3) La contemplation intelligible (Abr., 160-166)

Philon opère une relance de son développement en revenant à son point de départ, la distinction entre les différents sens, pour mieux s’élever ensuite jusqu’aux réalités intelligibles en trois étapes, qui correspondent à la femme de Lot, à Lot, puis à Abraham. Il commence par mentionner, pour mieux les écarter, les trois premiers sens, décrits selon une image animale déjà utilisée (θρέμμα), mais reprise de façon suggestive : ἀλλʼ ἐάσαντες τὰς ἐπὶ ταῖς φάτναις τὸ σύμφυτον ἡμῖν θρέμμα πιαινούσας, τὴν ἐπιθυμίαν, ἐξετάσωμεν τὴν λόγου μεταποιουμένην ἀκοήν (« Mais laissons ceux qui engraissent dans les mangeoires l’animal qui nous est connaturel, le désir, pour examiner l’ouïe qui revendique un lien à la raison » ; § 160). Une nouvelle fois, la manière dont Philon parle de l’ouïe paraît s’appuyer sur les termes de la narration scripturaire. Définissant le champ qui est le sien, il explique que sa « course, dans toute sa force et à son point d’achèvement » (ὁ σύντονος καὶ τελειότατος δρόμος), « demeure située dans l’air qui entoure la terre » (ἵσταται κατὰἀέρα τὸν περίγειον ; § 160), combinant donc l’idée d’un mouvement et celui d’une station immobile. Ce mouvement semble s’opposer directement à celui que les anges prescrivent à Lot : μηδὲ στῇς ἐν πάσῃ τῇ περιχώρῳ (« et ne t’arrête pas dans tout le pays avoisinant » ; Gn 19, 17 174) : les deux formulations partagent le même verbe et le même préfixe περι- : la femme de Lot, contrairement à son mari, ne sort pas de ce que le texte scripturaire appelle la terre (γῆ ; Gn 19, 23.25.28), ou encore « tout le voisinage » (πᾶσαν τὴν περίοικον ; Gn 19, 25 175), avec l’usage du même préfixe. L’ouïe parcourt un chemin, à la manière de la femme de Lot qui sort de Sodome, mais elle s’arrête en route avant de pouvoir sortir de la région. Elle devient une « stèle » (στήλη ; Gn 19, 26), terme qui permet de justifier l’emploi du verbeἵστημι.

L’ancrage scripturaire semble également assuré dans le deuxième élément introduit par Philon : ὅταν βία πνευμάτων καὶ κτύποι βροντῶν συρμὸν πολὺν καὶ χαλεπὸν πάταγον ἐξηχῶσιν (« lorsque la violence des vents et les grondements du tonnerre font résonner un fort ouragan et un terrible fracas » ; § 160). L’évocation de ces orages est une reprise du cataclysme dont la femme de Lot se fait le témoin, en se retournant vers Sodome au lieu de quitter le pays. Philon a lui-même livré deux indications qui apparentent le châtiment infligé aux cités à un orage : « l’air qui se couvre de nuages » (τὸν ἀέρα νεφωθέντα ; § 138) et le « feu de la foudre » (τό […] κεραύνιονπῦρ ; § 140). De façon significative, Philon décrit ici l’activité de l’ouïe, et l’étendue de ce qu’elle perçoit, en se référant au regard porté par la femme de Lot vers Sodome :ἐπέβλεψεν ἡ γυνὴ αὐτοῦ εἰς τὰὀπίσω (« sa femme regarda en arrière » ; Gn 19, 26). Philon réussit ainsi à suivre le fil scripturaire autour de la notion de regard tout en conférant à la femme de Lot, dans la hiérarchie des sens qu’il a mise en place, le rôle de figure de l’ouïe.

Face à elle, Lot est la figure du sens de la vue, qui quitte cette terre : ὀφθαλμοὶ δὲἀπὸ γῆς ἐν ἀκαρεῖ φθάνουσιν εἰς οὐρανὸν καὶ τὰ πέρατα τοῦ παντός (« les yeux, quittant la terre en un instant, se hâtent vers le ciel et les limites de l’univers » ; § 161). Jouant sur le double sens de γῆ, « région », mais aussi « monde terrestre » par opposition au ciel, Philon étend la portée de la vue un degré plus loin : l’ouïe est limitée à la terre, tandis que la vue s’étend jusqu’aux limites de l’univers sensible. La sortie de Lot de la terre de Sodome figure ainsi un passage (διαβαίνω ; § 159) hors du monde terrestre en son entier, décrit par ses quatre points cardinaux (ἐπʼ ἀνατολὰς ὁμοῦ καὶ δύσεις ἄρκτον τε καὶ μεσημβρίαν : « vers le levant en même temps que vers le couchant, au nord comme au sud » ; § 161).

