1) La mise en place de l’allégorie (Abr., 147-150)

Comme à son habitude, au moment d’entamer l’exposé allégorique, Philon marque nettement le changement de registre. Il le fait cependant cette fois avec un vocabulaire un peu différent, qui emploie des images visuelles pour opposer ce qui concerne le corps de façon visible et ce qui concerne l’âme, de façon invisible : ἡ μὲν οὖν ἐν φανερῷ καὶ πρὸς τοὺς πολλοὺς ἀπόδοσις ἥδʼ ἐστίν· ἡ δʼ ἐν ἀποκρύφῳ καὶ πρὸς ὀλίγους, ὅσοι τρόπους ψυχῆς ἐρευνῶσιν ἀλλʼ οὐ σωμάτων μορφάς, αὐτίκα λεχθήσεται (« voilà l’exposé évident et adressé à la plupart ; celui qui est dissimulé et adressé au petit nombre de ceux qui examinent les types d’âme, mais non les formes des corps, va être énoncé immédiatement » ; § 147). La distinction entre les registres, opposant ce qui relève du corps et ce qui relève de l’âme, est classique, mais Philon évoque encore ceux qui peuvent comprendre chacun des deux exposés, énonçant comme il l’avait fait au début de l’exposé littéral sur la descente en Égypte (§ 89) que tous ne peuvent comprendre ce qu’il va développer. Cela signale sans doute à l’avance, une fois encore, mais sur le registre allégorique cette fois, une exégèse qui ne sera pas facile : elle se laisse comprendre à partir d’un « examen sur les types d’âme » (ὅσοι τρόπους ψυχῆς ἐρευνῶσιν). Or, cette expression constitue la reprise presque littérale d’une formule employée par Philon dans la seconde introduction du traité, qui ouvre l’exposé sur Abraham : τρόπους γὰρ ψυχῆς ἔοικεν ὁἱερὸς διερευνᾶσθαι λόγος (« le verbe sacré semble se livrer à l’examen de types d’âme » ; § 52), lesquels sont figurés par les trois patriarches, Abraham, Isaac et Jacob. Philon veut donc peut-être signifier que son exégèse allégorique va porter à nouveau sur la manière dont certains personnages figurent des types d’âme, et pas seulement sur des généralités concernant la vue ou les sens en général : Philon ne vise pas seulement un discours sur les sens, mais cherche à mettre en lumière les dispositions d’âme qui appuient et illustrent les articulations de l’exposé allégorique. De fait, nous allons voir que les trois sens inférieurs correspondent à la bestialité des gens de Sodome ; l’ouïe, à la femme de Lot, qui sort de Sodome, mais n’atteint pas le salut ; le sens de la vue, à Lot, qui s’échappe de Sodome et rencontre le salut ; la vision intelligible, à Abraham, qui est celui qui contemple le monde visible mais aussi et surtout le monde intelligible.

La clé de l’interprétation allégorique est donnée immédiatement par Philon, en reprenant le vocabulaire du symbole pour exprimer la transposition d’un élément donné vers son sens allégorique : συμβολικῶς ἡ πεντάπολις αἱἐν ἡμῖν πέντε αἰσθήσεις εἰσί (« de façon symbolique, la pentapole, ce sont les cinq sens en nous » ; § 147). Philon s’appuie sur le nombre des villes, qu’il a rappelé, in extremis, dans le sens littéral (§ 145), mais qui ne figure pas dans le texte scripturaire de l’épisode, où il est seulement question de Sodome et Gomorrhe (Gn 18, 16-20 ; 19, 24), ou de « villes », sans mention de nombre (Gn 19, 25 et 29) : l’information vient d’un passage scripturaire antérieur évoquant les cinq rois de cinq cités parmi lesquelles Sodome (Gn 14, 2), dont la dernière est effectivement Sêgôr, la ville épargnée où se réfugie Lot (Gn 19, 22-23), ce qui permet de conclure à l’existence de cinq villes proches dans la région de Sodome.

