a) La passion pour Isaac et la passion pour Dieu (Abr., 168-170)

La mise en place de la situation initiale de l’épisode répond à deux impératifs : reprendre les données scripturaires et les présenter d’une façon à la fois plus claire et plus dramatique. Ainsi, les premières précisions données sur Isaac, au nombre de trois, γνήσιος, ἀγαπητὸς καὶ μόνος (« légitime, chéri et unique » ; § 168) constituent une reformulation de l’appel initial adressé par Dieu à Abraham : Λαβὲ τὸν υἱόν σου τὸν ἀγαπητόν, ὃν ἠγάπησας, τὸν Ισαακ (« Prends ton fils, ton bien-aimé, que tu aimes, Isaac » ; Gn 22, 2) : Philon laisse au centre l’adjectif ἀγαπητός, substitue γνήσιος (« légitime ») à τὸν υἱόν σου (« ton propre fils ») et utilise enfin μόνος (« unique ») qui lui permet de garder le rythme ternaire, tout en évitant la redondance du texte grec, et de rappeler qu’Isaac est le seul fils légitime d’Abraham, ce qui rend plus dramatique l’idée qu’il puisse être sacrifié 194. Philon choisit de donner une forme à la fois proche de celle du texte scripturaire, mais en même temps plus fluide, évitant les répétitions, et plus concentrée, rappelant en trois mots les traits essentiels de l’attachement d’Abraham pour Isaac.

La même chose peut être dite au paragraphe suivant de la description du commandement adressé à Abraham. Philon remplace l’expression ἀνένεγκον αὐτὸν ἐκεῖ εἰς ὁλοκάρπωσιν (« offre-le là-haut en apanage total ») par le terme σϕαγιάσαι (« sacrifier » ; § 169) : il emploie, à la place d’un terme spécifiquement scripturaire 195, un verbe couramment employé en grec pour désigner un sacrifice, et il le place en tête de phrase pour le rendre plus saisissant, puisqu’il constitue le point essentiel de l’ordre donné à Abraham. C’est le même souci de clarté qui conduira Philon, au moment où Isaac s’interroge sur la victime du sacrifice, à remplacer τὸ πρόβατον τὸ εἰς ὁλοκάρπωσιν (Gn 22, 7 : « le mouton pour l’apanage total 196 ») par un terme plus neutre et plus courant en grec, τὸἱερεῖον.

Philon évite encore les aspérités ou les aspects potentiellement obscurs du texte en remplaçant la double mention « vers la haute terre » (εἰς τὴν γῆν τὴν ὑψηλὴν ; Gn 22, 2), et « sur l’une des montagnes que je t’indiquerai » (ἐφʼἓν τῶν ὀρέων, ὧν ἄν σοι εἴπω ; ibid.) qui ne sont pas très explicites, par une seule expression : « sur une colline très élevée » (ἐπί τινος ὑψηλοτάτου κολωνοῦ ; § 169), employant un terme plus courant et non scripturaire 197. De plus, Philon ajoute aussitôt une précision qui rend l’ordre plus intelligible, en mentionnant une distance de trois jours (ἀποστάντα τριῶν ὁδὸν ἡμερῶν ; ibid.). Celle-ci anticipe sur la suite du récit scripturaire (τῇἡμέρᾳ τῇ τρίτῃ : « le troisième jour » ; Gn 22, 4) et permet de comprendre que la route est préalablement indiquée de façon précise à Abraham. En revanche, le détail suivant, « très loin de la ville » (πορρωτάτω πόλεως ; ibid.) n’a pas de justification scripturaire immédiate 198. Philon cherche manifestement à donner à son récit un caractère d’emblée compréhensible, dans un cadre familier, dans une topographie semblable à celle que le lecteur peut connaître, tout comme il avait situé Abraham dans un monde méditerranéen familier dans le premier chapitre, pour montrer d’autant plus clairement son exemplarité. Mais Philon peut aussi chercher à montrer qu’une nouvelle fois c’est au désert, hors de la ville, qu’Abraham rencontre Dieu : de fait, la mention du désert intervient dans la suite du texte (ἐν ἐρημίᾳ πολλῇ ; § 175), permettant à cet exposé littéral de constituer un écho du premier, qui s’achevait par le départ d’Abraham au désert, précisément pour se rapprocher de Dieu (§ 85-88).