Sur cette base allégorique, Philon conduit à son terme son éloge de la vue, en mettant en relation le travail de la vue et ce qu’il apporte à l’intelligence en deux temps successifs, qui marquent un passage des choses sensibles aux choses intelligibles, selon la démarche caractéristique des développements allégoriques. Tout d’abord, « les yeux, une fois arrivés, tirent la pensée vers les choses visibles pour qu’elle les contemple » (ἀφικνούμενοι πρὸς τὸ θεωρεῖν ἕλκουσιν ἐπὶ τὰ φανέντα τὴν διάνοιαν ; § 161), puis celle-ci « reçoit de la vue les ressources pour pouvoir contempler les choses intelligibles » (παρὰ τῆς ὄψεως τοῦ δύνασθαι τὰ νοητὰ θεωρεῖν τὰς ἀφορμὰς λαβοῦσα ; § 162). Il ne semble pas que ces deux étapes puissent correspondre de façon claire à des étapes du récit concernant Lot, dans la mesure où il est seulement fait brièvement mention de son arrivée à Sêgôr, sans aucune action ultérieure – si du moins l’on exclut le nouveau départ de Lot pour la montagne avec ses filles (Gn 19, 30) auquel rien ne permet de penser que Philon fasse ici allusion.

Il est plus probable, comme nous l’avons avancé, que Philon passe de l’exégèse de la figure de Lot à celle d’Abraham, figure de la διάνοια, comme il l’a déjà été dans le chapitre sur la descente en Égypte. Philon peut s’appuyer sur le changement de focalisation de la narration scripturaire, qui abandonne Lot une fois qu’il s’est réfugié à Sêgôr, pour évoquer à Abraham venant contempler, de l’extérieur et avec un regard qui embrasse la totalité du paysage, la destruction. Outre l’apparition d’Abraham à ce moment du récit, il faut encore souligner que le texte scripturaire lui-même met en relation Lot et Abraham : καὶἐγένετο ἐν τῷἐκτρῖψαι κύριον πάσας τὰς πόλεις τῆς περιοίκου ἐμνήσθη ὁ θεὸς τοῦ Αβρααμ καὶἐξαπέστειλεν τὸν Λωτ ἐκ μέσου τῆς καταστροφῆς (« et il arriva, lorsque le Seigneur anéantit toutes les villes du voisinage, que Dieu se souvint d’Abraham et qu’il fit partir Lot du milieu de la destruction » ; Gn 19, 29). Le salut apporté à Lot renvoie en réalité à Abraham et à sa relation personnelle avec Dieu : cette subordination, dans le récit scripturaire, est reprise dans l’allégorie pour établir une hiérarchie entre la vue sensible et l’intelligence.

Un autre élément qui permet d’identifier Abraham à la διάνοια est le fait que celle-ci soit qualifiée de « sans repos et toujours en mouvement » (ἀκοίμητος καὶἀεικίνητος ; § 162), comme l’était l’âme dans le deuxième éloge de la vue (§ 155). L’adjectif ἀκοίμητος, appliqué au regard, se rencontre à plusieurs autres reprises chez Philon où il peut renvoyer au regard même de Dieu (Mutat., 40 ; Spec. I, 330 et IV, 201), mais aussi au regard du sage ou de l’homme vertueux (Mos. I, 185 et 289) ou encore, comme ici, à l’intelligence (τοῖς διανοίας ἀκοιμήτοις ὄμμασι : « les yeux sans repos de la pensée » ; Spec. I, 49) ou à l’intellect (ὁ γὰρ νοῦς τὸἄκλειστον καὶἀκοίμητον προσβαλὼν ὄμμα : « l’intellect, en effet, projetant vers l’avant son regard bien ouvert et sans repos » ; Mutat., 5). Le terme s’applique donc à l’intellect ou à l’intelligence en tant qu’elle développe ses pleines facultés, à l’image de ce qu’est le regard même de Dieu, selon l’analogie philonienne entre l’intellect et Dieu lui-même. Abraham étant présenté comme un sage et une figure habituelle de l’intellect, Philon peut faire allusion ici à lui 176, malgré le texte scripturaire où il est écrit que ce n’est qu’ « au point du jour, au matin », qu’Abraham vient contempler le châtiment (τὸ πρωί ;Gn 19, 27), ce qui ne semble pas plus permettre de lui attribuer un regard sans repos que cela n’était le cas pour Lot. Philon met ici en place son interprétation en partie à partir de ce qu’il a déjà affirmé à propos d’Abraham.

