a) Le sacrifice d’Isaac : un acte ordinaire ? (Abr., 178-183)

Philon disqualifie d’emblée la valeur des objections qui peuvent être soulevées : les interlocuteurs qu’il convoque comme contradicteurs sont en effet qualifiés d’ « amateurs de querelles » (φιλαπεχθήμοσι ; § 178) et de « parfaits calomniateurs » (πάντα διαβάλλουσιν ; ibid.), « qui ont coutume d’honorer le blâme plutôt que l’éloge » (οἳ ψόγον πρὸἐπαίνου τιμᾶν ἐθίζονται ; ibid.211. Philon leur oppose un « nous » (ὡς ἡμεῖς ὑπολαμβάνομεν εἶναι : « comme nous, nous pensons que c’est le cas » ; ibid.), qui devient au début du second temps un « je » (ἐγὼ δέ : « mais moi » ; § 184), et constitue donc probablement avant tout un nous de majesté plutôt qu’une prise de parole au nom d’un groupe 212.

Quant aux adversaires, si rien ne permet d’affirmer qu’ils correspondent historiquement à un groupe déterminé, ils n’en correspondent pas moins à un certain profil qui peut être dégagé à partir des arguments que Philon leur prête assez longuement, leur discours couvrant les paragraphes 179 à 183 : nous allons voir qu’ils font référence aussi bien à l’histoire et à la mythologie grecque, sans pour autant assumer la piété qui s’y exprime, qu’à un passage très précis du Deutéronome, avant d’élargir le propos aux Indes. Philon se donne donc des adversaires susceptibles de contester l’exemplarité d’Abraham du sein même du judaïsme et de faire appel non seulement à la culture grecque dominante à Alexandrie, mais encore à une connaissance encyclopédique pointue des pratiques de peuples éloignés. Il s’agit de figures qui reflètent les propres qualités de Philon et doivent vraisemblablement être perçues comme des exemples possibles d’un judaïsme hellénisé et éduqué, comme celui de Philon, mais qui contestent de l’intérieur un certain nombre de questions, au nom de leur ouverture sur d’autres cultures. Cette interprétation demeure toutefois ouverte à la discussion. Louis Feldman, en étudiant les différents emplois chez Philon des termes φιλαπεχθήμοσι et διαβάλλουσιν, veut y voir une référence probable à ceux qui attaquent de l’extérieur la communauté juive 213 et il s’attache à réfuter les arguments de Maren Niehoff 214 comme de Samuel Sandmel 215 qui voient dans ces adversaires d’autres Juifs. Toutefois, il n’exclut pas, à partir d’une même approche philologique qu’il puisse également s’agir de Juifs 216. L’argument de la mention du Deutéronome et de la manière dont Moïse est désigné, ainsi que nous allons le voir, semblent des indices allant dans le sens d’une polémique qui se situe au moins en partie à l’intérieur du judaïsme, auprès de gens reconnaissant l’autorité de Moïse. Si Philon ne critique pas directement d’autres Juifs, il paraît au moins s’adresser à un public juif, qu’il chercherait à mettre en garde contre de mauvaises interprétations, sans qu’il soit clair s’il combat en même temps de façon directe contre ceux qui les profèrent, à l’intérieur de la communauté juive ou depuis l’extérieur. Dans tous les cas, nous allons voir que le passage ne se contente pas de montrer la perfection d’Abraham, il vise à faire voir ce qu’est la véritable piété, dans l’obéissance à Dieu et à ses commandements y compris de la façon la plus paradoxale : la pointe du raisonnement s’adresse donc vraisemblablement bien plus à des Juifs qu’à des Grecs auprès desquels Philon aurait sans doute plutôt cherché à illustrer la perfection d’Abraham selon les termes d’une représentation plus commune de la sagesse. L’argumentation se fait sur un registre proprement théologique, à partir de l’Écriture et pour en assurer l’autorité, et non ad extra, sur un mode strictement philosophique, même si les critiques formulées contre Abraham proviennent, d’une manière ou d’une autre, d’un regard extérieur sur le judaïsme, qu’il soit effectivement porté par des Juifs ou par des Grecs.

