3) Le rôle des puissances (Abr., 142-146)

Philon expose lui-même le caractère problématique du long développement qu’il vient de proposer : ἀλλὰ γὰρ οὐχ ἕνεκα τοῦ δηλῶσαί με τὰς μεγαλουργηθείσας συμφορὰς καινὰς ταῦτα διεξῆλθον (« mais en réalité je n’ai pas relaté cela pour montrer l’accomplissement de malheurs considérables et inouïs » ; § 142). Malgré tout le soin qu’il a apporté à son exposé, Philon tient à souligner qu’il n’était pas guidé par la volonté de présenter une situation susceptible d’impressionner son lecteur, mais par un propos bien particulier : ἀλλʼ ἐκεῖνο βουλόμενος παραστῆσαι, ὅτι τῶν τριῶν ὡς ἀνδρῶν ἐπιφανέντων τῷ σοφῷ δύο μόνους εἰς τὴν ἀφανισθεῖσαν χώραν τὰ λόγιά φησιν ἐλθεῖν ἐπʼ ὀλέθρῳ τῶν οἰκητόρων, τοῦ τρίτου μὴ δικαιώσαντος ἥκειν (« mais je voulais illustrer que, sur les trois personnages qui se sont manifestés au sage comme des hommes, le texte scripturaire dit que seulement deux se sont rendus dans le pays qui a été rayé de la carte, pour faire mourir ses habitants, alors que le troisième n’a pas jugé bon d’y aller » ; § 142). Tel est bien en effet le contenu de l’Écriture, qui rapporte que les visiteurs d’Abraham « tournèrent leurs regards vers Sodome et Gomorrhe » (κατέβλεψαν ἐπὶ πρόσωπον Σοδομων καὶ Γομορρας ; Gn 18, 16), puis que « les hommes allèrent à Sodome, tandis qu’Abraham se tenait devant le Seigneur » (οἱἄνδρες ἦλθον εἰς Σοδομα, Αβρααμ δὲἦν ἑστηκὼς ἐναντίον κυρίου ; Gn 18, 22) et enfin que « les deux anges arrivèrent à Sodome le soir » (Ἦλθον δὲ οἱ δύο ἄγγελοι εἰς Σοδομα ἑσπέρας ; Gn 19, 1).

La rupture que semble indiquer Philon n’en est pas véritablement une : certes, il fait mention explicitement de personnages du récit absents de son propre exposé, alors qu’ils occupent une place importante dans le récit scripturaire, mais cela lui permet en réalité de ressaisir et d’éclaircir le sens de son argumentation, en la rattachant de façon précise au développement sur les puissances suscité par le commentaire de l’épisode précédent. Tout ce qui s’est passé dans l’épisode de la destruction de Sodome telle qu’il l’a rapportée s’explique, selon Philon par l’identité de ceux qui y ont œuvré. De fait, le troisième voyageur est « l’Être véritable » (ὁ πρὸς ἀλήθειαν ὤν ; § 143), resté avec Abraham : il « considère comme convenable d’être présent pour offrir lui-même ses biens » (ἁρμόττον ὑπολαβὼν εἶναι τὰ μὲν ἀγαθὰ παρὼν διʼ αὑτοῦ χαρίζεσθαι ; § 143), ce qu’il a fait à l’égard d’Abraham en venant lui promettre la naissance d’Isaac. Ce sont en revanche les puissances, à son service (καθʼ ὑπηρεσίαν ; ibid.), qui sont chargées « d’exécuter les tâches inverses » (τὰἐναντία χειρουργεῖν ; ibid.). S’il use d’une analogie puisée dans le registre d’une réflexion générale sur le pouvoir pour justifier cette idée (les rois récompensent eux-mêmes mais font châtier par d’autres 161), Philon justifie surtout son affirmation par un retour à l’exposé qu’il vient de faire. Il voit en effet dans la manière dont le châtiment a été dispensé la confirmation de l’identité des deux puissances envoyées à Sodome : τῶν ἀρίστων ἐν αὐτῇ πέντε πόλεων τέτταρες μὲν ἔμελλον ἐμπίπρασθαι, μία δὲἀπαθὴς παντὸς κακοῦ σῷος ὑπολείπεσθαι (« sur les cinq très belles cités se trouvant sur [cette terre], quatre devaient être détruites, et une être préservée sans rien subir de ce mal »). Il peut ainsi conclure :ἐχρῆν γὰρ διὰ μὲν τῆς κολαστηρίου γίνεσθαι τὴν φθοράν, σῴζεσθαι δὲ διὰ τῆς εὐεργέτιδος (« il fallait en effet que la destruction ait lieu par le fait de la puissance qui punit, et que le salut soit le fait de la puissance bienfaitrice » ; § 145).