De fait, le passage de la contemplation des réalités visibles, et notamment des astres, à la contemplation des réalités intelligibles (τὰ νοητὰ θεωρεῖν ; § 162) pour se livrer à une spéculation (σκέψιν ; § 162) à travers de multiples questions sur la nature des choses 177 et sur leur créateur 178, correspond au parcours initial d’Abraham : se livrant autrefois à la contemplation des astres, que Philon a énumérés au paragraphe 158 (ἡλίου γὰρ αὐγαὶ καὶ σελήνης καὶ τῶν ἄλλων πλανήτων καὶἀπλανῶν : « les rayons du soleil et de la lune et des autres astres mobiles ou immobiles »), le patriarche est passé à la connaissance du pilote et créateur de toutes choses (§ 70). L’exégèse de la fin du passage scripturaire reprend donc des éléments du texte, mais semble tout autant se construire à partir d’un regard synthétique sur la personne d’Abraham emprunté à d’autres passages. Philon confirme plus une certaine connaissance d’Abraham grâce au texte, qu’il n’ajoute de nouveaux éléments à son exégèse générale du personnage. À ce titre, l’exposé allégorique paraît bien constituer lui aussi, à l’instar de l’exposé littéral, une illustration de « ce qui est montré » (τὸ δηλούμενον ; § 133) dans l’ensemble du chapitre précédent sur les visiteurs de Mambré : alors que le sens littéral de ce dernier épisode confirme l’identification des deux puissances, l’exposé allégorique vient éclairer la question de la vision d’Abraham et de la manière dont peut être rapportée la manifestation de Dieu.

L’intérêt de ce développement philonien est de concilier de façon aussi étroite que possible une authentique exégèse du texte scripturaire et une réflexion théorique solide. Celle-ci passe dans les derniers paragraphes du développement par des références philosophiques importantes, essentiellement à Platon, mais encore aux Stoïciens, qui nous permettront, à travers également une comparaison avec Plutarque, de montrer la spécificité et la rigueur de la réflexion philosophique de Philon.

Concernant Platon, deux passages en particulier peuvent être éclairants. Le premier se trouve dans le Timée, où l’on peut lire :

‘Τὰ μὲν οὖν τῶν ὀμμάτων συμμεταίτια πρὸς τὸ σχεῖν τὴν δύναμιν ἣν νῦν εἴληχεν εἰρήσθω· τὸ δὲ μέγιστον αὐτῶν εἰς ὠϕελίαν ἔργον, δι’ ὃ θεὸς αὔθ’ ἡμῖν δεδώρηται, μετὰ τοῦτο ῥητέον. Ὄψις δὴ κατὰ τὸν ἐμὸν λόγον αἰτία τῆς μεγίστης ὠϕελίας γέγονεν ἡμῖν, ὅτι τῶν νῦν λόγων περὶ τοῦ παντὸς λεγομένων οὐδεὶς ἄν ποτε ἐρρήθη μήτε ἄστρα μήτε ἥλιον μήτε οὐρανὸν ἰδόντων (« C’estdel’utilité essentielledesyeux, envuedelaquelleleDieunousenafaitprésent, qu’ilfautparlermaintenant. De fait, la vue, selon mon raisonnement, a été créée pour être, à notre profit, le principe de la plus grande utilité. Car de tous les discours que l’on peut faire maintenant sur le Monde, nul n’aurait oncques pu être tenu, si les hommes n’avaient jamais pu voir, ni les astres, ni le soleil, ni le Ciel » : 46 e 8-47 a 5 179).’

