b) La réponse aux objections (Abr., 184-191)

L’enjeu de la réponse de Philon dépasse le simple cas d’Abraham : à travers lui, est en cause le statut même de l’Écriture dans un monde où les cultures peuvent être comparées et confrontées l’une à l’autre. Alors que les adversaires face auxquels se situe Philon se contentent de juxtaposer trois cultures qui couvrent l’ensemble du monde connu, Philon procède dans sa réponse à une analyse philosophique rigoureuse de ces exemples pour en annuler la portée. Face à une pensée qui relativise l’autorité de la Loi et surtout des récits qu’elle contient 220, Philon répond non pas de façon dogmatique, mais par une démarche critique : la défense de l’autorité absolue de l’intégralité de la Loi passe par la mobilisation des ressources d’une analyse critique méthodique appliquée à la confrontation de la Loi avec d’autres cultures ou avec ses propres prescriptions. Plus précisément, Philon répond en deux temps. Il analyse tout d’abord, dans les exemples des Grecs et des Barbares, les raisons qui conduisent à effectuer ces sacrifices, en montrant que celles-ci interdisent de reconnaître la moindre exemplarité à ceux qui les accomplissent. Ensuite, il montre que le cas d’Abraham ne répond précisément à aucun de ces motifs : il est parfaitement libre et responsable de ses actes. Ce faisant, Philon laisse de côté l’exemple des gymnosophistes : il se focalise sur le cœur de la discussion, les sacrifices d’enfants, mais l’enjeu posé par ce troisième exemple demeure tout de même en toile de fond, puisqu’il va précisément chercher à montrer, tout compte fait, en quoi l’attitude d’Abraham était bel et bien exemplaire et héroïque.

Philon réduit d’emblée la portée de l’exemple des Barbares en précisant : « comme on dit que le font certains des Barbares » (ὥσπερ ἐνίους ἔφασκον τῶν βαρβάρων ; § 184), et non pas tous, contrairement à la volonté de généralisation de ses adversaires. Les Barbares représentent selon Philon ceux qui « font cela [les sacrifices d’enfants] suivant une coutume » (ἔθει τοῦτο δρῶσιν ; ibid.) : la notion de piété vraie ou fausse est évacuée et remplacée par l’idée de pratiques généralisées et traditionnelles au sein d’un peuple. L’analyse de Philon est alors claire : ces gens-là « ne font rien de grand, à ce qu’il semble » (οὐδὲν ὡς ἔοικε μέγα δρῶσιν ; § 185), parce qu’ « une coutume qui s’ancre dans la durée est souvent rendue équivalente à une nature » (ἐγχρονίζον γὰρ ἔθος ἐξισοῦται φύσει πολλάκις ; ibid.). Ce qui est en jeu, ce n’est finalement pas la teneur de l’acte en lui-même, mais la liberté de celui qui l’accomplit : Philon opère ici une distinction entre la qualification externe et la qualification interne de l’acte. Il ne nie pas le caractère abominable des sacrifices d’enfants, puisqu’il parle de « choses difficiles à supporter et à endurer » (τὰ δυσυπομόνητα καὶ δυσκαρτέρητα ; ibid.) et des « débordements de craintes » (τὰς ὑπερβολὰς τῶν φοβερῶν ; ibid.) que suscite un tel acte : mais tout cela est rendu « facile et allégé » (ῥᾳδίως ἐπελαφρίζειν) ou encore « aisé » (ἐξευμαρίζον) par la force de l’habitude. Philon déplace donc l’accent de la discussion : ce qui est notable, ce qui constitue une action véritablement nouvelle, inédite (κεκαινουργημένης πράξεως ; § 183), ce n’est pas la matière de l’acte, mais la liberté qu’il manifeste à l’égard de ce qui relève pour ainsi dire d’une « nature » (φύσει). Chez les Barbares, les sacrifices sont coutumiers et ne coûtent donc rien à ceux qui les accomplissent. Philon introduit un premier argument paradoxal important, selon lequel la valeur d’un acte ne provient pas de son caractère moral, mais d’un mouvement d’affranchissement vis-à-vis d’une nature : contre la force de la coutume idolâtrique, la véritable piété pourrait donc consister en une forme d’écart par rapport à la nature. L’enjeu de l’étude de l’argumentation de Philon sera précisément de voir quelle est cette nature, et quel est cet écart.