Le dernier élément qui différencie l’exposé de Philon du texte scripturaire est l’ajout d’une présentation détaillée de l’attachement d’Abraham pour Isaac avant l’énoncé du commandement divin, puis un commentaire sur son attitude après l’avoir reçu. L’attachement est exprimé par des effets de symétrie qui concourent à donner une impression de totalisation et de perfection. Ainsi, Isaac est τό τε σῶμα κάλλιστος καὶ τὴν ψυχὴν ἄριστος (« relativement au corps, le plus beau, et relativement à l’âme, le meilleur » ; § 168), il fait montre de « vertus plus achevées que celles d’enfants de son âge » (τελειοτέρας τῆς ἡλικίας[…]ἀρετάς ; ibid.), détails qui ne renvoient pas au texte scripturaire, sauf peut-être à y voir une allusion indirecte à Ismaël, dont il est question au chapitre précédent de la Genèse (Gn 21, 9-21). De façon semblable, l’ « affection » (ϕιλοστοργίᾳ ; § 168) éprouvée par Abraham pour Isaac est suscitée « non seulement par le sentiment d’une bienveillance naturelle, mais aussi par une ferme décision, comme s’il était un juge des comportements » (μὴ πάθει μόνον εὐνοίας ϕυσικῆς ἀλλὰ καὶ γνώμῃ καθάπερ ἠθῶν δικαστὴν ἰσχυρᾷ τινι ; ibid.). Abraham est mû à la fois par un sentiment qui l’affecte et par un acte de jugement : son attachement à Isaac, qui est lui-même parfait de corps et d’esprit, est donc aussi complet qu’il peut l’être, à la fois spontané et réfléchi.

Cette mise en contexte préalable permet de dramatiser fortement le récit, afin de souligner le caractère exceptionnel de la demande faite par Dieu : διακειμένῳ δ’ οὕτως ἐξαπιναίως θεσπίζεται λόγιον οὔποτ’ ἐλπισθέν (« alors qu’il se trouvait dans ces dispositions, il lui est soudainement adressé un oracle auquel il ne s’était jamais attendu ») Il s’agit d’une reprise des premiers mots du chapitre 22 : Καὶἐγένετο μετὰ τὰῥήματα ταῦτα ὁ θεὸς ἐπείραζεν τὸν Αβρααμ καὶ εἶπεν πρὸς αὐτόν (« Or il arriva après ces événements que Dieu éprouva Abraham et lui dit » ; Gn 22, 1). Avoir explicité le contexte permet à Philon de rendre compte de l’épreuve que l’oracle constitue par le simple contraste entre ce que représente Isaac pour Abraham et ce qui est demandé à ce dernier. Philon écrit dans les silences du texte pour en faire ressortir de façon plus vive les enjeux, plutôt que d’en rester comme l’Écriture à une transition strictement temporelle entre les événements.

La description que fait Philon de l’attitude d’Abraham après l’ordre qu’il reçoit constitue un écho du premier chapitre, où des accents stoïciens illustraient la sagesse d’Abraham. Philon l’exprime avec de nouveaux jeux de symétrie. Le premier vise à rendre compte d’une maîtrise totale d’Abraham sur lui-même : « il n’a ni changé dans sa chair ni été fléchi en son âme » (οὔτε τὴν χρόαν μετέβαλεν οὔτε τὴν ψυχὴν ἐγνάμϕθη ; § 170) ; le vocabulaire vraisemblablement tragique employé ici 199 renforce l’intensité du drame vécu par Abraham, et donc la force de sa vertu. Celle-ci fait d’Abraham un sage stoïcien comme il l’était dans le premier chapitre lorsqu’il lui fallait déjà obéir à un ordre divin tout à fait paradoxal. C’est ce qu’expriment les trois adjectifs presque synonymes que Philon utilise : γνώμῃ δ’ ἀνενδότῳ καὶἀρρεπεῖ διέμεινεν ἀκλινής (« avec une volonté inamovible et qui ne penche d’aucun côté, il demeura sans aucune inclination » ; § 170). Nous avons déjà rappelé, dans le premier chapitre où il est employé dans le même contexte, la valeur de l’adjectif ἀκλινής, terme physique employé de façon métaphorique dans un contexte stoïcien chez Philon comme chez Clément d’Alexandrie, peut-être en référence à des écrits stoïciens 200. Les deux autres adjectifs, ἀνένδοτος et ἀρρεπής, constituent de même des images privilégiées dans l’œuvre de Philon 201, mais peu attestées auparavant, sinon dans un contexte proche de Philon et essentiellement philosophique 202. Philon se montre ainsi attentif à rendre compte de la psychologie d’Abraham, d’une façon non pas tant sentimentale que morale, en recourant à des images physiques particulièrement suggestives.