Philon parvient ainsi à articuler les acquis de l’exégèse allégorique de l’épisode précédent avec sa lecture de la destruction de Sodome, dans laquelle il se concentre sur les vices de la ville et le châtiment qu’elle subit, en omettant tous les détails narratifs plus précis autour de Lot et de la visite des deux puissances. Ce qu’il a introduit de façon abstraite dans le développement précédent, sans que cela éclaire spécifiquement un aspect du récit de la visite reçue par Abraham, se déploie ici de façon concrète, dans les deux aspects du châtiment : sa radicalité, et le fait que l’une des cinq cités est épargnée. En l’état, le développement paraît clair : il n’est pourtant pas sans soulever un certain nombre de questions.

La première question est suscitée par la toute fin du développement : ἀλλʼ ἐπειδὴ καὶ τὸ σῳζόμενον μέρος οὐχ ὁλοκλήρους καὶ παντελεῖς εἶχεν ἀρετάς, δυνάμει μὲν τοῦὄντος εὐεργετεῖτο, προηγουμένως δὲ τῆς ἐκείνου φαντασίας ἀνάξιον ἐνομίσθη τυχεῖν (« mais puisque la partie sauvée n’avait pas de vertus parfaites et achevées, elle a reçu un bienfait de la puissance de l’Être, mais elle a été considérée comme indigne de recevoir directement la vision de celui-ci » ; § 146). En premier lieu, cette précision permet de comprendre la distinction entre l’action de l’Être en tant qu’Être et celle qu’il opère par l’intermédiaire de sa puissance bienfaitrice. Celle-ci, vient d’affirmer Philon, apporte le salut (σῴζεσθαι ; § 145), ce qui était jusque là dans le traité l’œuvre de Dieu en personne, notamment dans le récit de la descente en Égypte, y compris à l’égard de celui qui a été digne de recevoir une manifestation divine, Abraham. Ici, Philon distingue l’œuvre bienfaitrice de salut, qui relève de la première puissance, et la manifestation même de Dieu, ainsi que le fait qu’il apporte en personne une récompense. De ce point de vue, la fin de l’exposé littéral permet à Philon d’apporter une distinction nouvelle qui vient préciser le propos qu’il avait développé jusque là sur la piété d’Abraham : le salut apporté en Égypte est une grâce inférieure à celle que Dieu confère au patriarche en venant le visiter et en lui annonçant la naissance d’Isaac.

Toutefois, si l’on rapporte cette dernière remarque à l’épisode scripturaire lui-même, non plus pour chercher la cohérence de la pensée de Philon, mais pour mettre en lumière sa méthode exégétique elle-même, un problème se pose : la dernière ville, à défaut de toute information plus précise la concernant, doit vraisemblablement être considérée comme touchée par les mêmes maux que Sodome et les autres villes de la région. Or, Philon en parle comme d’une ville aux vertus certes imparfaites, mais bien réelles. Il introduit ainsi au dernier moment de son développement une distinction que rien, dans le texte scripturaire, ni dans cet épisode ni dans les mentions antérieures des villes entourant Sodome, ne permet d’établir. Le propos sous-jacent est que Sodome est irrémédiablement viciée, mais qu’il existe une entité qui, sans avoir la perfection d’Abraham, possède une certaine vertu qui mérite qu’elle soit sauvée. Cela ne semble pas pouvoir être déduit seulement de la description du châtiment faite par Philon : la source ne peut être qu’une référence au personnage de Lot, précisément parce qu’il est le pendant imparfait d’Abraham et ne reçoit effectivement que la visite des deux puissances, et non celle de Dieu. Autrement dit, la réflexion finale de Philon sur le destin de la cinquième ville ne semble se justifier que par une forme de fusion entre le personnage de Lot et la ville dans laquelle il se réfugie, Sêgôr. Philon reporte donc sur la ville ce que le texte dit de Lot, qui est sans doute à comprendre comme l’un des « justes » qu’Abraham demande à Dieu d’épargner, mais que Philon ne considère pas moins de façon constante comme une figure imparfaite, aux côtés du sage accompli qu’est Abraham.