Quant aux sacrifices accomplis par les Grecs, ils correspondent à un autre type de contrainte : Philon reformule et synthétise les exemples de ses adversaires en disant que les Grecs font des sacrifices διʼ ἀβουλήτους καὶ μεγάλας ὑποθέσεις πόλεών τε καὶ χωρῶν ἑτέρως κατορθοῦσθαι μὴ δυναμένων (« pour des motifs qu’ils n’ont pas voulus et qui sont graves, lorsque des cités ou des pays ne peuvent connaître d’une autre manière la réussite » ; § 184). Plus précisément, Philon distingue deux cas. Le premier renvoie à ceux qui « sont contraints de livrer leurs propres enfants, par nécessité, par des gens plus puissants » (ἀνάγκῃ τοὺς αὑτῶν ἐπιδιδόασιν ὑπὸ δυνατωτέρων βιασθέντες ; ibid.), ce qui peut renvoyer aux « simples particuliers » (ἰδιώτας ; § 180) mentionnés précédemment, tandis que le second correspond à ceux qui agissent « avec un désir de gloire et d’honneur, ainsi que de réputation dans le présent et de renommée dans l’avenir » (δόξης καὶ τιμῆς ἐφιέμενοι καὶ εὐκλείας μὲν τῆς ἐν τῷ παρόντι, εὐφημίας δὲ τῆς εἰς ὕστερον ; § 184). Philon renvoie vraisemblablement aux « rois » (βασιλεῖς ; § 180) au sens large, seul un personnel noble étant traditionnellement en mesure dans la littérature grecque de rechercher pour lui-même, par ses actions héroïques, une gloire impérissable. C’est ce dont témoigne de façon exemplaire le cas de Macarie dans les Héraclides, même si elle est celle qui se livre elle-même à la mort pour sauver ses frères et non l’auteur du sacrifice. Elle conclut en effet sa première tirade en disant qu’elle a fait « la plus belle découverte, quitter la vie avec gloire » (εὕρημα... κάλλιστον ηὕρηκʼ, εὐκλεῶς λιπεῖν βίον ; v. 533-534), tandis que Iolaos annonce qu’elle sera pour cela « hautement honorée » (τιμιωτάτη ; v. 598) : le vocabulaire de Philon est ici presque identique : τιμῆς répond à τιμιωτάτη, εὐκλείας à εὐκλεῶς.

Pour le premier cas, Philon expose de façon claire qu’ « il n’y a aucun éloge pour ceux qui livrent [leurs enfants] en raison d’une crainte : l’éloge est en effet consigné pour des actions vertueuses accomplies de son plein gré » (τῶν δʼ ἕνεκα δέους ἐπιδιδόντων ἔπαινος οὐδείς· ὁ γὰρ ἔπαινος ἐν ἑκουσίοις κατορθώμασι γράφεται ; § 186). Une fois encore, après l’analyse de la coutume, il s’agit de n’imputer à une personne, en bien ou en mal, que ce dont elle peut être tenue pour véritablement responsable. La matière même de l’acte est secondaire. Philon écarte à ce titre, comme critères des actions involontaires accomplies par crainte, ce qui relève « d’occasions, de hasards ou des nécessités venant d’hommes » (ἢ καιροῖς ἢ τύχαις ἢ ταῖς ἀπʼ ἀνθρώπων ἀνάγκαις ; § 186), c’est-à-dire à la fois de ce qui dépend de l’ordre du monde, et des actions humaines.

