2) La défense de l’exemplarité d’Abraham (Abr., 178-199)

En effet, alors même qu’il vient d’affirmer l’évidence de la perfection d’Abraham, Philon se lance paradoxalement dans une très longue défense de cette exemplarité : elle couvre en effet vingt-deux paragraphes, ce qui fait de ce développement littéral la section la plus longue du traité 210. Philon s’y efforce de répondre de façon systématique à des adversaires auquel il s’oppose avec véhémence.

Alors que Philon affirme l’évidence de l’exemplarité d’Abraham, eux en font une réalité pour le moins paradoxale, allant contre l’opinion communément reçue sur les sacrifices d’enfant. Toute la difficulté de l’exposé de Philon est précisément de défendre l’exemplarité d’Abraham contre tout rapprochement avec d’autres situations qui n’ont rien d’exemplaire, tout en livrant une présentation de l’action d’Abraham qui permette d’en faire admettre largement l’excellence. En d’autres termes, Philon cherche à défendre à la fois le caractère paradoxal et le caractère exemplaire de l’action d’Abraham, et à les justifier l’un par l’autre : les enjeux sont ceux de l’exégèse littérale habituelle, c’est-à-dire le jeu sur une dialectique entre le particulier et le général, qui vise à mettre en relief la vertu insigne de la personne ou de l’action qui est comparée avec d’autres, mais la portée est beaucoup plus grande et le paradoxe est poussé à son paroxysme. L’argumentation s’étend dans notre passage à un véritable conflit entre une perspective que l’on pourrait qualifier de multiculturelle, qui relativise la particularité d’Abraham, et une fidélité à l’Écriture appuyée sur une démarche rationnelle poussée pour en justifier l’autorité absolue. La dialectique entre le particulier et le général subit dans cette argumentation une très forte tension et ne tient en définitive que par une réflexion sur les relations entre la nature humaine et la volonté transcendante de Dieu, qui justifie tout paradoxe.

L’argumentation se déroule en trois temps successifs. Philon expose d’abord les objections qu’il prête à ses adversaires, selon lesquels les sacrifices d’enfant sont chose à la fois courante et condamnable, et Abraham ne montre aucun héroïsme. Il les réfute de façon très méthodique en montrant que les exemples qu’ils proposent n’ont rien d’admirable et qu’Abraham ne relève d’aucun d’entre eux. Il s’étend enfin sur une illustration du cas précis d’Abraham pour éclairer les motivations réelles de son acte et rendre compte de son caractère unique et admirable.

Notes
210.

David Runia a compté 1419 mots dans cette section, ce qui le rend plus long d’environ 40 % que les deux développements allégoriques les plus longs du traité, sur les migrations d’Abraham (1043 mots) ou la destruction des villes de la plaine (1004), alors que les développements littéraux sont en règle générale plus courts que les développements allégoriques dans la partie du traité concernant la piété d’Abraham, et à peine plus longs que ces derniers dans la partie concernant la relation d’Abraham aux hommes (D. T. Runia, « The Place of De Abrahamo in Philo’s Œuvre », The Studia Philonica Annual, XX, 2008, p. 138).