c) Le sacrifice interrompu mais parfait (Abr., 176-177)

La fin de l’épisode scripturaire est tronquée : focalisé sur l’obéissance d’Abraham et sa confiance totale en Dieu, Philon choisit d’interrompre sa propre narration au moment où Dieu arrête le bras d’Abraham : Philon impute d’ailleurs au « Dieu sauveur » lui-même (ὁ σωτὴρ θεός ; § 176), et non à « un ange du Seigneur » (ἄγγελος κυρίου ; Gn 22, 11) le geste de salut envers Isaac. Il montre ainsi de nouveau que Dieu intervient en faveur des hommes, comme il l’avait énoncé à propos du châtiment de Sodome : λαβὼν δὲὁ θεὸς οἶκτον ἅτε σωτὴρ καὶϕιλάνθρωπος (« Dieu ayant eu pitié, car il est sauveur et ami des hommes » ; § 137). Peu importe qu’un bélier soit ensuite trouvé, confirmant la confiance qu’Abraham affichait, puis qu’il soit sacrifié à la place d’Isaac (Gn 22, 13), que Dieu renouvelle ensuite ses promesses à Abraham ou même qu’il exprime qu’il a reconnu sa piété (νῦν γὰρ ἔγνων ὅτι φοβῇ τὸν θεὸν : « car maintenant j’ai su que tu craignais Dieu » ; Gn 22, 12) et que celui-ci lui a obéi (ὑπήκουσας τῆς ἐμῆς φωνῆς : « tu as obéi à ma parole ; Gn 22, 18) : pour Philon, le sens principal de l’épisode a été suffisamment manifesté, sa fin et son terme (τέλος) véritables ont été atteints, comme le montre la conclusion qui déplace la notion de sacrifice.

Isaac, dit-il, est sauvé (διασῴζεται ; § 177), ce qu’il glose par ces mots : τὸ δῶρον ἀντιχαρισαμένου τοῦ θεοῦ (« Dieu ayant offert en retour le don ») : Dieu fait un don, une véritable « grâce » à Abraham, dans une relation de réciprocité. Cela signifie qu’Abraham aussi a offert un véritable don, alors que le sacrifice en tant que tel est resté inachevé. Philon redouble précisément la première affirmation en disant que Dieu « a honoré en retour celui qui apporte [l’offrande] en cela même où il a fait preuve de piété » (τὸν φέροντα ἐν οἷς εὐσεβεῖτο ἀντιτιμήσαντος ; ibid.). Il y a en réalité une dissymétrie : le sacrifice est considéré comme accompli parfaitement alors même qu’il a été interrompu, comme Philon l’exprime dans une dernière affirmation particulièrement importante : ἡ πρᾶξις, εἰ καὶ μὴ τὸ τέλος ἐπηκολούθησεν, ὁλόκληρος καὶ παντελὴς οὐ μόνον ἐν ταῖς ἱεραῖς βίβλοις ἀλλὰ καὶἐν ταῖς τῶν ἀναγινωσκόντων διανοίαις ἀνάγραπτος ἐστηλίτευται (« l’action [d’Abraham], même si elle n’a pas été suivie d’un achèvement, a été enregistrée et gravée sur une stèle, complète et parfaite, non seulement dans les livres saints mais encore dans les intelligences des lecteurs » ; § 177). Philon joue ici d’une opposition paradoxale entre l’adjectif παντελής (« parfaitement fini »), renforcé par ὁλόκληρος 207 (« complet »), et le terme τέλος (« fin »). Le véritable sacrifice a bel et bien été achevé : il s’agit de la manifestation accomplie de l’obéissance et de la piété d’Abraham. De la sorte, évoquer le sacrifice du bélier aurait pu suggérer qu’il restait encore quelque chose à achever, que le sacrifice interrompu devait être poursuivi, mais avec une autre victime, alors qu’en réalité l’action d’Abraham est en elle-même parfaite 208.

Que l’action d’Abraham soit conservée dans les saintes Écritures, c’est un fait. L’affirmation qu’elle est également « enregistrée » (ἀνάγραπτος) et « gravée sur une stèle » (ἐστηλίτευται) représente un saut supplémentaire. Mais l’image n’a rien de nouveau : Philon a déjà précisé dans le prologue de son traité que les patriarches

‘sont ceux parmi les hommes qui ont vécu une vie sans motif de blâme et belle, dont il se trouve que les vertus ont été gravées sur une stèle dans les très saintes Écritures, non pas seulement pour faire leur éloge, mais aussi dans le but d’exhorter ceux qui les lisent et de les conduire à un zèle semblable (οὗτοι δέ εἰσιν ἀνδρῶν οἱἀνεπιλήπτως καὶ καλῶς βιώσαντες, ὧν τὰς ἀρετὰς ἐν ταῖς ἱερωτάταις ἐστηλιτεῦσθαι γραφαῖς συμβέβηκεν οὐ πρὸς τὸν ἐκείνων ἔπαινον αὐτὸ μόνον, ἀλλὰ καὶὑπὲρ τοῦ τοὺς ἐντυγχάνοντας προτρέψασθαι καὶἐπὶ τὸν ὅμοιον ζῆλον ἀγαγεῖν ; § 4). ’

Autrement dit, après avoir ouvert son traité sur le fait que les vies contenues dans les Écritures sont destinées à la progression morale de ses lecteurs, Philon en fait, dans le point culminant de la première partie de sa présentation d’Abraham, une réalité déjà à l’œuvre. Il s’engage donc sur la manière dont la vie d’Abraham doit nécessairement être reçue par les lecteurs. L’intelligence de ceux-ci devient ainsi à son tour une copie de ces vies, en étant une reproduction des saintes Écritures.