La question se pose donc de savoir pourquoi Philon a soigneusement évité de mentionner Lot tout au long de son exposé littéral. La raison principale est que Philon a d’emblée orienté son développement dans le sens d’une illustration de l’action des puissances : de fait, l’épisode scripturaire montre bien une destruction divine ainsi qu’un bienfait relatif. Le problème est que les puissances ne sont pas des êtres de chair, des « hommes », ni même des « anges », pour reprendre les termes qui figurent dans le récit scripturaire (οἱἄνδρες : Gn 19, 10.12 ; οἱἄγγελοι : Gn 19, 1.15.16). Si Philon avait voulu évoquer les détails de la narration, il aurait été confronté au même problème que dans son interprétation de la visite rendue à Abraham : il n’est pas possible au sens littéral de présenter les puissances comme des hommes ou même des anges entrant en relation avec des êtres humains, leur rendant visite, leur parlant, ou encore se nourrissant de ce qui leur est offert. Pour que la destruction de Sodome puisse illustrer l’action des puissances en tant que puissances, Philon doit se garder de parler de l’action des visiteurs et ne décrire que les effets tangibles de l’action des puissances, à savoir le châtiment de quatre villes et la protection d’une dernière. Faute de quoi, il lui faudrait développer une exégèse strictement symétrique de celle de l’épisode précédent, en expliquant d’abord au sens littéral le sens de la visite de deux anges chez Lot, avant d’éclairer, par l’allégorie, l’identité réelle de ces deux visiteurs.

Une nouvelle fois, et pour les mêmes raisons, les exigences rationnelles de la pensée de Philon, qui interdisent de représenter Dieu ou ses puissances comme des acteurs tangibles entrant en relation avec des humains, entrent en conflit avec sa méthode exégétique. Dans le cas de l’épisode précédent, Philon a procédé par un approfondissement progressif permettant de remonter par étapes jusqu’à l’identité véritable des visiteurs, mais d’une manière qui ne vaut que dans un registre intelligible atteint par l’allégorie. La conclusion de l’exposé ne permet pas de penser que Dieu s’est manifesté lui-même à Abraham de façon sensible : la lettre du texte ne renvoie pas à une expérience sensible, mais indique, de façon indirecte, que Dieu et ses puissances se sont manifestées à Abraham de façon intelligible. Le sens allégorique et le sens littéral sont exclusifs l’un de l’autre. De ce fait, alors même qu’il veut montrer comment l’action des puissances est illustrée par le texte scripturaire, Philon ne peut pas rattacher les détails de la visite des anges à Lot à une action des puissances. Il est contraint de présenter uniquement les effets de l’action des puissances en tant que personnages invisibles et de passer sous silence les détails les plus concrets du récit.

La distinction radicale entre le monde sensible et le monde intelligible, dans lequel seul il est possible de parler d’une vision de Dieu, empêche Philon d’assumer à la fois les détails sensibles du texte et l’illustration de l’action des puissances, même si la conclusion de son exposé allégorique montre qu’il a besoin de mobiliser des détails qui concernent Lot pour éclairer le sens de l’épisode. Plus précisément, le fait d’être passé d’une lecture littérale de la visite reçue par Abraham à une lecture allégorique, où peut être expliquée la manière dont Dieu se fait voir à « l’intelligence douée de vision » (τῇὁρατικῇ διανοίᾳ ; § 122), mais qui est inconciliable avec le sens littéral, empêche Philon dans ce nouvel épisode de redescendre jusqu’au sens littéral du texte en conservant les acquis de son exégèse allégorique. Les puissances doivent demeurer des réalités divines qui échappent à la perception des sens, ce qui exclut de donner la moindre place à Lot, qui est un témoin oculaire, et oblige à placer l’exposé littéral au niveau plus général des villes et des péchés de leurs habitants, sans mentionner la manière dont elles reçoivent la visite des « anges » de Dieu. Philon se contente donc de faire allusion, in fine, au fait que le texte scripturaire a mentionné seulement deux des trois visiteurs d’Abraham et que l’épisode illustre un châtiment et une action salvifique qui n’est pas liée à une manifestation de Dieu : cela lui suffit pour justifier que le texte scripturaire évoque bien l’action des puissances dont il a présenté les caractéristiques générales dans l’exposé allégorique du chapitre précédent.

Le problème que pose ce passage est donc celui de l’impossible conciliation entre le sens littéral des visites reçues par Abraham et Lot, et la manifestation de Dieu ou de ses puissances, illustrés précédemment par l’exégèse allégorique. Celle-ci impliquait que certains éléments de la lettre du texte ne puissent recevoir d’explication littérale ; la volonté de développer une explication littérale de la destruction de Sodome qui soit cohérente avec cette lecture allégorique implique cette fois d’exclure tout une partie de la lettre du texte qui la rendrait impossible. Philon ne peut plus, s’il veut rendre compte de l’action des puissances dans une exégèse littérale, assumer tous les détails de la lettre du texte scripturaire qui feraient d’elles des acteurs d’une narration concrète, y compris comme anges. Philon ne peut illustrer, dans son exposé littéral du châtiment de Sodome attaché à la description de réalités sensibles, que les effets tangibles de l’action des puissances, sans en faire les acteurs visibles de sa narration.

