5. Le sacrifice d’Isaac (Abr., 167-207)

Le dernier temps de la présentation de la piété d’Abraham est consacré au commentaire du chapitre 22 de la Genèse, qui rapporte la façon dont Abraham a accepté d’offrir Isaac en sacrifice sur l’ordre de Dieu.

La particularité de ce chapitre est d’accorder une place considérable à l’exégèse littérale : nous avons vu dans le premier chapitre, à propos de la migration d’Abraham, que la manifestation de sa piété ne s’accorde pas aisément avec l’exposition littérale du texte scripturaire. Ici, celle-ci semble prendre le pas sur l’exégèse allégorique, qui n’occupe qu’une place très réduite à la suite de la longue argumentation que Philon développe pour défendre de façon littérale la vertu d’Abraham. Ce développement constitue sans doute, dans l’œuvre de Philon, l’une des illustrations les plus développées et les plus finement argumentées de la valeur du sens littéral. Philon se confronte à une lecture qui cherche à éclairer l’épisode à partir d’exemples extérieurs à l’Écriture, et même à la culture grecque classique, pour relativiser et en définitive nier l’exemplarité d’Abraham. Il répond à cette approche en développant une démarche critique poussée à l’égard des arguments de celle-ci, afin de défendre la possibilité de comparer l’Écriture à des références extérieures sans remettre en cause l’autorité de cette dernière : elle doit non seulement être incontestable, mais encore plénière et s’étendre à chacune de ses paroles. Cette entreprise ambitieuse culmine dans une réflexion sur la notion de nature et sur la manière dont le sage entre en relation avec la nature divine, à rebours de toute conception humaine. Philon pousse ainsi à ses limites la question du sens littéral, et en fait apparaître les fondements : qu’une telle réflexion sur la nature humaine et la transcendance divine se rencontre dans le cadre d’un exposé littéral et non d’un exposé allégorique est d’une importance considérable, dans la mesure où cela illustre la pleine valeur du sens littéral de l’Écriture, au prix d’une réflexion exigeante – même si l’exégèse allégorique reste utile pour éclairer complètement le sens de l’épisode, d’une manière très rapide.

En effet, après un très long exposé littéral, Philon livre une exégèse allégorique dont la brièveté est d’autant plus surprenante qu’elle constitue la conclusion des cinq chapitres consacrés à la piété d’Abraham. De plus, elle présente aussi la particularité de comporter un développement redoublé qui introduit une référence à Sarah sans rapport avec le texte scripturaire commenté. De même que le chapitre qui ouvrait la section consacrée à la piété d’Abraham présentait une composition complexe, ce nouveau texte-seuil, qui constitue l’aboutissement de la réflexion de Philon sur la piété d’Abraham, est marqué par une nouvelle perturbation formelle : sa brièveté tient sans doute à la simplicité avec laquelle l’exégèse allégorique vient résoudre les tensions extrêmes laissées par l’exégèse littérale, tandis que le redoublement du commentaire tient sans doute au souci de livrer une dernière interprétation plus substantielle, mais aussi de livrer quelques ultimes réflexions nécessaires pour préciser le propos sur la nature de la joie du sage reçue de Dieu, même si cela implique de sortir du cadre strict de l’exégèse de l’épisode scripturaire commenté.

À travers ces deux exégèses inhabituelles, nous verrons donc comment Philon conclut la partie de son traité consacrée à la piété d’Abraham en présentant le point culminant de la relation de réciprocité entre Abraham et Dieu, qui passe par un renoncement du sage à sa nature humaine pour recevoir de Dieu seul sa joie, sans pour autant – et c’est sans doute là l’originalité de cette pointe du développement – qu’il cesse de vivre une vie marquée par les vicissitudes de l’existence humaine.