Malgré les références à une forme de maîtrise de la part d’Abraham, le conflit qui le déchire n’est pas, comme chez un sage stoïcien, le combat contre une passion qu’il faudrait soumettre par un travail de la raison. C’est ce que montre un autre jeu de symétrie, qui constitue le propos essentiel du passage. Abraham, explique en effet Philon, subit deux attirances conjointes : « certes lié par un indicible désir pour son enfant » (καίτοι ἀλέκτῳ πόθῳ τοῦ παιδὸς ἐκκρεμάμενος ; § 170), il est aussi « dompté par un amour divin » (ἔρωτι δὲ θείῳ δεδαμασμένος ; ibid.). Ce sont donc deux attirances extrêmement fortes, d’ordre passionnel, qui sont confrontées l’une à l’autre, mais la seconde prend le pas sur la première : Abraham, « par la force, vainc tous les titres et les enchantements de la parenté » (ἀνὰ κράτος ἐνίκα πάντα ὅσα συγγενείας ὀνόματα καὶϕίλτρα ; ibid.). Cette formule fait écho de façon précise au premier chapitre, où Philon écrivait : καίτοι τίνα ἕτερον εἰκὸς οὕτως ἀκλινῆ καὶἄτρεπτον γενέσθαι, ὡς μὴ φίλτροις ὑπαχθῆναι καὶὑπενδοῦναι συγγενῶν καὶ πατρίδος (« Quel autre homme pourrait-il précisément être à ce point étranger à l’inclination et au changement que les enchantements des parents et de la patrie ne le soumettent pas et ne l’ébranlent pas ? » ; § 63). Le propos est resserré ici sur le seul lien familial mais les termes en sont exactement les mêmes : immobilité et attraction violente (ϕίλτρα) éprouvée à l’égard de son fils.

Il y a néanmoins une différence avec le premier exposé littéral du premier chapitre : la vertu d’Abraham n’est pas dans la soumission des passions mais dans le fait d’être lui-même dompté (δεδαμασμένος) par son désir de Dieu. Nous retrouvons ainsi d’une autre manière les acquis de l’exégèse de la descente en Égypte, où l’intellect d’Abraham, principe hégémonique de la vie de l’âme, se retrouve finalement soumis à une vertu supérieure, la piété, qui l’attache à Dieu et le guide : le travail que l’intellect accomplit sur les autres parties de l’âme et sur les sens est également, de façon analogique, celui qu’il subit de Dieu. Le discours ici est identique, au sens où l’activité propre de l’intellect disparaît, seules les passions étant nommées. Le résultat est une situation proprement paradoxale, puisque Abraham est à la fois vaincu et vainqueur : δεδαμασμένος ἀνὰ κράτος ἐνίκα.

Le langage philosophique utilisé par Philon est donc intégré dans une perspective profondément différente de son usage initial, pour tenter de décrire l’âme humaine lorsqu’elle obéit à Dieu. Philon ajoute à une vision stoïcienne l’action exercée de façon transcendante par Dieu, qui se sert de la piété, c’est-à-dire de l’obéissance d’Abraham, comme d’un moyen ou, pour parler de façon figurée, comme d’un levier ou d’un canal. Le résultat ne peut être qu’une anthropologie paradoxale, qui est au cœur de toute l’argumentation de Philon dans son exposé littéral, comme nous allons le voir. À travers la dramatisation de la narration, qui touche par moments dans son vocabulaire à la tragédie, et le recours à un modèle stoïcien de sagesse, Philon s’efforce de développer une présentation nouvelle de la vertu véritable de celui qui agit avec une parfaite piété.

