2) Les trois motifs d’éloge de la vision sensible (Abr., 151-159)

Dans le premier développement, Philon procède à une analyse détaillée des émotions ou des situations de l’âme que le regard manifeste et permet de connaître : que ce soient des passions comme la « peine » (λύπης), la « joie » (χαρᾶς), la « peur » (φόβου ; § 151), ou encore la « colère » (ὀργή ; § 152), ou qu’il s’agisse de l’« activité de calcul ou de réflexion » (ἐν μὲν τῷ λογίζεσθαι καὶ φροντίζειν) et « des moments de repos et de détente » (ἐν δὲ ταῖς ἀναψύξεσι καὶἀνέσεσι ; ibid.), tous sont exprimés par « les yeux » (ὀφθαλμοί ; § 151) ou par « la vue » (ἡὄψις ; § 152). Philon passe des organes proprement dits à un terme, ὄψις, qui renvoie aussi bien à l’apparence d’une personne et en particulier d’un visage qu’à l’action de voir. Le paragraphe suivant reprend quant à lui de façon inversée le passage de l’activité aux organes. Philon prolonge la liste des émotions ou passions qui ont une manifestation sensible : « le sentiment de bienveillance » (τὸ τῆς εὐνοίας πάθος), « le sentiment implacable de l’âme » face à un ennemi (τὸ δυσάρεστον τῆς ψυχῆς πάθος), qui sont exprimés par le « regard » (βλέμμα), et le « courage » (θρασύτητι) ou la « pudeur » (αἰδοῖ) qui exercent chacun une action particulière sur les yeux » (ὀφθαλμοί ; § 152). C’est vraisemblablement parce qu’il a parlé de la vue (ὄψις) puis du regard (βλέμμα), quoique encadrés par la mention des organes des yeux, que Philon peut récapituler le passage en parlant de l’action de voir (ὅρασις ; § 153), qui est l’objet spécifique de son éloge (§ 150), en affirmant qu’elle « a été créée comme une image de l’âme » (φράσαι ψυχῆς εἰκόνα δεδημιουργῆσθαι ; § 153), qu’elle en « fait voir une image claire, comme dans un miroir, alors que [l’âme] n’a pas par elle-même de nature visible » (ἐναργὲς ἐμφαίνουσαν εἴδωλον οἷα διὰ κατόπτρου τὴν φύσιν ὁρατὴν ἐξ αὑτῆς οὐκ ἐχούσης ; ibid.). La multiplication des termes relevant du champ lexical de la vue brouille la perception du fait que Philon glisse sans cesse de l’opération qu’est la vue à son support physique, les yeux, ou l’expression du regard.

Dans la perspective d’un éloge de la vue, ce passage trouve sa place dans la mesure où il témoigne de quelle façon le sens de la vue donne un accès à ce qui est invisible, l’âme. Puisque tout ce qui concerne l’âme relève d’un ordre des choses supérieur à celui des réalités sensibles, l’éloge est donc parfaitement justifié. Il semble néanmoins possible de trouver une motivation scripturaire à ce développement. En effet, alors que Lot vient de demander à l’un des anges de pouvoir se réfugier à Sêgôr, concluant καὶ ζήσεται ἡ ψυχή μου (« et mon âme vivra » ; Gn 19, 20), celui-ci répond aussitôt, avec une tournure calquée sur un hébraïsme : Ἰδοὺἐθαύμασά σου τὸ πρόσωπον (« Voici que j’ai tenu compte de ta personne », mais littéralement : « vois, j’ai admiré ta face » ; Gn 19, 21). Le texte scripturaire présente ainsi une relation forte entre le regard porté sur un visage et le salut apporté à une âme, ou peut-être encore la reconnaissance par l’ange de ce que l’âme de Lot laisse voir d’elle-même par l’intermédiaire de son visage, d’une manière qui n’est pas sans similitude avec le regard porté par ces mêmes anges sur Abraham qui leur permettait de voir ses intentions derrière ses paroles et ses actes (§ 107 et 110). Si notre hypothèse est juste, alors le développement sur l’expressivité du regard et son rapport à l’âme, qui a en lui-même un sens clair, qui s’intègre bien à une réflexion générale sur le regard, n’est mobilisé que parce que, dans le même temps, il peut être appuyé à la fois sur le texte scripturaire de l’épisode de la destruction de Sodome, et peut-être encore faire écho à l’épisode précédent, Lot apparaissant comme un rappel, sur un mode mineur, de la figure d’Abraham.