Quant à la recherche des honneurs, elle va contre la protection de ses enfants qu’un homme devrait faire passer avant tout : « on le blâmerait à bon droit plus qu’on n’en ferait l’éloge, puisqu’il a acheté par la mort des êtres les plus chers un honneur que, même s’il le possédait, il aurait fallu qu’il rejette pour le salut de ses enfants » (ψέγοιτʼ ἂν ἐνδίδως μᾶλλον ἢἐπαινοῖτο, θανάτῳ τῶν φιλτάτων ὠνούμενος τιμήν, ἣν καὶ κεκτημένος ὤφειλεν ὑπὲρ σωτηρίας τῶν τέκνων ἀπορρίπτειν ; § 187). Philon renverse ainsi les priorités énoncées par ses adversaires, qui mentionnaient le peu de cas que faisaient de leurs enfants (ὀλίγα φροντίσαντας ὧν ἐγέννησαν ; § 180) les Grecs qu’ils citaient. Philon ne craint pas de s’inscrire ainsi en faux, d’une façon étonnante, contre un trait majeur de la littérature grecque : la recherche, à travers des actes extraordinaires, d’une gloire qui survit à la mort, le κλέος. Au regard critique porté par les adversaires de Philon contre la valeur d’un épisode scripturaire, Philon répond par un regard critique dirigé contre la culture grecque en général : sa valeur même est remise en cause au nom d’une exigence fondamentale, la protection de ses enfants. L’importance de celle-ci est illustrée par la conclusion du De opificio mundi où Philon explique qu’elle est du même ordre que celle que Dieu accorde au monde :προνοεῖ τοῦ κόσμου ὁ θεός· ἐπιμελεῖσθαι γὰρ ἀεὶ τὸ πεποιηκὸς τοῦ γενομένου φύσεως νόμοις καὶ θεσμοῖς ἀναγκαῖον, καθʼ οὓς καὶ γονεῖς τέκνων προμηθοῦνται (« Dieu se soucie du monde : il est en effet nécessaire que ce qui crée s’occupe toujours de la nature créée, selon des lois et des décrets en vertu desquels également les parents prennent soin des enfants » ; Opif., 171) 221. Alors que les Barbares sont soumis à une forme de seconde nature qui supprime leur volonté, les Grecs de leur côté sont soumis à des contraintes naturelles ou humaines, ou bien même transgressent une exigence naturelle plus profonde.

L’enjeu de l’argumentation de Philon n’est cependant pas de mettre en avant le respect de cette nature. Il présente trois types de cas : la force de la coutume, qui supprime toute conscience de la gravité de l’acte commis, et donc son caractère exceptionnel ; la peur suscitée par des contraintes naturelles ou humaines, qui privent la volonté de son exercice, et donc de tout éloge ; la recherche d’une gloire qui transgresse des exigences fondamentales et attire le blâme. Philon retourne donc méthodiquement le sens des arguments de ses adversaires.

Le deuxième temps de la réfutation vise à contester tout lien entre Abraham et les exemples de ses adversaires : non seulement ces exemples n’ont pas la valeur qui leur était prêtée, mais encore ils ne correspondent pas à la situation concrète d’Abraham. En effet, Philon ne s’appuie pas sur la requalification de la valeur des exemples de ses adversaires pour porter un autre jugement sur l’acte d’Abraham : il se sert plus précisément de ce que ses analyses lui ont apporté sur la manière de caractériser les actes des uns et des autres pour montrer qu’Abraham n’a agi selon aucun d’entre eux. L’enjeu n’est pas encore de rendre compte de la valeur intrinsèque du sacrifice d’Isaac, mais d’approfondir la réfutation. Philon cherche donc à déplacer les termes d’une comparaison dont il ne refuse pas le principe, mais qui est au contraire le moyen pour lui de démontrer l’unicité du cas d’Abraham et en même temps son exemplarité. Trois motifs sont envisageables à partir des analyses qui précèdent : la coutume (ἔθους ; § 188), l’honneur (τιμῆς, ibid. ; Philon parle ensuite de la recherche de l’éloge, θηρώμενος ἔπαινον ; § 190) ou la crainte (δέους ; § 188).