La « plus grande utilité » de la vue (τῆς μεγίστης ὠϕελίας ; 47 a 2) correspond chez Philon à « ce qui est le plus nécessaire dans l’aide qui nous vient des yeux » (ὃ δʼ ἐστὶν ἀναγκαιότατον τῆς ἀπὸ τῶν ὀμμάτων ὠφελείας ; § 156). Les yeux sont à l’origine, pour l’un comme pour l’autre, de toute démarche philosophique, ce que Philon exprime explicitement dans notre passage : σοφία καὶ φιλοσοφία τὴν ἀρχὴν ἀπʼ οὐδενὸς εἴληφεν ἑτέρου τῶν ἐν ἡμῖν ἢ τῆς ἡγεμονίδος τῶν αἰσθήσεων ὁράσεως (« la sagesse et la philosophie n’ont pris leur origine de rien d’autre, parmi ce qui en nous, que de la reine des sens, la vue » ; § 164). Éloge de la vue, contemplation des êtres célestes et origine de la philosophie : tels sont les points communs que relève de fait David Runia 180 entre la vision philonienne et l’éloge platonicien de la vue dans ce passage du Timée. Plusieurs différences sont néanmoins également observables, souligne-t-il, dont deux peuvent concerner notre passage : une focalisation de Philon sur la question du démiurge, et une insistance sur l’éloge de la lumière, les astres ayant été créées pour permettre aux yeux d’exercer leur fonction 181. La question du démiurge conduit Philon à un théocentrisme plus développé que celui de Platon, mais apparenté au platonisme de son époque 182, et à une insistance sur la manière dont Dieu a disposé le monde qu’il a créé pour donner aux hommes, par la vue, la capacité de remonter jusqu’à lui par un travail de l’intellect.

L’autre passage platonicien qui éclaire le texte de Philon, une fois encore de façon contrastée, se trouve dans le livre VI de la République (507-509), où se trouve un éloge de la lumière 183. De fait, Platon évoque la lumière du soleil et la manière dont elle permet de connaître les choses : Τίνα οὖν ἔχεις αἰτιάσασθαι τῶν ἐν οὐρανῷ θεῶν τούτου κύριον, οὗἡμῖν τὸϕῶς ὄψιν τε ποιεῖὁρᾶν ὅτι κάλλιστα καὶ τὰὁρώμενα ὁρᾶσθαι; — ῞Ονπερ καὶ σύ, ἔϕη, καὶ οἱἄλλοι· τὸν ἥλιον (« Quel est, selon toi, celui des dieux du ciel qui est le maître de produire cette union, et dont la lumière fait que nos yeux voient aussi parfaitement que possible, et que les objets visibles sont vus ? — Celui-là même que tout le monde et toi-même en reconnaissez comme le maître, le soleil » ; 508 a 4-7 184). Philon reprend le même type de raisonnement, mais s’écarte néanmoins rapidement de Platon, dans la mesure où celui-ci ne prend la question de la connaissance par la lumière du soleil que comme un point de départ, sous la forme d’une analogie ou d’une ressemblance (ὁμοιότητα ; 509 c 6), pour aller vers la connaissance propre à l’âme : Οὕτω τοίνυν καὶ τὸ τῆς ψυχῆς ὧδε νόει· ὅταν μὲν οὗ καταλάμπει ἀλήθειά τε καὶ τὸὄν, εἰς τοῦτο ἀπερείσηται, ἐνόησέν τε καὶἔγνω αὐτὸ καὶ νοῦν ἔχειν ϕαίνεται (« Fais-toi de même à l’égard de l’âme l’idée que voici. Quand elle fixe ses regards sur un objet éclairé par la vérité et par l’être, aussitôt elle le conçoit, le connaît et paraît intelligente » ; 508 d 4-6). Chez Platon, il y a seulement deux registres analogues mais distincts : de fait, il est immédiatement conduit à exposer son schéma de la ligne, en séparant connaissance sensible et connaissance intelligible, ce qui le conduit à présenter le mythe de la caverne. Chez Philon, il y a au contraire une continuité entre la vision sensible et la contemplation par l’intelligence. Ainsi, s’il y a bien un dualisme d’inspiration platonicienne chez Philon, il ne faut donc pas lui donner une importance trop marquée, Philon cherchant à articuler ce qui est séparé chez Platon.