De ces cinq villes, Philon passe aux cinq sens. Le nombre cinq est le premier critère permettant d’articuler le sens allégorique au sens littéral, la présence de cinq éléments dans le texte scripturaire conduisant fréquemment à développer une interprétation allégorique liée aux cinq sens 162. Le fait que ce nombre ne figure pas explicitement dans la section du texte scripturaire prouve que le commentaire allégorique n’est pas un simple travail sur les mots du texte, mais qu’il peut s’appuyer sur une prise en compte étendue du récit scripturaire, tel que l’on peut le reconstituer à travers l’ensemble des informations éparses qu’il livre sur une réalité, en l’occurrence ici la situation géographique de la région de Sodome. L’exposé allégorique ne s’appuie donc pas que sur la lettre du texte de l’épisode, mais sur tout élément convergent mentionné par ailleurs dans l’Écriture. Il s’agit en réalité ici d’une exégèse à double détente : le fait d’éclairer un élément particulier par des informations extérieures, y compris au sein de l’Écriture, relève d’une démarche littérale : celle-ci, implicitement développée par Philon, qui la considère peut-être comme un fait évident, constitue ensuite la matière d’une exégèse allégorique. Il s’agit bien de commenter la lettre du texte, mais telle qu’elle a d’abord été éclairée par une démarche que Philon ne fait pas voir. Le deuxième élément qui permet de constituer l’interprétation allégorique est l’association entre Sêgôr, qui n’est pas nommée, et la vue : si cette association peut simplement résulter de la supériorité de la vue sur les autres sens que lui reconnaît habituellement Philon 163, celui-ci choisit d’étayer son interprétation avec un certain nombre de détails scripturaires liés aux habitants de Sodome, à la femme de Lot et à Lot lui-même.

Les sens sont définis d’emblée comme τὰ τῶν ἡδονῶν ὄργανα (« les instruments des plaisirs » ; § 147), selon une vision que Philon expose ailleurs dans son œuvre 164. Mais il s’agit aussi d’un écho direct de l’exposé littéral, qui associe dès le départ les cités et les plaisirs (§ 133). Si Philon justifie cette affirmation d’une façon neutre, en détaillant le plaisir que chacun des sens apporte, selon un ordre descendant, depuis la vue jusqu’au toucher, en passant par l’ouïe, le goût et l’odorat (§ 148), il établit ensuite une hiérarchie en regroupant le goût, l’odorat et le toucher, qui sont des sens inférieurs à l’ouïe et à la vue. Il parle des « trois sens sur les cinq les plus serviles ou bestiaux » (ζωωδέσταται μὲν οὖν καὶἀνδραποδωδέσται τῶν πέντε τρεῖς εἰσιν αἰσθήσεις ; § 149), avec un nouvel écho de la description des vices des gens de Sodome : Philon affirme en effet que ces sens caractérisent « les plus gloutons ou les plus portés sur les accouplements parmi les animaux domestiques ou sauvages » (τῶν θρεμμάτων καὶ τῶν θηρίων τὰ γαστριμαργότατα καὶ συνουσιαστικώτατα ; ibid.), reprenant la comparaison entre les gens de Sodome et des animaux (θρέμματα ; § 135), dont les deux principaux vices sont la gloutonnerie et la fornication (γαστριμαργίας καὶ λαγνείας ; § 133) 165.

Toutefois, la distinction entre un groupe de trois sens, d’une part, et un couple formé par l’ouïe et la vue, d’autre part, s’accommode mal de la distinction illustrée par le texte scripturaire entre les quatre villes qui sont frappées et celle qui est sauvée, même si Philon, dans ce passage comme dans d’autres 166, établit une hiérarchie entre la vue, le meilleur des sens, et l’ouïe, qui vient en second. Il ne renonce pas immédiatement à la distinction qu’il vient lui-même d’opérer, mais s’appuie sur le texte scripturaire pour l’affiner, en introduisant un commentaire implicite des figures de Lot et de sa femme, qu’il a pourtant soigneusement gommés de son exposé littéral. Le commentaire allégorique s’appuie sur le texte scripturaire par-dessus l’exposé littéral et en quelque sorte contre lui. Lot et sa femme fournissent la base pour la présentation de la vue et de l’ouïe comme un couple, puisque Philon affirme par deux fois dans ce paragraphe que les oreilles sont « plus féminines » que les yeux (θηλύτερα ὦτα ὀφθαλμῶν, et encore : ἀκοή[…] θηλυτέρα ; § 150). Elles sont également, et Philon répète là aussi l’adjectif, « plus lentes » (βραδύτερα, βραδεῖα ; ibid.) que les yeux qui « se hâtent » (φθανόντων ; ibid.), qui « n’attendent pas » (οὐκἀναμενόντων ; ibid.), conformément à l’injonction de l’ange adressée à Lot : σπεῦσον οὖν τοῦ σωθῆναι ἐκεῖ (« hâte-toi donc de te sauver là » ; Gn 19, 22). Or, si Lot entre dans Sêgôr aussitôt après (Λωτ εἰσῆλθεν εἰς Σηγωρ ; Gn 19, 23), il n’est question de sa femme qu’un peu plus loin, sans qu’elle soit arrivée jusqu’à Sêgôr, et pour mentionner qu’elle regarde en arrière (ἐπέβλεψεν ἡ γυνὴ αὐτοῦ εἰς τὰὀπίσω ; Gn 19, 26) : Philon peut s’appuyer sur ces versets pour montrer qu’elle est en effet plus lente que Lot, qui s’est déjà réfugié dans Sêgôr.

