Conclusion

L’exégèse ample et complexe de Philon dans ce chapitre consacré à l’exposition de la destruction de Sodome apparaît bien, en définitive, comme la confirmation du propos développé par Philon dans l’exégèse allégorique de l’épisode précédent sur l’hospitalité d’Abraham. D’une part, l’exposé littéral a confirmé ce que l’exégèse allégorique précédente pouvait avoir d’un peu rapide, ou de trop éloigné du texte scripturaire, en présentant longuement l’action des puissances comme les instruments de la providence divine. D’autre part, l’exposé allégorique s’est attaché à rendre compte une nouvelle fois, quoique d’une façon très différente,de ce qui définit la vision du sage, qui lui permet de s’élever à travers les réalités sensibles jusqu’à la contemplation des réalités intelligibles. Il s’agit d’une autre manière de présenter la perfection propre d’Abraham, le migrant qui dépasse la contemplation des astres pour connaître leur créateur et pilote.

La dépendance de ce chapitre à l’égard du précédent n’est pas sans poser des problèmes exégétiques nouveaux, malgré la permanence d’un cadre où l’exégèse allégorique succède à l’exégèse littérale. La nécessité où se trouve Philon de parler des puissances pour ce qu’elles sont, des êtres purement divins, l’empêche d’aborder tout ce qui concerne la visite d’anges ou d’hommes à Lot : il est ainsi conduit à passer sous silence un pan entier de la narration du texte scripturaire, en présentant un sens littéral largement détaché de la chronologie de la vie d’Abraham. Or, si Philon peut illustrer l’action des puissances de Dieu à Sodome, c’est bien parce que le sens littéral fait apparaître que deux des trois visiteurs d’Abraham se sont rendus là-bas, comme il le précise lui-même : dans le même temps, cependant, il est contraint de s’en tenir à la question du châtiment et du salut donnés à des villes, sans pouvoir parler des personnes.

C’est ce qui lui interdit de reprendre explicitement dans l’exposé allégorique les figures de Lot, de sa femme ou encore d’Abraham, et le contraint à repartir d’une présentation du sens allégorique des villes. Dans le même temps, cependant, derrière une exégèse allégorique explicite, Philon développe une exégèse allégorique en quelque sorte implicite, revenant à la lettre du texte sans avoir pu le mobiliser dans son exposé littéral. La disjonction entre les deux volets de l’exégèse du passage est donc plus grande encore que dans le chapitre précédent. En effet, alors que le chapitre sur la descente en Égypte et, dans une certaine mesure, celui sur la migration d’Abraham avaient développé une exégèse allégorique qui ne faisait que reprendre, confirmer, justifier, l’exposé littéral, l’épisode de la visite reçue par Abraham a apporté une première cassure. Le sens littéral et le sens allégorique n’étaient pas simultanément tenables, malgré l’effort de Philon de diviniser autant que possible la présentation littérale des visiteurs d’Abraham, et il fallait y voir plutôt un mouvement progressif d’ascension vers la contemplation de Dieu dont les premières marches pouvaient être utiles pour établir une progression, mais ne pouvaient servir de véritable support pour l’exégèse allégorique. Dans l’interprétation de la destruction de Sodome, le problème est plus complexe encore : l’exposé littéral confirme une exégèse allégorique antérieure, tandis que l’exégèse allégorique revient au texte directement, sans passer par l’exposé littéral, pour proposer une lecture qui ne peut donc pas non plus être considérée comme une relecture de ce dernier. Ce qui est dit des cinq sens ne correspond qu’en partie à la réprobation morale de Sodome et des autres villes, et le sens de la destruction de Sodome n’est pas qu’il faille détruire les sens inférieurs. Le châtiment, d’après l’exégèse allégorique de Philon, est une façon de faire comprendre qu’il y a des sens dont l’activité peut être mauvaise, et que seule la vue mérite de recevoir un éloge et d’être « sauvée ».

Nous avons montré que la source de cette difficulté est que Philon, en écartant de l’exposé littéral ce qui concernait des personnes concrètes, ne peut pas ensuite faire de l’exposé allégorique une reprise analogique des termes de l’exposé littéral : alors que le roi d’Égypte, tout comme l’intellect qui aime le corps, dont il est la figure, subissent des épreuves qui valent au sage – ou à son intellect – de conserver intacte sa relation à sa femme – ou à la vertu –, le fait de passer sous silence une partie de la lettre du texte, prive Philon de la matière qui lui est nécessaire pour établir une exégèse allégorique possédant un ancrage concret, à partir des figures de Lot, de sa femme et d’Abraham. Au contraire, nous avons vu que l’épisode de la visite au chêne de Mambré interdisait à Philon une exégèse littérale totalement satisfaisante, parce que sa conception de Dieu l’empêche d’en faire un personnage concret, intervenant dans les réalités sensibles : dans la mesure où il ne peut avoir de manifestation sensible, l’analogie entre le sens littéral et le sens allégorique est rompue. Le problème ici se pose de nouveau, mais un peu différemment. Les sujets de l’exposé littéral de Philon sont tout d’abord les puissances, dont il ne peut proposer une interprétation allégorique, puisqu’il a déjà identifié les visiteurs de Lot à des êtres de nature divine. Il n’est pas possible d’en faire dans un second temps les formes visibles de réalités intelligibles 192. Quant aux villes, il n’est pas possible d’en faire de véritables sujets susceptibles de subir une transposition allégorique semblable à celle d’Abraham, de Sarah ou du roi d’Égypte, qui permettrait de conserver un lien intrinsèque entre leur valeur littérale et leur valeur allégorique en montrant la cohérence entre des actions concrètes et des dispositions intellectuelles : la seule possibilité pour mettre en évidence serait de passer des villes en tant que réalités collectives à l’évocation de leurs habitants, mais cela impliquerait un changement de registre qui ferait précisément revenir aussi au premier plan les acteurs que Philon avait effacés. En parlant d’emblée des puissances dans le sens littéral, il se donne à lui-même une forte contrainte qui circonscrit étroitement son interprétation.