Philon se différencie également de Plutarque, quoiqu’ils s’inscrivent dans une même tradition platonicienne et témoignent, selon David Runia, d’un semblable théocentrisme qui constitue un trait d’appartenance commune au moyen-platonisme. Dans son traité « sur les délais de la justice divine » (550 D-E), Plutarque présente de fait une relecture de Platon centrée sur Dieu : ἀλλὰ σκοπεῖτε πρῶτον, ὅτι κατὰ Πλάτωνα πάντων καλῶν ὁ θεὸς ἑαυτὸν ἐν μέσῳ παράδειγμα θέμενος (« Envisagez donc ce premier point : pour Platon, Dieu s’est placé au centre de tout comme un modèle de toute perfection » ; 550 C 12-D 2 185). Il convient, selon sa relecture de Platon, d’observer le cours régulier des astres pour que l’âme « s’accoutume à goûter et à chercher l’ordre et l’harmonie » (ἀσπάζεσθαι καὶἀγαπᾶν ἐθιζομένη τὸ εὔσχημον ἡ ψυχὴ καὶ τεταγμένον ; 550 D 9-10). C’est ainsi qu’il est possible d’atteindre le plus grand bien : « l’acquisition de la vertu par l’imitation passionnée des perfections que [Dieu] possède » (τὸ μιμήσει καὶ διώξει τῶν ἐν ἐκείνῳ καλῶν καὶἀγαθῶν εἰς ἀρετὴν καθίστασθαι ; 550 E 4-5).

Plutarque témoigne ainsi, comme Platon (Ti., 47 b 6-c 4), du souci de trouver une harmonie dans l’âme par l’observation des astres, ajoutant encore à ce thème platonicien l’idée que cette harmonie est l’image des vertus propres de Dieu. La perspective spécifiquement développée par Philon dans ce passage est différente : la course des astres n’est pas conçue comme un terme, conformément à l’expérience fondamentale d’Abraham qui a su voir, au-delà d’eux, le pilote et le créateur du monde, mais un point de départ, une impulsion, pour le travail de l’intelligence (τὰς ἀφορμὰς λαβοῦσα, § 162). L’intelligence elle-même, selon Philon, ne vise pas immédiatement l’harmonie, elle est au contraire très active : ἡ δὲ τὸ παραπλήσιον ἐνδεξαμένη πάθος οὐκ ἠρεμεῖ, ἀλλʼ ἅτε ἀκοίμητος καὶἀεικίνητος οὖσα[…] (« elle, ayant reçu en quelque sorte une passion, ne demeure pas en repos, mais, parce qu’elle est toujours éveillée et toujours en mouvement… » ; § 162).

Philon reprend certes des thèmes platoniciens, mais il les réarticule en profondeur en y intégrant l’éloge de la lumière et l’éloge de la vue, conçues comme les moyens d’une vraie connaissance qui s’élève jusqu’aux limites de l’univers, jusqu’aux réalités incorruptibles que sont les astres, avant de les dépasser. L’ensemble du développement allégorique confirme cette perspective : tout l’enjeu de l’argumentation de Philon est de montrer la parenté de la vue avec l’âme (§ 150), et en même temps de souligner la hiérarchie qui existe entre la vision sensible et le travail de l’intelligence. La mise en place d’une hiérarchie entre les cinq sens, puis entre la vue et l’intelligence, structure le développement, mais elle ne conduit pas Philon à opérer une distinction entre le monde sensible et le monde intelligible : la séparation passe en réalité entre les sens liés à une certaine bestialité, et l’ouïe et surtout la vue qui, bien qu’ancrée dans le monde sensible est un support essentiel pour s’élever jusqu’aux réalités intelligibles.

Ce constat essentiel peut être encore appuyé par des détails qui montrent que Philon emprunte également à d’autres traditions philosophiques. C’est ce que rappelle Anita Méasson à propos d’un passage du De Somniis sur la nature du ciel : τί γὰρ ἂν εἴποιμεν; […] ὅτι πῦρ τὸ καθαρώτατον; ἢὅτι πέμπτον κυκλοφορικὸν σῶμα, μηδενὸς τῶν τεττάρων στοιχείων μετέχον; (« que pourrions-nous bien en dire ? [Que c’est] le feu parfaitement pur ? Ou bien un cinquième élément mû circulairement, sans rapports avec les quatre autres ? » ; Somn. I, 21). Elle explique que la première question fait référence à la doctrine stoïcienne, à « cette forme supérieure de feu que les Stoïciens distinguaient du feu utilisé sur la terre » 186, distinction qui recoupe précisément celle de Philon entre le feu corruptible et le feu incorruptible des astres (§ 157), tandis que la réflexion sur l’existence d’un cinquième élément doit quant à elle être rattachée à une doctrine aristotélicienne, comme on peut le voir chez Cicéron (De natura deorum II, XV, 40-41).

