b) La marche vers le sacrifice (Abr., 171-175)

C’est encore la perfection de la piété d’Abraham qui fait que ce dernier « donne à porter à l’enfant le bois et le feu » (τῷ δὲ παιδὶ πῦρ καὶ ξύλα δίδωσι κομίζειν ; § 171), alors que le texte scripturaire énonce : ἔλαβεν δὲ Αβρααμ τὰ ξύλα τῆς ὁλοκαρπώσεως καὶἐπέθηκεν Ισαακ τῷ υἱῷ αὐτοῦ, ἔλαβεν δὲ καὶ τὸ πῦρ μετὰ χεῖρα καὶ τὴν μάχαιραν (« Abraham prit le bois du sacrifice et en chargea Isaac, son fils ; il prit aussi à la main le feu et le couteau » ; Gn 22, 6). Or, Philon voit dans ce verset l’expression d’une intention d’Abraham (αὐτὸ δικαιώσας τὸἱερεῖον τὰ πρὸς τὴν θυσίαν ἐπηχθίσθαι ; « jugeant bon que la victime du sacrifice elle-même soit chargée des éléments pour le sacrifice » ; § 171). D’un point de vue de cohérence narrative, il s’agit peut-être pour Philon de justifier la question ultérieure d’Isaac : “ἰδοὺ τὸ πῦρ” ἔφη “καὶ τὰ ξύλα, πάτερ, ποῦ τὸἱερεῖον” (« Voici le feu, dit-il, et le bois, père : où est la victime ? » ; § 173), qui semble impliquer qu’il est chargé de l’un et de l’autre et les présente à son père. Mais Philon peut encore vouloir jouer sur deux effets. Le premier est de présenter Abraham comme un authentique prêtre accomplissant un sacrifice et préparant de façon appropriée les éléments nécessaires, thème sur lequel il revient à la fin du deuxième temps du commentaire littéral (§ 197-198). Le second est de montrer qu’Abraham, qui jouit d’une piété parfaite, la transmet à son fils, puisque Philon ajoute aussitôt, jouant sur un oxymore : κουϕότατον βάρος· οὐδὲν γὰρ εὐσεβείας ἀπονώτερον (« poids très léger : rien en effet n’est moins pesant que la piété » ; § 171).

Cette lecture rejaillit sur son interprétation de l’expression : ἐπορεύθησαν οἱ δύο ἅμα (« ils marchèrent tous deux ensemble » ; Gn 22, 6) 203. Philon la glose en l’amplifiant, grâce à un nouveau jeu de symétrie sur le corps et l’âme : βαδίζοντες δ’ ἰσοταχῶς οὐ τοῖς σώμασι μᾶλλον ἢ ταῖς διανοίαις (« marchant à la même vitesse, moins dans leurs corps que dans leurs intelligences » ; § 172). Il n’y a de vertu véritable que si ce qui s’exprime par le corps renvoie à une perfection aussi grande, et même ici plus grande, dans l’âme. Il ne s’agit pas d’allégorie mais d’un souci de représenter le caractère achevé de la vertu du sage, comme c’était déjà le cas dans le premier chapitre (§ 66) et comme le fait du reste le Targum du Pentateuque qui glose « tous deux ensemble, d’un cœur parfait » 204. L’éloge est d’autant plus appuyé qu’il y a comme un excès de l’âme sur le corps.