L’exigence de développer un discours métaphysique cohérent, distinguant soigneusement ce qui relève des réalités sensibles et ce qui relève des réalités intelligibles, oblige à opérer une séparation au sein même de la lettre du texte. Celle-ci ne peut donc pas être d’abord éclairée dans son ensemble par une exégèse littérale, puis reprise également de façon synthétique dans une exégèse allégorique. La volonté de Philon de parler des puissances dans le cadre d’un exposé littéral l’oblige en réalité à effacer le plus possible toute une partie de la lettre du texte : prise comme une description de réalités sensibles, celle-ci entrerait en conflit avec les seules réalités sensibles que Philon peut prendre en compte dans son exposé, à savoir les vices de Sodome et le châtiment qui lui est infligé. La séparation ne passe donc pas entre deux registres de lecture, une lecture littérale et une lecture allégorique, mais entre deux lectures littérales dont l’une est incompatible avec la réalité intelligible que Philon entend illustrer : l’action des puissances de Dieu. Une certaine lecture littérale peut donc avoir une portée intelligible tout en décrivant des réalités sensibles, confirmées par des connaissances géographiques sur la région de Sodome, mais cela ne se fait qu’en excluant la lecture littérale de tout un pan de la lettre. La distinction entre réalités sensibles et réalités intelligibles ne recoupe donc pas exactement la séparation entre lecture littérale et lecture allégorique, mais s’applique au sein même de l’exégèse littérale.

Si Philon parle des puissances, il doit renoncer à présenter tout ce qui, dans la lettre du texte, concerne la visite reçue par Lot. Malgré les réserves que celui-ci affiche à l’égard de son développement sur les vices de Sodome et leur châtiment, cela peut expliquer pourquoi la description de ces « malheurs considérables et inouïs » (§ 142) est si étendue et si soignée : Philon ne peut s’appuyer que sur peu d’éléments scripturaires directs, ce qui l’oblige à donner une cohérence à son exposé à partir d’un raisonnement plus général sur l’atteinte portée à la loi de nature et l’action providentielle de Dieu pour protéger sa création. S’éloignant de la lettre du texte, Philon peut déployer d’autant plus longuement et avec d’autant plus de recherche stylistique la manière dont s’exerce l’action des puissances, ce qui est de fait l’enjeu, affiché d’emblée, de son exégèse de l’épisode.

Dans le même temps, cet exposé ne constitue pas une simple digression, une parenthèse dans la construction d’ensemble de cette section du traité, dont Philon a annoncé qu’elle devait illustrer la piété d’Abraham. C’est ce qui donne d’autant plus d’importance à tous les liens qui peuvent être établis avec les expériences rencontrées par Abraham : les fautes du roi des Égyptiens, le salut apporté par Dieu et la manifestation de Dieu en personne qui récompense Abraham de sa piété en lui promettant la naissance d’Isaac. La continuité thématique qui relie ce développement et les analyses précédentes de Philon fait de ce passage la confirmation et l’approfondissement de ce qui a déjà été révélé de la relation exemplaire qui unit Abraham et Dieu, dans les actes parfaits du premier et les récompenses exceptionnelles accordées par le second : salut, don d’un fils et manifestation de lui-même.

Nous allons voir que cette continuité thématique est l’un des éléments qui caractérisent le commentaire allégorique, permettant de répondre à une question essentielle concernant les deux volets de l’exégèse de cet épisode, à savoir la manière dont Philon parvient à éclairer encore, même si ce n’est que d’une façon indirecte, la piété d’Abraham.

Notes
161.

Notons que Philon, pour renforcer la valeur de son analogie, prête aux rois le souci d’imiter la nature divine (οἱ μιμούμενοι τὴν θείαν φύσιν ; § 144), renversant le fonctionnement de cette analogie : parler des rois permet de remonter à l’attitude de Dieu, non pas parce que Dieu fait comme les rois, mais en définitive parce que ce sont les rois qui agissent comme Dieu. Il y a sans doute ici une volonté de Philon de ne pas paraître évaluer l’Être à partir de ses créatures, même si c’est bien dans ce sens que l’analogie opère.