de bois, sont devenus cendres et poussière légère »). Or, les cendres et la poussière légère relèvent de la manière traditionnelle de décrire ce qui reste d’un mort dans sa tombe, notamment dans les épigrammes funéraires. Poussant la description jusqu’à son paroxysme, Philon montre que le tombeau lui-même est ici réduit en poussière : il ne reste donc pas même la pierre qui marque la présence des morts, c’est une double mort qui les frappe.