Il semble possible également d’établir un lien entre le deuxième éloge de la vue et le texte scripturaire non pas à partir d’un seul détail spécifique, mais en se référant à la manière dont plusieurs éléments du texte scripturaire sont agencés dans la trame de la narration. L’argument de Philon dans ces deux paragraphes est que « la beauté des yeux surpasse les autres sens » (τὰς ἄλλας αἰσθήσεις ὑπερβάλλει τὸ κάλλος ὀφθαλμῶν ; § 154), car « leurs opérations, quand ils sont ouverts, s’exercent de façon continue et sans interruption » (αἱ δὲ τῶν ὀφθαλμῶν ἀναπεπταμένων ἐνέργειαι συνεχεῖς καὶἀδιάστατοι ; ibid.), alors que « les usages des autres sens font défaut dans l’état de veille » (τῶν ἄλλων ἐν ταῖς ἐγρηγόρσεσι[…] ἐπιλείπουσιν αἱ χρήσεις ; ibid.). En cela, la vue se rapproche de l’âme, comme Philon l’annonçait en mettant en place les termes de son allégorie (§ 150). Cette parenté (πρὸς ψυχὴν συγγένειαν ; § 154) n’est cependant que relative, puisque l’âme, elle, « demeure éveillée, continuellement en mouvement, de jour comme de nuit » (ἀεικίνητος οὖσα μεθʼ ἡμέραν καὶ νύκτωρ διανίσταται ; § 155). Il y a donc à la fois une parenté entre les yeux et l’âme, et une hiérarchisation nette qui place l’âme au-dessus de la vue, du fait que celle-ci demeure une activité sensible, celle des yeux (ὀφθαλμῶν), qui « participent essentiellement de la chair » (σαρκὸς πλεῖστον μετέχουσιν ; § 155) et à qui il a été donné de « passer la moitié de la totalité du temps et de la vie à exercer les activités qui leur correspondent » (μέρος ἥμισυ τοῦ παντὸς χρόνου καὶ βίου διατελεῖν ἐνεργοῦντας τὰς ἁρμοττούσας ἐνεργείας ; ibid.) : il ne peut donc y avoir plus qu’une parenté ou une analogie entre les deux.

Une fois encore, ce développement a sa logique propre, dans le cadre d’un examen des liens entre la vue et l’âme, mais il peut aussi s’y trouver des échos du texte scripturaire : Philon évoque en effet la veille, le sommeil, le jour et la nuit, qui constituent les repères chronologiques principaux de la narration scripturaire, qui commence le soir (ἑσπέρας ; Gn 19, 1), avec l’arrivée des anges à Sodome, et s’étend jusqu’au châtiment de Dieu, au matin (Gn 19, 23-24). L’assaut mené contre Lot et ses visiteurs par les gens de Sodome, qui sont mus par leurs désirs bestiaux et figurent les trois sens inférieurs, se passe avant le coucher (πρὸ τοῦ κοιμηθῆναι ; Gn 19, 4), donc dans un état de veille (ἐν ταῖς ἐγρηγόρσεσι) : or, les figures des sens connaissent bel et bien une déficience (ἐπιλείπουσιν) puisque le texte scripturaire dit des deux visiteurs : τοὺς δὲἄνδρας τοὺς ὄντας ἐπὶ τῆς θύρας τοῦ οἴκου ἐπάταξαν ἀορασίᾳἀπὸ μικροῦἕως μεγάλου, καὶ παρελύθησαν ζητοῦντες τὴν θύραν (« les hommes qui étaient à la porte de la maison, il les frappèrent d’aveuglement, du plus petit au plus grand, et ils s’épuisèrent en cherchant la porte » ; Gn 19, 11). Par la suite, pendant la nuit, plus rien n’est dit à leur sujet, ce qui peut susciter la remarque de Philon à propos des sens : τὴν γὰρ καθʼ ὕπνον ἀπραξίαν οὐ παραληπτέον (« il ne faut pas prendre en considération leur absence d’action pendant la nuit » ; § 154).