La grande complexité de ce passage repose donc sur le fait que ce que l’on pourrait qualifier de matrice exégétique, à savoir la succession sur un même passage d’un exposé littéral et d’un exposé allégorique, ne fonctionne jamais mieux que lorsqu’il est possible de passer aussi directement que possible de l’un à l’autre, parce que le sens allégorique livre le sens intérieur, caché, de la trame de l’exposé littéral, des actions et des paroles des personnages. Ce type d’exégèse nécessite un exposé littéral autonome, abordant le texte tel qu’il se donne à lire sans passer par le filtre d’une question préconçue, le suivant d’aussi près qu’il est possible, et illustrant un problème dont l’allégorie peut livrer la réponse. La présentation de la destruction de Sodome illustre par la négative que si les conditions d’une telle analogie ne sont pas présentes, alors l’exégèse allégorique s’en trouve grandement complexifiée : en l’occurrence, la volonté de Philon d’illustrer dans le sens littéral un propos qui relève en grande partie de réalités intelligibles, introduit une forte tension dans l’exégèse que l’exposé allégorique ne peut pas complètement résoudre.

Il apparaît donc que l’exégèse du De Abrahamo implique qu’il y ait, autant que possible, une certaine unité intérieure entre l’exposé littéral, consacré à la description de réalités sensibles, et l’exposé allégorique, qui illustre le passage aux réalités intelligibles. Cette correspondance est précisément ce que Philon tente d’illustrer dans ce chapitre, à travers la question de la vue : le regard vers l’arrière de la femme de Lot, qui figure l’activité de l’ouïe, l’association entre Lot et Sêgôr pour figurer la vue sensible, et Abraham, qui contemple toute la région de Sodome et figure la vision intelligible, permettent à Philon d’assurer une forme de continuité entre le sens littéral du texte scripturaire et son sens allégorique, qui illustre les vertus de la vision sensible et de la contemplation des réalités intelligibles. Il y a de fait un certain dualisme chez Philon, une reprise de la théorie des idées qui peut le conduire par exemple à évoquer une double création de l’homme, dans le De opificio mundi, un homme intelligible, parfait, et un homme sensible marqué par son imperfection, son attachement aux réalités sensibles, aux désirs. Mais ce dont témoignent à la fois son exégèse et la pensée qu’il développe dans ce chapitre, c’est que le monde sensible et le monde intelligible sont liés l’un à l’autre, même si celui-ci est considérablement plus important que celui-là. Tout le problème est alors de savoir comment les articuler. Nous avons vu que Philon, tout en s’inspirant assez largement de Platon, montre l’importance d’une connaissance profonde des réalités immanentes, y compris avec une allusion au stoïcisme qui lui donne une certaine consistance, tout en préservant la supériorité de la contemplation intelligible.

Ce qu’illustre la réflexion de Philon, c’est la nécessité de circonscrire une faculté qui puisse précisément tenir ensemble les deux niveaux de réalité, ou bien de mettre en évidence deux facultés qui soient suffisamment proches pour travailler ensemble. C’est ici la vue qui est le support de cette relation, parce que l’activité sensible des yeux est une analogie du regard de l’âme, de la contemplation des réalités intelligibles. Du reste, c’est précisément à partir d’une réflexion sur la vision, sensible et intelligible, que Philon a expliqué comment Dieu s’est manifesté à Abraham au chêne de Mambré. De la même manière, l’intellect est le lieu où s’articulent une appréhension sensible du monde et une appréhension intelligible, ce qui permet de comprendre ce qui se joue dans l’épisode de la descente en Égypte en examinant quelle est la disposition de l’intellect d’Abraham au cours de cet épisode. Et nous verrons encore, dans les Quaestiones in Genesim, que c’est la focalisation de Philon sur l’intellect d’Abraham qui lui permet d’élaborer une autre réponse, plus complexe mais plus cohérente, à la question de la manifestation de Dieu à Abraham au chêne de Mambré.

Ce chapitre a présenté une nouvelle fois une exégèse où existe une forte tension entre l’exposé littéral et l’exposé allégorique, du fait du conflit entre l’exposé littéral et la teneur de certains détails scripturaires qui ne peuvent avoir aux yeux de Philon une valeur littérale, mais renvoient directement à des réalités intelligibles. Le dernier chapitre du traité présente à son tour une forte tension, cette fois-ci intérieure à l’exposé littéral, à cause une nouvelle fois du problème de la relation entre d’une part les réalités sensibles et la nature humaine de façon générale, et d’autre part l’exigence de répondre à la volonté de Dieu qui transcende toute réalité sensible.

Notes
192.

Elles sont, au mieux, à un niveau plus élevé mais d’une façon analogue, les formes intelligibles, visibles pour l’intellect seulement, de l’action double de Dieu à l’égard de sa création.