A. L’exposé littéral (Abr., 167-199)

Nous avons déjà montré 193 comment la transition que Philon opère ici, d’une façon une nouvelle fois très marquée, permettait de montrer les liens qui unissent les deux chapitres précédents, sur la visite au chêne de Mambré et la destruction de Sodome. Un autre élément particulièrement significatif de cette transition est l’expression de la réciprocité, ou de l’inversion, de la relation d’hospitalité : δοκῶν ἑστιᾶν ὁ ξενοδόχος εἱστιᾶτο (« alors qu’il semblait offrir un festin, l’hôte recevait un festin » ; § 167). Cette relation particulière n’était pas explicite dans les paragraphes que Philon a consacrés à cet épisode. Ils font figure de synthèse rétrospective de l’enjeu de ce passage : Abraham offre un festin aux visiteurs et ils le récompensent par l’annonce de la naissance d’Isaac. Or, cette relation de réciprocité, où Dieu prend l’initiative de donner, alors qu’il semble être dans la position de celui qui reçoit, tandis qu’Abraham, qui paraissait donner, en vérité reçoit, s’applique également à l’épisode du sacrifice d’Isaac, qui fait l’objet de ce nouveau temps du traité. Il s’agit d’une dimension essentielle de la relation entre Abraham et Dieu, puisqu’on la retrouve dans les derniers paragraphes du traité, sur le registre de la « confiance » ou de la « foi » (πίστις) : Dieu, « chérissant cet homme pour la foi qu’il avait en lui, lui donne en échange sa foi » (τῆς πρὸς αὐτὸν πίστεως ἀγάμενος τὸν ἄνδρα πίστιν ἀντιδίδωσιν αὐτῷ ; § 273).

Cette transition, qui remonte par-dessus l’épisode de Sodome à la théophanie de Mambré, est donc plus qu’une articulation rhétorique. Elle fait de la notion de réciprocité une composante essentielle de la relation entre Abraham et Dieu, dont Philon va montrer la manifestation la plus haute en rapportant « l’action la plus grande qui mérite d’être entendue » (μεγίστην δὲ πρᾶξιν ἀξίαν ἀκοῆς ; § 167), qui « manque de peu de surpasser toutes les autres marques d’amour pour Dieu » (ὀλίγου γὰρ δέω ϕάναι πάσας ὅσαι θεοϕιλεῖς ὑπερβάλλει ; ibid.). Ce développement, qui est le dernier consacré à la piété, en constitue donc également la manifestation la plus élevée. La succession chronologique des épisodes est interprétée par Philon comme un parcours qui rapproche de plus en plus Abraham de Dieu : la trame générale de l’Écriture, du moins dans les épisodes que Philon choisit de commenter, correspond donc également, selon Philon, à une gradation progressive dans la vertu d’Abraham.

L’exposé littéral proprement dit qui s’ouvre après cette transition se déploie en deux temps successifs d’inégale longueur. Le premier temps, qui occupe dix paragraphes, est une exposition du récit du sacrifice d’Isaac, conforme aux caractéristiques habituelles d’un exposé littéral, si ce n’est peut-être que la fin du récit apparaît tronquée. Dans le second temps, qui court sur vingt-trois paragraphes, Philon s’engage dans une vive discussion pour répondre à d’éventuelles objections et démontrer qu’Abraham a bien agi avec une parfaite piété. Comme lors de la visite des trois personnages à Mambré, la dimension narrative seule de l’exposé ne suffit donc pas à éclairer le sens de la lettre du texte. Toutefois, le deuxième exposé littéral sur le sacrifice d’Isaac, par son caractère argumentatif méthodique, est très différent du deuxième exposé littéral sur les trois visiteurs. La perturbation de la forme de l’exégèse que cela provoque, qui pourrait apparaître comme une forme de relâchement, est en réalité d’autant plus intéressante qu’elle permet de mettre mieux encore en lumière les préoccupations profondes de Philon. Celles-ci s’articulent ici autour d’une réflexion sur la question de la nature humaine et de la nature divine : Abraham, en obéissant à Dieu, accomplit une action qui tranche sur toute forme de pratique culturelle et même sur toute forme de valeur morale, ce qui en constitue paradoxalement la valeur. Le particularisme et l’exemplarité d’Abraham sont poussés par Philon à leur point extrême pour permettre de comprendre le caractère unique de son obéissance parfaite à Dieu dans la piété. Dans le même temps, Philon laisse en partie ouverte la question de la réciprocité, qu’il illustre rapidement, mais n’éclairera véritablement que dans l’exposé allégorique.

Notes
193.

Voir p. 126.