À un développement à forte coloration platonicienne, Philon ajoute donc des touches qui viennent d’autres traditions philosophiques, sans pour autant être contradictoire ou superficiel : comme l’explique Folker Siegert à propos de la cosmologie de Philon, son souci est de « rendre compte de l’immanence et de la transcendance simultanées de Dieu. Son éclectisme consiste à être un platonicien en ce qui concerne la transcendance et un stoïcien en ce qui concerne l’immanence » 187. De fait, si le cadre général de l’exposé de Philon emprunte à une pensée de type platonicien pour montrer la connaissance transcendante atteinte par l’intelligence grâce à la vue, dans le même temps il souligne par un possible emprunt au feu incorruptible des Stoïciens le caractère immanent de la connaissance livrée par la vue, caractère qui n’est pas moins d’une importance considérable puisqu’il porte sur la lumière incorruptible des astres. Il est important pour Philon de souligner la portée bien réelle de la vision, en s’inspirant d’une vision stoïcienne du monde, mais il est tout aussi essentiel de marquer la transcendance de la contemplation intellectuelle. Philon n’est ni strictement platonicien, ni stoïcien, mais il s’efforce d’intégrer ensemble dans ce passage des conceptions d’origine différente pour présenter un propos précis sur la relation entre la vue et l’intelligence, qui puisse dans le même temps s’appuyer sur des caractéristiques scripturaires aussi précises que possible.

David Runia s’étonnait « que Philon choisisse d’attacher des excursus aussi longs à des motifs exégétiques sans importance, comme la cinquième cité », en y voyant « l’indication de l’importance considérable que Philon est prêt à accorder aux thèmes de la vue et de la lumière, de la contemplation et de l’origine de la philosophie » 188. C’est effectivement le cas, mais le propos doit être élargi à l’échelle du traité entier : Philon accorde toute cette place à des thèmes d’origine platonicienne et devenus des lieux communs philosophiques 189 parce qu’ils lui permettent de rendre compte de la manière dont Dieu peut se manifester à Abraham d’une façon qui touche au sensible sans pour autant s’y limiter. L’exégèse du passage sur la destruction de Sodome lui donne ainsi l’occasion de mettre en valeur le sens de la vue tout en rappelant son caractère relatif vis-à-vis de l’intellect, tout comme il fait de Lot de façon générale une figure intermédiaire, proche d’Abraham mais toujours relative à la vertu de ce dernier, voire hostile. Ce passage sur les thèmes de la vue et de la lumière n’est donc pas un simple excursus théorique dans le propos de Philon, mais une manière fondamentalement exégétique de poursuivre sa réflexion sur Abraham.

C’est ce que met en valeur une dernière fois la conclusion de ce développement, où Philon récapitule son propos en rappelant son interprétation des cinq villes pour justifier le salut d’une seule d’entre elles. La vivacité de son expression en fait de véritables personnifications. Il écrit concernant la vue :

‘ἣν καὶ μόνηνἐκ τῆς σωματικῆς χώρας διέσωσεν ὁ θεὸς τὰς τέσσαρας φθείρας, ὅτι αἱ μὲν σαρκὶ καὶ τοῖς σαρκὸς πάθεσιν ἐδούλευσαν, ἡ δὲἴσχυσεν ἀνατεῖναι τὸν αὐχένα καὶ βλέψαι καὶ τέρψεις ἑτέρας ἀνευρεῖν πολὺ βελτίους τῶν σωματικῶν ἡδονῶν ἐκ τῆς περὶ τὸν κόσμον θεωρίας καὶ τῶν ἐν αὐτῷ(« Dieu l’a sauvée, seule de tout le pays du corps, quand il détruisit les quatre, parce que les unes étaient esclaves de la chair et des passions de la chair, tandis qu’elle trouva la force de tendre le cou, de regarder et de découvrir d’autres satisfactions bien meilleures que les plaisirs du corps, puisées dans la contemplation du monde et de ce qu’il contient » ; § 164).’