En sens contraire, le texte scripturaire parle d’un ensemble d’activités et de dialogues entre Lot et les visiteurs qui ont lieu très probablement pendant la nuit. Si Lot demeure la figure de la vue, les anges peuvent ici figurer l’activité continue de l’âme, qui ne connaît pas de repos nocturne : les anges exhortent Lot à partir pendant la nuit, ils le pressent encore au point du jour 169, ils mettent eux-mêmes en mouvement Lot, sa femme et ses filles 170 et les font sortir 171. Lot, figure de la vue dont l’activité se limite à la moitié du temps, ne se déplace de son propre mouvement que lorsque le soleil est levé : ὁἥλιος ἐξῆλθεν ἐπὶ τὴν γῆν, καὶ Λωτ εἰσῆλθεν εἰς Σηγωρ (« le soleil sortit au-dessus de la terre et Lot entra dans Sêgôr » ; Gn 19, 23). Le fait que la cinquième ville, Sêgôr, figurant elle aussi le cinquième sens, la vue, ne soit atteinte qu’au matin, peut aussi renforcer l’association entre la vue sensible et le jour.

De façon sous-jacente à un développement sur les cinq sens et l’activité de l’âme, Philon semble donc continuer à se référer à la lettre du texte malgré l’absence de mention explicite des éléments scripturaires qu’il mobilise dans son exégèse. De façon paradoxale, même si nous avons montré la justification de leur absence dans l’exposé littérale, les événements et les personnages qui constituent la trame de la narration n’interviennent que dans l’exposé allégorique, qui s’attache donc à un commentaire de la lettre par-dessus l’exposé littéral qu’il a développé à son sujet. Lot et Sêgôr constituent les supports scripturaires privilégiés d’un exposé sur la vision et son rapport à l’âme qui prend progressivement de l’ampleur, tout en creusant la différence significative qui existe entre les deux. Celle-ci s’appuie sur la figure de Lot dont la vertu est réelle, mais relative : il est sauvé de Sodome, mais ne reçoit pas la visite de l’Être, signe de son imperfection, et ne paraît pas manifester ni dans le texte scripturaire ni dans l’exégèse de Philon une vertu de piété semblable à celle d’Abraham. Ce portrait est conforme à la vision que Philon donne généralement de Lot, lié à Abraham, mais toujours imparfait 172.

Le troisième éloge concerne le regard non plus dans sa dimension physique, c’est-à-dire ce qu’il fait voir sur le visage ou la manière dont il s’exerce, mais en fonction de ce qu’il permet d’atteindre. Cette nouvelle étape représente un sommet : ὃ δʼ ἐστὶν ἀναγκαιότατον τῆς ἀπὸ τῶν ὀμμάτων ὠφελείας, ἤδη λεκτέον (« ce qui est le plus nécessaire dans l’aide qui nous vient des yeux, il faut le dire maintenant » ; § 156). L’éloge se fait en deux temps : le premier concerne essentiellement la vision sensible figurée par Lot, tandis que le deuxième, que nous étudierons à part, introduit la notion de contemplation des réalités intelligibles et permet de comprendre pleinement en quoi le troisième éloge est un véritable sommet qui vient clore l’argumentation. Nous nous attacherons d’abord à rendre compte de la portée uniquement sensible de l’éloge, liée à Lot, avant d’aborder sa deuxième partie, qui fait intervenir Abraham.

Philon explicite d’emblée le point essentiel du passage : « c’est uniquement, parmi les sens, pour la vue que Dieu a fait se lever la lumière, qui est à la fois la plus belle des choses qui existent, et la première à avoir été appelée “bonne” dans les livres sacrés » μόνῃ γὰρ ὁράσει τῶν αἰσθήσεων ὁ θεὸς ἀνέτειλε φῶς, ὃ καὶ τῶν ὄντων ἐστὶ κάλλιστον καὶ πρῶτον ἐν ἱεραῖς βίβλοις ὠνομάσθη καλόν ; § 156). Certes, Philon fait référence au tout début du livre de la Genèse, lorsque la première réalité créée est la lumière : καὶ εἶδεν ὁ θεὸς τὸ φῶς ὅτι καλόν (« Et Dieu vit que la lumière était bonne » ; Gn 1, 4). La manière dont il en parle peut toutefois constituer une nouvelle référence au texte scripturaire qu’il commente : Philon en effet ne dit pas que Dieu « crée » la lumière, mais qu’il l’ « a fait se lever » (ἀνέτειλε), comme on le dit d’un astre. Il semble donc que Philon peut s’attacher ici à faire une nouvelle allusion au texte scripturaire, qui décrit le soleil qui se lève, associé précisément à l’entrée de Lot dans Sêgôr. Du reste, Philon reprend ensuite de façon explicite la référence à des astres : ἑκάστου τῶν ἀστέρων αὐγὰς ἐκχέοντος (« chacun des astres diffusant des rayons » ; § 157) et encore ἡλίου[…] αὐγαὶ καὶ σελήνης καὶ τῶν ἄλλων πλανήτων καὶἀπλανῶν (« les rayons du soleil et de la lune et des autres astres mobiles ou immobiles » ; § 158). Cela permet de penser qu’il cherche à prolonger la trame sous-jacente au deuxième motif d’éloge, en montrant que l’entrée au moment du lever du soleil de Lot à Sêgôr, l’un et l’autre figurant de façon conjointe la vue, exprime la manière dont le regard se porte vers le soleil en particulier, et vers les astres en général.