Le terme de stèle (στήλη) recouvre plusieurs dimensions : à un premier niveau, il s’agit d’une copie durable, dans la pierre, qui permet précisément, dans la civilisation grecque, de conserver des écrits dignes de mémoire, et notamment les lois et les événements glorieux 209. C’est cette double dimension qui se retrouve impliquée dans la formulation de Philon : il faut faire mémoire des actions glorieuses des patriarches, qui sont en même temps « les lois archétypes » (τοὺς νόμους[…] ἀρχετύπους ; § 3). Cette conclusion est riche d’une portée herméneutique profonde, sur la manière dont l’Écriture est lue, comprise et assimilée par ses lecteurs : l’exemplarité d’Abraham est telle que sa vie doit s’inscrire automatiquement dans l’esprit des lecteurs comme une loi en même temps qu’un fait glorieux. Pourtant, comme nous l’avons vu, l’exposé littéral tel que le présente Philon subit un certain nombre d’inflexions : elles sont nécessaires pour rendre compte de l’exemplarité d’Abraham qui pourrait, en leur absence, ne pas être évidente.

C’est d’ailleurs sans doute précisément en raison de la difficulté qu’il y a à rendre compte de la perfection de la piété d’Abraham dans le cas de l’épisode du sacrifice d’Isaac, que Philon affirme avec autant de force qu’elle est nécessairement, et semble-t-il spontanément, reçue par les lecteurs. L’esquisse de théorie herméneutique qu’il développe pourrait ainsi avoir originellement une motivation rhétorique, pour emporter l’adhésion des lecteurs malgré une argumentation difficile voire paradoxale. Il resterait cependant encore à éclaircir la manière dont se fait la réception de la part des lecteurs. Philon y revient de façon concise à la toute fin du deuxième développement littéral, mais seulement après avoir longuement répondu à un autre problème, majeur : le fait que l’on puisse non seulement ne pas comprendre l’exemplarité d’Abraham, mais même la contester entièrement.

En définitive, Philon paraît reprendre d’assez près le contenu de l’épisode scripturaire qu’il présente, mais il y apporte aussi des précisions ou des modifications qui en simplifient et éclaircissent la trame. Surtout, il développe dans son exégèse une réflexion profonde sur la question de l’exemplarité d’Abraham, dans sa capacité à dépasser toute passion humaine, tout attachement envers Isaac, pour obéir parfaitement à Dieu auquel l’attache une autre passion, supérieure. L’exemplarité d’Abraham n’est donc pas évidente à la lecture du texte scripturaire lui-même, mais il revient à l’exégèse littérale de l’illustrer, sans passer trop rapidement à une exégèse allégorique qui laisserait en suspens sa valeur concrète. Or, cette argumentation littérale, malgré l’affirmation finale selon laquelle l’exemplarité d’Abraham est spontanément transmise aux lecteurs chez qui elle est gravée, comme elle est déjà gravée dans les Écritures, n’est pas aussi évidente que Philon l’affirme, puisqu’il entame aussitôt un deuxième exposé littéral pour l’illustrer d’une façon beaucoup plus approfondie et méthodique.

Notes
207.

Philon emploie ici la racine ὁλο-, marquant la totalité, alors qu’il avait gommé le terme ὁλοκάρπωσις, sans doute avant tout dans un souci de transparence du vocabulaire : ce n’est sans doute pas un hasard si un terme apparenté intervient ici, pour désigner le sacrifice, même s’il s’agit précisément pour Philon de s’en servir pour souligner que le sacrifice d’Isaac a été interrompu.

208.

Signalons également que Louis Feldman explique l’absence du bélier chez Philon par la volonté de ce dernier de ne pas faire intervenir le caractère miraculeux de son apparition et d’éviter d’introduire l’idée d’une dimension expiatoire du sacrifice (L. H. Feldman, « Philo’s Version of the ‘Aqedah », art. cit., p. 84). Ces deux préoccupations peuvent effectivement avoir joué un rôle, mais elles nous semblent secondes par rapport à l’idée centrale de la complétude paradoxale du sacrifice, qui constitue l’enjeu essentiel de la fin de l’exposé.

209.

L’usage scripturaire est quelque peu différent : certes, une stèle est une pierre levée destinée à commémorer un événement divin qui s’y est produit (Gn 28, 18.22 ; 31, 13 ; 35, 14.20), ou à marquer un accord entre deux personnes (Gn 31, 45.48.52) mais elle n’est pas gravée, contrairement aux stèles grecques. Qui plus est, à partir du livre de l’Exode, le terme prend uniquement une connotation idolâtrique (Ex 23, 24 ; 34, 13 ; etc.).