Philon y ajoute de lui-même, sans fondement scripturaire clair, un deuxième élément de commentaire, en disant qu’Abraham et Isaac suivent « la route directe, dont la sainteté est la fin » (ὁδὸν τὴν ἐπίτομον, ἧς ὁσιότης τὸ τέλος ; § 172). L’expression de « route directe », qui n’a pas d’équivalent scripturaire et n’est utilisée que deux fois avant Philon dans la littérature grecque, dans un sens géographique concret 205, semble indiquer à nouveau un trait de perfection : de façon concrète, Abraham et Isaac s’avancent sans détour ; et de façon figurée, leur parcours d’obéissance à Dieu est le chemin le plus direct vers une fin (τέλος) qui est la « sainteté » (ὁσιότης). L’évocation de la route qui conduit à Dieu, ici sous la forme de la « sainteté » est un thème qui se retrouve à la fin du traité : οἱ δὲ διὰ τῶν κατὰ τὰς ἀρετὰς θεωρημάτων ἐπὶ θεὸν σπεύδοντες ἀσφαλῆ καὶἀκράδαντον ὁδὸν εὐθύνουσιν (« ceux qui se hâtent vers Dieu par les contemplations qui portent sur les vertus s’avancent tout droit sur une route sûre et sans agitation » ; § 269). Philon y utilise à nouveau l’image d’une route droite (εὐθύνουσιν) qui conduit à Dieu. Dans notre passage, la route a toutefois une fin bien déterminée : Dieu a ordonné un acte spécifique dont le respect conduit à la sainteté, et Abraham et Isaac, de fait, « arrivent au lieu qui avait été prescrit » (ἐπὶ τὸν προσταχθέντα τόπον ἀφικνοῦνται ; § 172), pour qu’Abraham accomplisse cet acte. Alors que le texte scripturaire stipule seulement : ἦλθον ἐπὶ τὸν τόπον, ὃν εἶπεν αὐτῷὁ θεός (« ils vinrent à l’endroit que Dieu lui avait dit » ; Gn 22, 9), Philon ajoute un verbe qui renvoie au vocabulaire scripturaire de la prescription 206, pour souligner l’obéissance d’Abraham, comme il l’avait déjà fait dans le premier chapitre (§ 60 et 62).

Nous avons déjà évoqué l’essentiel de ce qui précède le sacrifice, à savoir la question d’Isaac, et la manière exemplaire dont Abraham y répond sans se détourner par un excès de passion de son obéissance à Dieu. L’élément le plus significatif que Philon ajoute au texte scripturaire est l’amplification de la réponse d’Abraham. Alors que le texte scripturaire est relativement concis (Ὁ θεὸς ὄψεται ἑαυτῷ πρόβατον εἰς ὁλοκάρπωσιν, τέκνον : « Dieu verra par lui-même le mouton pour le sacrifice, mon enfant » ; Gn 22, 8), Philon fait ajouter à Abraham, en plus de la mention d’un « grand désert » (ἐν ἐρημίᾳ πολλῇ), qui accroît le caractère invraisemblable de la découverte d’une victime dans ces lieux, une déclaration de confiance en Dieu (πάντα δ’ ἴσθι θεῷ δυνατὰ καὶὅσα ἐν ἀμηχάνῳ καὶἀπόρῳ κεῖται παρ’ ἀνθρώποις : « sache que tout est possible à Dieu, même tout ce qui se trouve être impossible et sans issue pour les hommes » ; § 175). Cette déclaration reprend et développe les paroles de l’un des trois visiteurs à Sarah : μὴἀδυνατεῖ παρὰ τῷ θεῷ πᾶν ῥῆμα; (« Une parole venant de Dieu est-elle sans pouvoir ? » ; Gn 18, 14). Ce type de rapprochement entre deux passages est très rare dans le De Abrahamo, il est donc d’autant plus frappant ici. Au sens premier, il s’agit d’un rappel de la part d’Abraham que si Dieu a pu lui donner Isaac alors que tout espoir semblait vain, il pourra également réaliser ce qui est impossible à tout homme et trouver une victime : cette profession de confiance absolue annonce le nouveau don que Dieu va faire d’Isaac à Abraham, réitération du premier, accompli lors de la visite au chêne de Mambré. Plus encore, le contraste qu’établit Philon entre les hommes et Dieu est particulièrement important dans la mesure où il recoupe l’enjeu profond de tout l’exposé littéral, à savoir la différence radicale entre ce que font les hommes et ce que demande Dieu – et qu’accomplit Abraham. Ce rappel de la transcendance et de la toute-puissance de Dieu est une pierre d’attente pour toute la démonstration qui va suivre.

Notes
203.

Il faut noter que dans le récit de Philon, contrairement au récit scripturaire, la marche n’est pas coupée par la question d’Isaac à son père sur la victime, puisque celle-ci n’intervient qu’au moment où Abraham doit commencer le sacrifice : Philon cherche sans doute à la fois à éviter une répétition, celle de la marche conjointe d’Abraham et d’Isaac, et à déplacer la question d’Isaac au moment où elle est la plus difficile à supporter pour Abraham, pour renforcer une fois encore le caractère dramatique de son récit.

204.

Targum du Pentateuque, op. cit., p. 216-218.

205.

Denys d’Halicarnasse (Antiquités romaines, I, 68, 1) et Strabon (Geographica, XV, 1, 26).

206.

Le verbe est utilisé douze fois dans le Pentateuque, et le substantif πρόσταγμα l’est à vingt-neuf reprises.