Il les réfute rapidement, tout en livrant trois exemples de la manière dont l’exégèse littérale doit permettre d’éclairer l’Écriture à partir de l’Écriture. Tout d’abord, rappelle-t-il, les Chaldéens n’avaient pas coutume de se livrer à ces sacrifices, donc Abraham, issu de ce peuple, ne pouvait « avoir des représentations moins vives de ces choses terribles » (ἀμβλυτέραις ταῖς τῶν δεινῶν φαντασίαις κεχρῆσθαι ; § 188). Philon croise peut-être une connaissance historique des Chaldéens, ou bien l’absence de mention dans l’Écriture de sacrifices d’enfants de leur part, avec l’information directement scripturaire selon laquelle Abraham est d’origine chaldéenne. Ce type d’argument, représentatif de la façon dont l’exégèse littérale s’appuie sur des informations peut-être externes et surtout internes au texte scripturaire pour éclairer un passage donné, permet aussi de contester le découpage opéré par les adversaires de Philon : il y a, au sein des peuples barbares, des endroits où le sacrifice des enfants est inconnu. Le deuxième constat, à la lecture de l’Écriture, est qu’Abraham était seul à connaître cet oracle, et qu’aucun malheur collectif ne l’obligeait à sacrifier Isaac (§ 189) : une fois encore, c’est une référence au contexte précis de l’épisode, plus resserré ici, qui permet d’éclairer le sens du passage. Enfin, Abraham n’avait aucun éloge à chercher dans le désert, puisqu’il a lui-même laissé en arrière ses deux serviteurs, se retrouvant sans aucun témoin (§ 190) : le champ de l’exégèse littérale se resserre ici sur un détail qui se trouve au sein même du passage incriminé, au plus près du sacrifice d’Isaac. En l’accomplissant, Abraham « faisait œuvre de piété » (εὐσέβει) : ce mot, le dernier de l’argumentation proprement dite, avant une dernière série d’invectives adressées à ses adversaires, constitue la première affirmation de la piété d’Abraham de la part de Philon depuis qu’il a fini d’exposer la trame narrative de l’épisode. Elle constitue une forme de revendication de sa victoire contre ses adversaires qui n’ont pu, selon lui, la remettre en question.

Philon a répondu à ses adversaires, non pas en se plaçant sur le même niveau qu’eux, mais en analysant de façon critique leurs arguments, en déplaçant les articulations de ceux-ci et en déniant enfin que ces exemples s’appliquent à Abraham. La manière dont Philon répond illustre donc que l’exégèse littérale en elle-même peut être loin de constituer une évidence, mais nécessiter un travail rigoureux et minutieux pour aller contre certaines représentations naturelles. L’enjeu fondamental que représente la mise en relation du sens particulier d’un texte, d’un épisode ou d’une action, avec une vision plus générale du monde, d’un point de vue moral, historique, culturel ou ethnographique n’est pas remis en cause, mais il est appuyé sur une réflexion qui permet d’établir la manière juste d’opérer la comparaison. L’évidence n’est pas spontanément donnée : elle doit au contraire être construite, jusqu’au paradoxe le plus fort. L’abomination du sacrifice d’Isaac, qui est plus grande que celle de n’importe quel autre, puisque rien ne restreignait la responsabilité d’Abraham (coutume, crainte, recherche de la gloire) rend l’acte de ce dernier parfaitement unique, et donc admirable.

Notes
220.

L’autorité de la Loi en tant que telle ne semble pas remise en cause par les adversaires de Philon, si l’on en juge par la condamnation scripturaire des sacrifices qu’ils rappellent, du moins dans la mesure où les prescriptions explicites qu’elle contient répondent à des critères moraux raisonnables (la critique de l’idolâtrie et des sacrifices d’enfants qui y sont liés) – ce qui n’est pas le cas du récit du sacrifice d’Isaac.

221.

La protection des enfants apparaît également dans le De plantatione comme l’une des seules conditions exceptionnelles qui puissent contraindre le sage à entrer dans un « concours de boisson » (εἰς πολυοινίας ἀγῶνα ἐλθεῖν), conditions qui sont σωτηρία πατρίδος ἢ τιμὴ γονέων ἢ τέκνων καὶ τῶν οἰκειοτάτων σωμάτων ἀσφάλεια ἢ συνόλως ἰδίων τε καὶ κοινῶν ἐπανόρθωσις πραγμάτων (« le salut de la patrie, le respect dû aux parents, la protection des enfants et des personnes les plus proches, ou de façon générale la réussite d’affaires privées ou publiques » ; Plant., 146).