La double nature de la lumière (διττὴ φωτὸς φύσις ; § 157) que Philon évoque peut elle aussi s’appuyer sur une référence au texte scripturaire. En effet, c’est au moment où Lot entre dans Sêgôr que « le Seigneur fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du soufre et du feu, d’auprès du Seigneur, depuis le ciel » (κύριος ἔβρεξεν ἐπὶ Σοδομα καὶ Γομορρα θεῖον καὶ πῦρ παρὰ κυρίου ἐκ τοῦ οὐρανοῦ ; Gn 19, 24), ce qui permet d’établir un lien entre la lumière du soleil et le cataclysme infligé à Sodome. Or, tandis que la première lumière, issue d’un feu périssable, est semblablement périssable 173, en revanche la seconde est « inextinguible » (ἄσβεστον ; § 157) comme l’est « le feu de la foudre qui ne s’éteint nullement » (τό[…] κεραύνιον πῦρ ἥκιστα σβεννύμενον ; § 140), et consume de façon permanente la terre de Sodome. Elle vient également « d’en haut, du ciel » (ἄνωθεν ἀπὸ τοῦ οὐρανοῦ ; § 157), tout comme le feu du châtiment vient « d’auprès du Seigneur, depuis le ciel » (παρὰ κυρίου ἐκ τοῦ οὐρανοῦ ; Gn 19, 24). Certes, Philon ne parle de feu que pour la lumière périssable, alors que c’est bien un « feu » qui s’abat sur Sodome et les autres villes : mais il mentionne en un autre endroit que « l’éther, feu sacré, est une flamme inextinguible » (ὁ αἰθήρ, ἱερὸν πῦρ, φλόξ ἐστιν ἄσβεστος ; Confus., 156). De plus, Philon a omis dans son exposé littéral de parler du soufre (θεῖον ; Gn 19, 24) qui s’abat sur les quatre villes, ne parlant que du feu, ce qui permet de présenter le feu venu du ciel comme un pur feu, dont la dimension lumineuse est ainsi soulignée.

L’éloge de la vue est donc constitué par deux éléments. Le premier est que la vue soit rendue possible par rien moins que la lumière des astres, ce que Philon résume lui-même en disant : ἔτι τοίνυν ἐπιχειρῶμεν ὀφθαλμοὺς λόγοις ἐγκωμιάζειν, τοῦ θεοῦ τοὺς ἀληθεῖς ἐπαίνους αὐτῶν στηλιτεύσαντος ἐν οὐρανῷ, τοὺς ἀστέρας; (« Entreprendrons-nous donc encore de faire l’éloge des yeux avec des paroles, alors que Dieu a placé dans le ciel comme sur une stèle leurs véritables motifs d’éloge, les astres ? » ; § 158). Cet argument ne paraît pas avoir d’appui scripturaire direct, si ce n’est dans la référence au soleil qui se lève et donne sa lumière. Toutefois, il peut y avoir un écho avec le texte dans la relation entre la lumière des astres et la capacité qu’ils confèrent d’observer le monde, illustrée aussitôt par Philon dans une longue énumération, au paragraphe 159, des réalités naturelles (« les choses du monde » : τὰἐν κόσμῳ) que la vue saisit, depuis la « terre » (γῆν) et tout ce qu’elle porte, jusqu’aux phénomènes aériens (κατὰ τὸν ἀέρα) et encore plus haut jusqu’au « ciel, qui a véritablement été créé comme un monde dans le monde » (τὸν οὐρανόν, ὃς ἀληθείᾳ κόσμος ἐν κόσμῳ δεδημιούργηται). Cette dernière formule peut suggérer qu’il y a bien le passage d’un monde à un autre. La fin du paragraphe l’exprime avec un verbe significatif, διαβαίνω : τίς οὖν τῶν ἄλλων αἰσθήσεων ἐπαυχήσει διαβῆναί ποτε τοσοῦτον (« lequel des autres sens se vantera-t-il d’opérer un passage aussi considérable ? »). Or nous retrouverons ce terme employé dans le De migratione Abrahami pour désigner l’Exode lui-même : c’est dire la charge forte que Philon donne au parcours qu’effectue la vue, introduisant également un premier élément qui peut faire référence à la figure du migrant, Abraham.