Le dernier élément qui peut être invoqué dans le sens de cette hypothèse est la conclusion que donne Philon à ce paragraphe : ταύτην γὰρ ὁ θεὸς βασιλίδα τῶν ἄλλων ἀπέφηνεν ἐπάνω θεὶς ἁπασῶν καὶὥσπερ ἐπʼ ἀκροπόλεως ἱδρυσάμενος οἰκειοτάτην ἀπειργάσατο ψυχῇ (« en effet, Dieu met [la vue] en exergue au-dessus de tous [les sens] et, l’établissant comme sur une citadelle, il fait en sorte qu’elle soit la plus appropriée à l’âme »). L’image d’une citadelle de l’âme n’est pas unique dans l’œuvre de Philon : on la retrouve notamment dans une description de l’assaut qu’entendent mener les passions contre la citadelle de l’âme (τῆς ψυχικῆς ἀκροπόλεως ; Leg. II, 91) 167. Cette image vient de Platon, qui développe dans la République une comparaison entre une cité et l’âme d’un jeune homme, montrant comment les désirs créent une sédition en elle puis, se multipliant, « finissent par s’emparer de la citadelle de l’âme du jeune homme » (Τελευτῶσαι […] κατέλαβον τὴν τοῦ νέου τῆς ψυχῆς ἀκρόπολιν ; Resp. VIII, 560 b 7-8) 168. Le contexte est similaire, mais Philon donne une version légèrement différente de cette image, en fonction du contexte scripturaire. La mention d’une citadelle s’explique particulièrement bien si Sêgôr n’est pas seulement la ville qui est épargnée par le châtiment, mais encore celle qui abrite et protège Lot, ou plus précisément, son « âme ». Lot utilise en effet ce terme à deux reprises pour exprimer le salut qu’il a reçu (τοῦ ζῆν τὴν ψυχήν μου : « en faisant que mon âme vive » ; Gn 19, 19) et celui qu’il espère en se réfugiant à Sêgôr (ζήσεται ἡ ψυχή μου : « et mon âme vivra » ; Gn 19, 20). De ce fait, Sêgôr est bien, pour la vue que figure Lot, la citadelle la plus appropriée à l’âme (οἰκειοτάτην […] ψυχῇ), établissant un lien particulier entre la vue et l’âme dont les paragraphes suivants vont constituer plusieurs illustrations successives.

Il apparaît ainsi que Philon met en place les termes de son exégèse allégorique en revenant implicitement à des détails scripturaires qui lui permettent de faire de son développement non pas un enseignement dogmatique autonome sur la hiérarchie des sens et la valeur de la vue, ayant sa propre logique, mais un authentique commentaire scripturaire qui voit dans l’Écriture la source et le fondement de ses considérations. Si le texte scripturaire n’est pas cité directement, cela tient au fait que Philon n’a pas pu faire mention de tout ce qui concernait Lot dans son exposé littéral pour les raisons que nous avons développées : mobiliser explicitement des détails préalablement gommés pourrait paraître contradictoire. Mais cela tient également au fait que les articulations du raisonnement de Philon, si elles renvoient au texte scripturaire, ne recoupent pas pour autant de façon simple les articulations narratives du texte. Il n’y a pas une claire analogie entre le sens littéral du texte, qui décrit les actions de Lot et la visite des puissances, et la progression du discours de Philon, comme nous allons le voir en étudiant les termes de l’éloge de la vue qui s’ouvre à la suite de cette première étape où Philon a procédé à la mise en place des termes de l’allégorie.

Notes
162.

Ce sera le cas dans ce même traité à propos de ces cinq villes et de leurs rois : (Abr., 236-244). Voir aussi par exemple Migr., 199-205.

163.

Philon parle d’elle comme du « meilleur des sens » (τῆς ἀρίστης τῶν αἰσθήσεων ὁράσεως ; Opif., 53).

164.

Voir par exemple Leg. II, 74-75.

165.

Ces deux vices étaient développés ensuite (ἄκρατον πολὺν καὶ ὀψοφαγίας καὶ ὀχείας ἐκθέσμους μεταδιώκοντες : « recherchant ardemment le vin pur en quantité, les mets délicats et les accouplements qui sortent de la loi » ; § 135). Le terme d’ « accouplements » (ὀχείαι) figure dans les deux passages (§ 135 et § 149).

166.

Voir Confus., 148 ; Migr., 52.

167.

La même image peut toutefois aussi servir dans un sens négatif, par exemple dans le De sobrietate où Dieu détruit la citadelle de l’opinion vaine (κενῆς δόξης ; Sobr., 57), ou encore dans le De confusione linguarum où « l’homme vil » (ὁ φαῦλος ; Conf., 83) érige pour lui-même une citadelle (voir également Conf., 113 et 144).

168.

Voir encore Tim., 70 a 4-6, où il est question de la citadelle de la raison, elle aussi érigée contre les désirs.