Ressaisissant en quelque sorte l’ensemble de son exégèse de l’épisode de la destruction de Sodome et des autres villes, Philon rappelle les fautes de ces villes et présente le salut comme un retournement de la situation initiale : alors que les gens de Sodome au début de leur égarement « rejettent comme un joug la loi de la nature » (ἀπαυχενίζουσι τὸν τῆς φύσεως νόμον ; § 135), la vision, quant à elle, tend « le cou » (τὸν αὐχένα), hors de la chair, pour « contempler le monde et ce qu’il contient », c’est-à-dire connaître la loi de la nature, comme l’exprimaient les questions formulées par Philon à propos du monde et de son créateur, précisément suscitées par la vue.

Il semble ainsi que cette dernière récapitulation constitue une synthèse de tout le développement, ne tenant plus compte de l’ouïe et présentant la vue d’une façon unifiée, qui associe directement vision sensible et contemplation intelligible. De fait, Philon explique au paragraphe suivant à propos de la vue, opposée aux quatre autres cités : οὐ περὶ τὰ θνητὰ εἱλεῖται μόνον ὡς ἐκεῖναι, μετανίστασθαι δὲ πρὸς τὰς ἀφθάρτους φύσεις ἀξιοῖ χαίρουσα τῇ θέᾳ τούτων (« elle n’est pas confinée seulement dans les réalités mortelles, comme celles-là, mais elle trouve bon de migrer vers les natures immortelles, trouvant sa joie dans leur contemplation » ; § 165). Il reprend ainsi à la fois la figure de Lot, qui ne reste pas enfermé dans le territoire qui est détruit, c’est-à-dire dans les réalités mortelles, et celle d’Abraham, figure du migrant, qui s’éloigne des réalités sensibles pour se complaire dans les réalités intelligibles. Quant à la joie, elle constitue une annonce discrète de la figure d’Isaac et notamment de son interprétation allégorique comme figure de la joie du sage, à laquelle sera consacré le chapitre suivant.

Après cette vision synthétique qui pourrait conclure le passage, Philon choisit toutefois d’introduire une dernière idée, qui vise à montrer, non sans rappeler la conclusion de l’exégèse allégorique de l’épisode précédent, que son propos est d’une certaine manière illustré par le texte scripturaire lui-même. Il cite, sans nommer son auteur 190, la remarque de Lot à propos de Sêgôr, qu’il qualifie à la fois de « petite » (μικρά) et « non petite » (οὐ μικρά ; Gn 19, 20) 191. Cette double qualification répond selon Philon à l’idée que la vue est « une partie réduite de nous-mêmes » (βραχὺ μέρος τῶν ἐν ἡμῖν ἐστι;§ 166), mais qu’elle « désire de grandes choses » (μεγάλων ἐφίεται ; ibid.). Il s’agit d’un propos allégorique, puisque selon Philon les « oracles » parlent ainsi « en suggérant » (αἰνιττόμενοι) qu’il s’agit de la vue : il est intéressant de voir, dans la perspective philosophique que nous avons soulevée, que Philon termine son propos non pas sur l’évocation de la contemplation des réalités intelligibles, mais sur la valeur en quelque sorte ambivalente de la vue, comme un point suffisamment essentiel pour avoir été inscrit dans le texte scripturaire : son propos est bien d’articuler ce qui, dans la réalité sensible, aussi réduit que cela soit, possède une valeur incontournable, parce que cette petitesse renvoie, dans l’ordre des réalités intelligibles, à une vraie grandeur. Il n’y a pas de strict dualisme chez Philon, mais une articulation en l’homme, sur certains points dont la vue fait partie, du monde sensible et du monde intelligible.

Notes
174.

Le terme περιχώρος revient au moment où Abraham contemple, mais de l’extérieur, le châtiment qui est infligé au « pays avoisinant » (Gn 19, 28).

175.

Voir encore Gn 19, 29 : πάσας τὰς πόλεις τῆς περιοίκου : « toutes les villes du voisinage ».

176.

Nous verrons dans l’étude des Quaestiones in Genesim, à propos du même épisode, que Philon présente à nouveau l’intellect comme étant « sans sommeil », dans un passage qui présente la vision incorporelle de l’âme de façon très proche (QG IV, 1, voir p. 247 et suivantes).