Pour anticiper sur la suite de l’exposé de Philon, c’est exactement la même disposition qu’il illustre, au moment du sacrifice proprement dit, alors qu’Isaac interroge son père sur la victime, portant la tension à son degré le plus élevé : ἕτερος μὲν οὖν ἃ δρᾶν ἔμελλεν εἰδὼς καὶ τῇ ψυχῇ συσκιάζων ὑπὸ τοῦ λεχθέντος κἂν συνεχύθη καὶ δακρύων πληρωθεὶς ἔμφασιν τοῦ γενησομένου παρέσχεν ἐκ τῆς περιπαθήσεως ἡσυχάζων (« un autre, sachant ce qu’il s’apprêtait à faire et le tenant caché en son âme, aurait été confondu par les paroles prononcées et, plein de larmes, il aurait donné une indication de ce qui allait se produire, se taisant à cause de l’intensité de son émotion » ; § 174). Philon emploie le même procédé que dans le premier chapitre, en établissant une opposition entre Abraham et « toute autre personne » que lui (ἕτερος ; § 63 et 86). Le débordement de passions qu’aurait manifesté n’importe quelle autre personne, à la fois trop silencieuse et trop expressive, s’oppose à la stabilité extraordinaire d’Abraham : ὁ δʼ οὐδεμίαν ἐνδεξάμενος τροπὴν οὔτε κατὰ τὸ σῶμα οὔτε κατὰ τὴν διάνοιαν σταθερῷ μὲν τῷ βλέμματι σταθερῷ δὲ τῷ λογισμῷ[…] (« mais lui, ne recevant aucun changement ni dans son corps, ni dans son intelligence, avec un regard ferme et un raisonnement ferme… » ; § 175). Le « corps » et le « raisonnement » répondent à « la chair » (τὴν χρόαν) et à « l’âme » (τὴν ψυχήν) du paragraphe 170, la tournure ἐνδεξάμενος τροπήν répond au verbe μετέβαλεν (ibid.) et enfin la répétition appuyée de l’adjectif σταθερῷ renvoie à la succession des adjectifs ἀνενδότῳ καὶἀρρεπεῖ. La présentation d’Abraham au long de cet exposé est donc constante : il est celui qui domine les passions humaines les plus fortes et les plus naturelles, grâce à une passion plus grande encore, son désir de Dieu, qui confère à son corps et à son âme la force nécessaire. D’un côté, Abraham est bel et bien un véritable sage qui surmonte toute passion avec une volonté inflexible, de l’autre il est un homme plein de piété et d’obéissance, rempli d’une passion plus intense pour Dieu.

Notes
194.

Philon paraît retrouver avec cette présentation, quoique dans un ordre différent, le texte hébreu (du moins, tel qu’on le lit dans une édition critique moderne telle que Biblia Hebraica Stuttgartensia), qui dit « prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes » (qah-na ‘et-binkha, ‘et-ieridekha ‘asher-‘ahavhta), mais il s’agit sans doute d’une convergence de pensée, dans une commune volonté de synthèse, plus que de l’indication d’une référence à une autre version du texte : aucun manuscrit de la Septante ne donne μόνος comme troisième terme de l’énumération, seul μονογενής apparaît en deuxième position à la place d’ἀγαπητός.

195.

Il n’y a que trois occurrences antérieures à Philon, dans la littérature grecque, d’un mot de cette famille : deux d’entre elles se trouvent dans des fragments de l’historien Cornélius Alexandre, dans son ouvrage sur les Juifs, dont l’un se trouve précisément être une paraphrase de Gn 22 ; la troisième se trouve dans le livre 3 des Oracles Sibyllins, qui émanent du judaïsme alexandrin.

196.

Par souci de cohérence, nous rétablissons ici le terme utilisé par La Bible d’Alexandrie, op. cit., pour traduire Gn 22, 2.

197.

Le substantif κολωνός apparaît à plus de trente reprises dans la littérature grecque antérieure à Philon, notamment chez Hérodote (I, 98 ; IV, 92 ; IV, 181.182.183.184, etc.).

198.

À moins que Philon ne considère que la résidence d’Abraham au « pays des Philistins » (Gn 21, 34) se trouve dans une ville, peut-être Gérare, chez Abimélekh avec qui il a fait alliance (voir Gn 20, 1 et Gn 21, 33-34).

199.

Le verbe γνάμπτω, rare, est notamment employé par Eschyle (Pr., 995) pour exprimer l’inflexion d’une volonté, tandis que le substantif χρῶς désigne de façon plus courante le corps, chez Homère comme de nouveau chez Eschyle (fr. 192, 6 ; Suppl., 790).

200.

Voir p. 37.

201.

Ils y figurent respectivement treize et douze fois.

202.

L’adjectif ἀνένδοτος se rencontre chez le grammairien Aristonicus et chez Arius Didyme, qui ont tout deux vécu à Alexandrie sous le règne d’Auguste et sont presque contemporains de Philon, ou encore chez Zénon, dans un fragment qui provient en réalité de Philon (Prob., 97) et enfin Aristoxène le Musicien, cité par Jamblique (Vie de Pythagore, 233) qui emploie l’adjectif pour décrire l’amitié indéfectible qui unissait les Pythagoriciens. L’adjectif ἀρρεπής n’est quant à lui attesté avant Philon que dans deux fragments attribués à Chrysippe, dont l’un est également, en réalité, tiré de l’œuvre de Philon (Mutat., 153).