Quoi qu’il en soit, le débat est instauré sur des bases très larges, concernant la place très particulière d’Abraham face à un regard qui couvre l’étendue du monde connu : non seulement les Grecs (§ 179-180) et les Barbares (§ 181), selon la dichotomie classique, mais encore les gymnosophistes (§ 182-183). L’étendue de ce regard est d’emblée affirmée dans l’introduction du premier exemple, puisqu’ils énoncent que les sacrifices d’enfants concernent « de nombreuses autres personnes » (πολλούς[…] καὶἄλλους ; § 179). Abraham serait un simple exemple de plus d’un phénomène généralisé. Tous ces gens, précisément comme Abraham, aiment leur famille (φιλοικείων) et leurs enfants (φιλοτέκνων), Philon ne craignant donc pas de mentionner des arguments qui prennent à revers son propre éloge. Il présente une série de motifs qui rendent compte de la diversité des raisons qui conduisent à de tels sacrifices, pour atténuer d’autant le caractère particulier d’Abraham : τοὺς μὲν ὑπὲρ πατρίδων σφαγιασθησομένους, λυτήρια ἢ πολέμων ἢ αὐχμῶν ἢἐπομβρίας ἢ νοσημάτων λοιμικῶν γενησομένους, τοὺς δʼ ὑπὲρ νενομισμένης εὐσεβείας, εἰ καὶ μὴ πρὸς ἀλήθειαν οὔσης (« les uns devant être sacrifiés pour des patries, pour être des victimes expiatoires, soit pour des guerres, soit pour des sécheresses, soit pour des pluies diluviennes, soit pour des maladies pestilentielles, les autres l’étant pour une prétendue piété, même si en réalité elle ne l’est pas » ; § 179). Cette énumération annonce les deux types d’exemples qui vont être développés ensuite, les sacrifices des Grecs puis ceux des Barbares. Il apparaît déjà que la chute peut constituer une attaque frontale contre le cas d’Abraham : si la piété de nombreuses personnes qui sacrifient des enfants était fausse, celle d’Abraham ne le serait-elle pas aussi ?

Le paragraphe 180 puise sa typologie dans l’histoire et la mythologie grecques classiques : il est fait ainsi allusion aux plus célèbres des Grecs (Ἑλλήνων μέν γε τοὺς δοκιμωτάτους ; § 180), de simples particuliers (ἰδιώτας ; ibid.) ou des rois (βασιλεῖς ; ibid.) ainsi qu’à des guerres, dans une référence au sacrifice d’Iphigénie, évoqué en particulier par Eschyle et Euripide dans leurs tragédies, ou peut-être encore à celui de la jeune fille, identifiée par la suite sous le nom de Macarie, dont le sacrifice est rapporté dans les Héraclides d’Euripide (ainsi, peut-être, que dans la pièce perdue d’Eschyle qui portait le même nom). De ce côté, aucune raison religieuse n’est mentionnée, alors même que le sacrifice d’Iphigénie comme celui de Macarie étaient clairement offerts, respectivement, à Poséidon et à Perséphone : Philon ne se donne pas comme adversaires des gens qui revendiquent une adhésion au polythéisme païen mais, semble-t-il, plutôt des personnes qui comme lui reconnaissent seulement une grande autorité à la culture grecque, en la vidant de sa dimension religieuse.

C’est du côté des nations barbares qu’il est question de piété, dans un rappel de la critique faite par Moïse de l’idolâtrie et des sacrifices qui lui sont liés, à partir d’une citation presque littérale du Deutéronome qui s’insère dans un discours sur les sacrifices demandés au peuple hébreu (Dt 12, 31) :τοὺς υἱοὺς αὐτῶν καὶ τὰς θυγατέρας κατακαίουσι τοῖς θεοῖς αὐτῶν (« ils brûlent leurs fils et leurs filles à leurs dieux » ; § 181 217). Rappeler les coutumes des Barbares, qui sont ici les Cananéens, c’est suggérer qu’Abraham commet l’abomination de se laisser entraîner aux cultes envers lesquels précisément le peuple hébreu a le plus été mis en garde. Il n’est pas besoin de justifier des raisons spécifiques de ces sacrifices, sinon qu’ils sont considérés comme une « œuvre sainte et chère aux dieux » (ὅσιον ἔργον καὶ θεοφιλές ; § 181) : l’accent porte uniquement sur leur caractère idolâtrique, et l’argument, nous le disions, pourrait avoir été avancé par d’autres Juifs qui, comme Philon 218, qualifient Moïse de « très saint » (τὸν ἱερώτατον ; ibid.). Il paraît difficile de penser que Philon emploierait une telle formule à l’usage d’un public parfaitement étranger au judaïsme.

De ces deux premiers exemples, il ressort implicitement qu’Abraham n’a rien accompli que de très commun chez les Grecs, mais que son acte constitue en plus une abomination au regard de la Loi. Son cas n’a rien d’unique, et il est condamnable. Le troisième reproche qui peut lui être fait est son manque de courage, puisque aux Indes les gymnosophistes comme leurs femmes savent affronter sans peur la mort, eux lorsqu’ils tombent malades, et elles lorsque leurs maris se donnent la mort et qu’elles se jettent sur leurs bûchers, montrant qu’elles « regardent la mort avec mépris d’une façon qui passe largement la mesure » (ἐκ πολλοῦ τοῦ περιόντος καταφρονητικῶς ἔχοντα θανάτου ; § 183). Ces hommes et ces femmes sont de véritables modèles d’héroïsme et de détachement à l’égard même de leur propre vie. Il faut également noter que la nouvelle extension spatiale de cet exemple, qui échappe aux cadres traditionnels de la culture grecque comme au monde évoqué dans l’Écriture, correspond également à une extension temporelle nouvelle, celle du présent : alors que les exemples des Grecs et des Barbares sont présentés comme historiques, au moyen d’infinitifs aoristes (διαφθεῖραι, § 180 ; προσέσθαι, § 181) ou de notations temporelles (μέχρι πολλοῦ ; § 181), celui des gymnosophistes vaut « jusqu’à maintenant » (ἄχρι νῦν ; § 182).