Cette énumération constitue sur un plan purement formel le pendant, dans l’exposé allégorique, de l’énumération des lieux détruits par le feu du châtiment, aux paragraphes 138 et 139. Il n’y a pas de correspondance terme à terme entre ces deux passages, mais un même souci d’exhaustivité dans l’énumération, même si le second adopte une perspective bien plus étendue, puisque le regard porte jusqu’au ciel. Ce premier écho peut également être appuyé par une référence au texte scripturaire, qui fait revenir Abraham en conclusion de l’épisode : il « tourna son regard face à Sodome et Gomorrhe, et face au pays avoisinant, et il vit » (ἐπέβλεψεν ἐπὶ πρόσωπον Σοδομων καὶ Γομορρας καὶἐπὶ πρόσωπον τῆς γῆς τῆς περιχώρου καὶ εἶδεν ; Gn 19, 28). D’une certaine manière, l’énumération de Philon peut expliciter la teneur de la vision d’Abraham, dont le regard embrasse tout le pays, et voit également la « flamme qui montait de la terre » (ἀνέβαινεν φλὸξ τῆς γῆς ; Gn 19, 28), c’est-à-dire le feu divin qui consume et en même temps éclaire. Si la référence est justifiée, alors cela montre que Philon dans son exégèse allégorique, alors même qu’il paraît suivre un développement, certes appuyé sur tel ou tel élément du texte scripturaire, mais doté d’une cohérence propre, n’en suit pas moins encore les grands traits de la narration scripturaire, en illustrant l’opposition entre Lot et les gens de Sodome, sa sortie de la ville, la lumière qui se lève en même temps que le châtiment s’abat et le regard proprement panoramique qu’Abraham dirige vers le pays de Sodome. Philon construit son développement sur les quelques mentions explicites de la vue, du regard, de la lumière, en soulignant le contraste qui s’opère avec Sodome ou les gens de Sodome. Une forme de fusion s’opère ainsi entre les habitants et leurs villes d’un côté, entre Lot et Sêgôr de l’autre, l’important étant le discours sur les sens, la supériorité de la vue et la question de l’âme qui se dessine progressivement à travers les différentes figures du texte.

Alors qu’Abraham est absent de la plus grande partie du passage, mais est mentionné à la fin lorsqu’il vient observer la scène, Philon oriente vers lui son exégèse : il reprend son développement du chapitre précédent sur la question de la contemplation et confirme à travers ce nouvel épisode qu’Abraham est bien celui qui possède un regard capable de contempler les réalités intelligibles, alors que Lot, associé à Sêgôr, ne figure que le regard sensible. Ni l’un ni l’autre ne sont nommés : seules les villes, présentes dans l’exposé littéral, sont à nouveau présentes explicitement dans l’allégorie. Cela s’applique également au personnage de la femme de Lot, comme le montre la deuxième partie de l’éloge.

Notes
169.

Ἡνίκα δὲ ὄρθρος ἐγίνετο, ἐπεσπούδαζον οἱ ἄγγελοι τὸν Λωτ (« Et quand ce fut le point du jour, les anges pressèrent Lot » ; Gn 19, 15).

170.

Ἐκράτησαν οἱ ἄγγελοι τῆς χειρὸς αὐτοῦ καὶ τῆς χειρὸς τῆς γυναικὸς αὐτοῦ καὶ τῶν χειρῶν τῶν δύο θυγατέρων αὐτοῦ (« Les anges s’emparèrent de sa main, de la main de sa femme et des mains de ses deux filles » ; Gn 19, 16).

171.

Καὶ ἐγένετο ἡνίκα ἐξήγαγον αὐτοὺς ἔξω (« Et il arriva, lorsqu’ils les eurent fait sortir » ; Gn 19, 17).

172.

Voir Poster., 175 ; Ebr., 164 ; Migr., 13, où, comme nous le verrons, Lot figure le penchant vers les sensations ; Migr., 148-151.

173.

[…]τὸ μὲν γὰρ ἀπὸ τοῦ χρειώδους πυρός, φθαρτοῦ φθαρτόν, ἐκλάμπει σβέσιν ἐνδεχόμενον (« l’une, venant du feu utilitaire, réalité corruptible venant d’une réalité corruptible, brille mais peut s’éteindre » ; § 157).