177.

Πότερον τὰ φανέντα ταῦτʼ ἐστὶν ἀγένητα ἢ γενέσεως ἔλαβεν ἀρχὴν καὶ πότερον ἄπειρα ἢ πεπερασμένα καὶ πότερον εἷς ἢ πλείονές εἰσι κόσμοι καὶ πότερον τὰ τέτταρα στοιχεῖα τῶν ἁπάντων ἐστὶν ἢ φύσιν ἐξαίρετον οὐρανὸς καὶ τὰ ἐν αὐτῷ κεκλήρωται θειοτέρας καὶ οὐχὶ τοῖς ἄλλοις τῆς αὐτῆς οὐσίας ἐπιλαχόντα (« est-ce que ces réalités visibles sont inengendrées, ou ont-elles reçu une origine à leur engendrement, et est-ce qu’elles sont infinies ou circonscrites, et est-ce qu’il y a un ou plusieurs mondes, et est-ce qu’il y a quatre éléments pour toutes les réalités, ou bien est-ce que le ciel et ce qu’il contient se sont vu attribuer une nature particulière, et ont reçu une essence plus divine et qui n’est pas la même pour les autres ? » ; § 162).

178.

Εἰ δὲ δὴ καὶ γέγονεν ὁ κόσμος, ὑπὸ τίνος γέγονε καὶ τίς ὁ δημιουργὸς κατʼ οὐσίαν ἢ ποιότητα καὶ τί διανοηθεὶς ἐποίει καὶ τί νῦν πράττει καὶ τίς αὐτῷ διαγωγὴ καὶ βίος καὶ ὅσα ἄλλα περιττὸς νοῦς φρονήσει συμβιῶν εἴωθε διερευνᾶσθαι (« Et si donc le monde a été créé, par qui l’a-t-il été, et qui est le démiurge dans son essence ou sa qualité, quelle était son intention en le faisant et que réalise-t-il maintenant, et qu’a-t-il comme occupation et comme vie, et toutes les autres questions qu’un intellect extraordinaire, vivant avec la sagesse, a l’habitude d’examiner ? » ; § 163).

179.

Traduction d’A. Rivaud (CUF).

180.

D. T. Runia, Philo of Alexandria and the Timaeus of Plato, Leiden, Brill, 1986, p. 273.

181.

Ibid., p. 274. Nous regroupons les points 3 à 5 d’une part, 1 et 6 d’autre part.

182.

« Philo repeats the familiar themes initiated by Tim. 47a-c with the emphasis that these must be oriented towards a search of God as the highest cause. […] What is new is the overt theocentrism, an approach which Philo shares with contemporary Platonists » (ibid., p. 275).

183.

Ce passage est de fait évoqué par David Runia comme la source possible de l’éloge de la lumière que Philon ajoute à celui de la vue qu’il a repris au Timée (ibid., p. 274).

184.

Pour ce passage et les suivants, traduction d’É. Chambry (CUF).

185.

Pour ce passage et les suivants, traduction d’Y. Vernière (CUF).

186.

Ibid., p. 272.

187.

F. Siegert, « Early Jewish Interpretation in a Hellenistic Style », in M. Sæbø (dir.), Hebrew Bible / Old Testament. The History of Its Interpretation, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1996, Volume I, Part 1, p. 130-198. Le passage que nous traduisons se trouve p. 170.

188.

D. T. Runia, op. cit., p. 275. Nous traduisons.

189.

Ibid., p. 271.

190.

Il parle seulement des « oracles » (οἱ χρησμοί).

191.

Le reproche de Jean Gorez dans son édition (De Abrahamo, OPA, n. 2, p. 90) selon lequel Philon est obligé de tordre le sens originel du texte, qui est déclaratif puis interrogatif (« n’est-elle pas petite ? ») ne paraît pas justifié. Non seulement le texte scripturaire juxtapose ces deux qualifications de façon rapprochée, laissant entendre, même sous forme interrogative, qu’il y a un doute sur le statut exact de cette ville, mais encore Philon joue à nouveau sur cette même opposition dans les Quaestiones, avec une interprétation tout à fait différente (QG IV, 47). Cela peut suggérer qu’il y a bien pour lui un problème dans cette formulation, suffisamment fondé pour qu’il puisse en proposer à deux moments de son œuvre deux interprétations différentes.