Les adversaires de Philon peuvent donc conclure à propos d’Abraham, élargissant une nouvelle fois progressivement le propos : τί προσῆκεν ἐπαινεῖν ὡς ἐγχειρητὴν κεκαινουργημένης πράξεως, ἣν καὶἰδιῶται καὶ βασιλεῖς καὶὅλα ἔθνη δρῶσιν ἐν καιροῖς; (« en quoi convient-il de faire son éloge, comme s’il était l’auteur d’une action nouvelle, elle qu’accomplissent de simples particuliers, des rois ainsi que des peuples entiers, le moment venu ? » ; § 183). Il n’y a rien de « nouveau » (καινός), c’est-à-dire d’étonnant ou même de révolutionnaire, chez Abraham : il est au contraire parfaitement ordinaire. La confrontation entre son cas particulier et le regard le plus large possible tend à le rendre tout simplement insignifiant.

Les arguments des adversaires que se donne Philon consistent donc d’abord à réfuter le caractère unique de l’acte d’Abraham : si l’on s’écarte de l’Écriture, où il n’a aucun équivalent dans le Pentateuque 219, l’épisode paraît correspondre à une multitude d’autres exemples. De plus, cet acte est condamné par l’Écriture comme abominable. Enfin, Abraham ne fait preuve d’aucun héroïsme, lorsque l’on considère les exemples de ceux qui se livrent eux-mêmes à la mort, quand il ne fait que sacrifier son fils. L’enjeu de la réponse de Philon est de restaurer le caractère à la fois unique et digne d’éloge d’Abraham, en commençant par réfuter de façon systématique la valeur des arguments de ses adversaires.

Notes
211.

De telles invectives se retrouvent à chaque articulation du raisonnement de Philon, avec une grande recherche de vocabulaire. Nous les laisserons de côté pour nous intéresser à la mise en place de l’argumentation proprement dite.

212.

On trouve un autre exemple de cet emploi, là encore dans le contexte d’une discussion entre deux positions (οἱδὲλέγουσι […]ἡμεῖς δέ), dans les Legum allegoriae, où Philon rapporte clairement son propre point de vue, et non celui d’un groupe (Leg. I, 59).

213.

L. H. Feldman, « Philo’s version of the ‘Aqedah », The Studia Philonica Annual, XIV, 2002, p. 66-86.

214.

Elle expose qu’il s’agit de Juifs au motif que le récit d’Abraham ne serait pas connu hors du judaïsme, ce que conteste L. Feldman, ou encore à partir du sens qu’il faut donner à διαβάλλουσιν, et enfin elle argue de la référence au Deutéronome, opposée à l’exemple d’Abraham, qui ne pourrait venir que de Juifs (M. Niehoff, Philo on Jewish Identity and Culture, Tübingen, Mohr Siebeck, 2001, n. 42, p. 173).

215.

S. Sandmel, Philo’s Place in Judaism, op. cit., p. 128.

216.

Il cite à cet effet le De mutatione nominum (62) où les mêmes termes semblent désigner des Juifs interprétant la Loi de façon littéraliste (L. H. Feldman, art. cit., p. 74-75).

217.

Philon supprime le deuxième pronom au génitif pluriel (αὐτῶν) et la mention du feu (ἐν πυρί), qui peut apparaître redondante.

218.

Nous avons relevé 16 occurrences de cette façon de désigner Moïse (Leg. III, 185 ; Cher., 45 ; Deter., 135 ; Gig., 67 ; Deus, 140 ; Agric., 85 ; Plant., 86.168 ; Migr., 131 ; Congr., 89 ; Mutat., 30.187 ; Spec. I, 59 ; III, 24 ; IV, 95 ; Virt., 175) auxquelles on peut encore ajouter Spec. IV, 105 : Μωυσῆς, ἱερώτατός τε καὶ ἅγιος.

219.

Il est néanmoins possible de citer l’épisode de Jephté : Jg 11, 30-40, qui à la suite de son vœu offre sa fille en sacrifice, lequel est désigné par un terme parent de celui qui est employé pour Isaac, avec le même préfixe ὁλο- qui exprime un sacrifice total : ὁλοκαύτωμα (Jg 11, 31).